Salle 222 [PV Kieran, Liam]

Prof de philo absent. Prof de philo absent. QUATRE HEURES de tortures envolées ! Et des râleries de partout parce qu'on aurait pu rester couchés, mais moi je m'en foutais éperdument, étant donné que j'étais capable de me lever à sept heures du matin même le week-end. Ça faisait quatre heures de liberté, et je savais déjà comment les employer. Alice n'était pas avec nous, bien évidemment, on refusait déjà de lui faire suivre tous les cours de lettres de notre niveau, alors la philosophie, c'était même pas la peine, mais Kieran en revanche était là, tout à ma disposition et à celle de mon matériel et de mes feuilles canson dormant patiemment dans ma pochette. Je le pris par la main et échappai au flot de la classe qui se précipitait déjà vers les portes du lycée.

Aujourd'hui, je le dessinerais. J'avais envie de faire son portrait depuis que nous avions parlé de mon aptitude au dessin, ce jour dans le parc où nous avions scellé notre entende par cette chanson improvisée à mi-voix sur un air de guitare. Je comptais réussir à le convaincre de laisser tomber le repas de midi, mais l'absence du prof tombait pile poil pour le coup. D'habitude, ils étaient toujours là quand on aurait voulu l'inverse et choisissaient d'être absents l'unique jour de l'année où on aurait eu besoin de les voir, alors pour une fois que ça s'emmanchait si bien, fallait en profiter ! Nous passâmes devant toutes les salles de classe, alors que je cherchais parmi les emplois du temps affichés une qui serait libre ce matin. Les profs avaient toujours des journées plus soft que d'autres, non ? Finalement, je m'arrêtai au deuxième étage au fond du couloir, et fis jouer la poignée en espérant qu'elle ne serait pas fermée, ignorant superbement le nom qui revenait le plus souvent sur la feuille quadrillée scotchée à la porte. C'était sa salle, il ne faisait cours qu'ici, mais je n'en avais cure, il n'était pas là ce matin. Et il ne verrouillait pas sa porte, parfait - faut dire que ce n'était pas en salle de lettres qu'on trouvait les ordinateurs ou les lecteurs audio.

Je nous catapultai à l'intérieur et refermai derrière moi, avant d'enfin me décider à lui dire ce qui m'avait pris. Essoufflée de notre recherche express, un rire traînant encore sur mes lèvres, je m'écriai, sur un ton enjoué qui n'aurait même pas dû être autorisé par la loi :

- Aujourd'hui, je fais ton portrait !

Limite, je ressemblais à une gamine prête à battre des mains à l'idée de tester son nouveau jouet. Manquait plus que les couettes. Je virai quelques chaises et collai deux tables l'une à l'autre pour avoir un peu plus de place, avant de sortir une grande feuille, un crayon de bois finement taillé et un fusain. Une fesse posée sur la table, une jambe pendante dont le pied battait le sol, mes doigts tapotant la surface, j'étais en perpétuelle agitation, comme toujours, incapable de rester immobile.

- Tu fais ce que tu veux. Tu peux travailler, jouer de la guitare - quoiqu'avec les cours à côté on va éviter - on peut discuter, c'est comme tu préfères, je m'en fiche. La seule et unique chose que je t'imposerai, c'est l'interdiction formelle de toucher à cette table. Tu as même le droit de me regarder faire. Ça te va ?

Je traçais déjà un fin contour pour délimiter son visage, sans attendre sa réponse.

Finalement, je m'acclimatai à Londres. Pas forcément au temps, mais aux gens. Ma vie était rythmée par les cours, les samedis avec Blue, les soirées avec Sorcha, les nuits avec Aaron dans l'Under. Pas souvent, je me réfrénais, je savais que Sorcha flippait trop à ce sujet, mais de temps en temps. Je m'étais singulièrement rapproché de Blake, Blue et Aaron. Je m'étais promis de ne m'attacher à personne mais force était de constater que je n'étais pas doué pour jouer les associals. Je ne supportais pas la solitude complète.

Je m'étais rapproché de Blue, qui était un gamin plein de ressources, curieux et appliqué. Il avait un esprit vif et analytique et je trouvais dommage qu'il ai arrêté l'école. J'étais sûr qu'il aurait pu avoir un grand avenir dans quelque chose à la hauteur de son intelligence. Mais sa vie semblait lui convenir ainsi et je m'efforçais de lui donner les bases pour pouvoir se démerder à l'avenir. Et je le forçais aussi à réflechir à ce qu'il lisait et à en saisir tous les sens. Si bien que nous discutions de ce qu'il avait compris et de nos conceptions personnelles.

Avec Aaron, c'était plus ténu. Je maintenais une certaine distance et lui aussi, mais malgré cela, je l'aimais bien. Il n'était pas chiant à vivre et il était le frère que je n'avais pas eu. Nous nous ressemblions par bien des points, notamment physiques. Mais ses crises, de plus en plus fréquentes, me foutaient la trouille. Je ne pouvais pas oublier qu'il était en sursis et que chaque jour le rapprochait de sa mort programmée.

Enfin, il y avait Blake. Dans ma classe, sympa, hyperactive. Nous avions noué une amitié dans un parc, à la faveur d'une chanson. Nous nous étions engueulés, avant de nous réconcilier et finalement, nous étions devenus amis. Je ne l'avais pas repoussée. Et elle ne m'avait pas fui. Elle passait du temps avec Alice, mais nous partagions énormément de cours, si bien qu'elle se retrouvait souvent à côté de moi. J'étais encore réservé avec Alice, que je connaissais moins bien, mais ce n'était plus le cas avec Blake. Elle me faisait du bien. Elle était tellement sur ressorts que je ne pensais plus quand j'étais avec elle et c'était aussi bien.

Aujourd'hui, je m'étais pointé en cours de philo pour finalement m'apercevoir que nous n'avions pas cours. Super. J'adorais me lever pour rien. J'aimais bien la philo. C'était une matière dans laquelle j'étais bon et pertinent. Ni une, ni deux, Blake ne me laissa pas le temps de respirer que déjà, elle m'entrainait dans son sillage, je ne sais où, pour faire je ne sais quoi. Cette fille était un ouragan. Elle m'étourdissait et c'est un peu sonné que je me retrouvais dans une salle de cours vide, avec sa compagnie. Elle m'annonça alors qu'elle faisait mon portrait et je la regardais, surpris :

- "Pardon?"

Mon portrait? Ah oui, on en avait parlé, mais je n'y avais plus pensé ensuite.

- "Tu plaisantes? je pensais que c'étaient des paroles en l'air."

Ah mais non. Ce n'était pas une plaisanterie. Elle avait sorti tout l'attirail et je la regardais tout installer avec une frénésie qui m'effrayait quelque part.

- "Tu sais que tu es flippante des fois?"

Enfin non, pas des fois. Souvent. Blake était toujours à fond dans tout ce qu'elle faisait. J'aimais ça. Elle était vivante. Elle me donna ses consignes et je ne pus m'empêcher d'émettre un petit rire moqueur :

- "Putain, ça me rappelle Titanic. Heureusement que tu me demandes pas de poser à poil."

Je tournais l'une des chaises pour m'asseoir à califourchon dessus, avant de croiser les bras dessus et de poser mon menton sur mes bras croisés, en la regardant.

- "Rassure-moi, ça ne va pas prendre des heures? Tu as gagné en rapidité pour faire les mèches de cheveux?"

Il avait l'air un peu ahuri mais pas désagréablement surpris. Bon, c'était déjà ça. Je pris un ton docte et déclarai d'une voix lourde de sens :

- Mon très cher Kieran, tu apprendras que jamais, jamais je ne plaisante lorsque l'on parle de dessin. Si je dis que je veux dessiner quelque chose, je le fais. Et en règle générale, je sais convaincre mes modèles.

En leur forçant un peu la main, par exemple, mais bon, il avait l'air de s'en foutre éperdument donc ça tombait très bien. J'éclatai de rire, ma main voletant dans les airs, faisant le geste de jeter la vérité qu'il venait de m'assener aux oubliettes. Flippante, franchement ! J'étais l'enthousiasme même, quoi d'effrayant là-dedans ? Prends-en de la graine, Kieran. même abruti par ses problèmes, il faut savoir se changer les idées. Aujourd'hui, j'avais décidé que je ne penserais pas à Liam Hartwood. Aujourd'hui, je m'adonnerais à ma passion, et nul ne pourrait me détourner de l'objectif que je m'étais fixé. J'eus un sourire :

- Non, le nu, c'est pas mon truc. Je préfère les portraits et les paysages, et puis de toute façon, on n'a pas de canapé ici. Donc, tu y échappes de justesse !

Oui bon, on aurait eu un canapé, il n'y serait pas passé non plus. Je n'avais jamais vu un homme nu de ma vie, j'étais totalement naïve et ignorante à ce sujet-là, et je n'avais surtout pas l'intention d'y remédier de sitôt. Sauf peut-être, effectivement, pour le dessin. Ou le théâtre. Parfois, je me demandais jusqu'où j'étais capable d'aller pour cela, et je m'effrayais de voir que je ne me visualisais pas de limites. Mais bon, inutile d'y songer avant que l'échéance ne me tombe dessus, hein ? On y réfléchirait le moment venu. Mon crayon volait sur la feuille, dessinant un brouillon, laissant un visage prendre forme sans qu'il soit pour l'instant reconnaissable. Cette fois, je l'ignorai totalement, gardant les yeux fixés sur ma feuille en une expression de concentration extrême, et seule ma bouche réagit à ses paroles.

- Ne t'inquiète pas pour ça, va, je n'aurai pas besoin de te voir si je veux prendre mon temps pour ça. Je ne suis pas une tortionnaire !

Le battement de mon pied s'était apaisé. Ma main gauche ne bougeait plus, maintenant la feuille sur la table. Un rideau de cheveux masquait mon visage penché sur ma feuille, et je me décidai à marquer une pause, relevant les bras et entortillant mes mèches brunes dans un chignon à la va-vite. Ma frange continua obstinément à noyer mon front, cela, je n'y pouvais pas grand-chose. Je repris ma pose, entièrement absorbée par ma tâche. Seul tout mon bras droit était en mouvement, le reste de mon corps restait immobile. C'était sans doute la première fois qu'il me voyait aussi sage, sauf peut-être la fois où nous avions chanté ensemble au parc, mais il n'y avait peut-être pas fait attention sur le coup, puisqu'il ignorait à quel point je pouvais avoir la bougeotte. Je relevai le visage et le fixai intensément.

- Je pense que je vais commencer par tes yeux. Ils sont tellement expressifs, c'est impressionnant. J'espère que je ne mets pas la barre trop haute.

Je me penchai de nouveau sur ma feuille et commençai à alterner crayon et fusain, affinant le contour grossier que j'avais tracé pour ses yeux.

- "Ouais, je n'en doute pas. Et je saurais m'en souvenir."

Miss Blake était déterminée, très bien, c'était noté. Et c'était franchement bizarre de se faire trainer ici pour se faire dessiner. Je ne voyais pas ce que j'avais d'exceptionnel, même si elle avait parlé de mon expression la dernière fois. J'avouai qu'avec la petite dispute qui avait suivi, j'avais quelque peu occulté ce sujet. Elle débordait d'enthousiasme et je n'avais pas à cœur de l'arrêter en plein élan. Après tout, nous ne faisions rien de mal et cela ne me demandait pas un effort considérable. Je m'installai donc, lâchant un petit commentaire sur ce que cette scène m'évoquait.

- "Me voilà rassuré. Je t'aime bien, mais franchement, là, tu aurais eu beau supplier, je n'aurais pas cédé."

Je ne vénérais pas l'art au point de pouvoir me mettre à poil devant une fille qui s'amuserait à TOUT dessiner d'un air professionnel. Non, ça, vraiment, je n'y serais pas parvenu. J'étais assez libéré sexuellement, mais pas à ce point. En tous les cas, je me sentais léger, mes soucis momentanément éloignés et cela faisait un bien fou. Blake me faisait du bien. Comme Blue. Chacun à sa manière en fait. Blake était légère, insouciante, extravagante. Blue avait les pieds sur terre, favorisait les confidences.

Je fis allusion à notre discussion de l'autre fois sur le temps qu'elle mettait à faire les cheveux en espérant ne pas faire le piquet pendant des heures et elle me rassura. Je l'observais, concentrée qu'elle était. Appliquée. Elle avait noué ses cheveux et était parfaitement immobile, à part sa main qui faisait des allées et venues sur le papier. Elle releva finalement la tête en disant qu'elle allait commencer par mon regard, me complimentant encore sur leur expressivité. Je haussai un sourcil, avant de répliquer :

- "Je ne sais pas si c'est un bien. Je préférerais parfois qu'on ne lise pas facilement en moi."

J'avais toujours mon menton sur mes bras croisés. Je me serais bien endormi si je ne l'avais pas fixée ainsi, tentant de lui faciliter la tâche. Cela faisait bizarre de partager un autre moment artistique. Après la chanson, le dessin. Et comme la première fois, cela m'apaisait. Elle aussi sans doute.

- "Tu as déjà fait d'autres portraits? Genre Alice?"

Je secouai la tête en souriant lorsqu'il me dit qu'il aurait voulu qu'on ne lise pas si facilement en lui. Ce n'était pas forcément qu'on lisait en lui, toute la magie de son regard était là. On y voyait des tourbillons d'émotions et de pensées, mais en étant incapable de réellement les analyser. Ses yeux étaient vivants, reflétaient ses ressentis, et pourtant tout se noyait dans une détresse qui effaçait le reste, une détresse qui marquait, créait justement cette profondeur que je voulais coucher sur papier. Sans quitter la mine de mon crayon des yeux, je fis à mi-voix :

- On ne lit pas en toi comme dans un livre, Kieran. On voit juste que tu vis, que tu ressens, mais on ne sait pas comment ou quoi. C'est ça qui est fascinant.

Je me tapotai la bouche avec mon crayon.

- Je pense que je le finaliserai chez moi à l'encre de Chine. Tu auras le résultat demain.

Je me remis à l'œuvre, m'appliquant sur le moindre détail. Ses cils étaient incroyables, ourlant ses iris profonds, de velours, longs et épais, de vrais cils de fille. J'en connaissais qui auraient tué pour avoir de tels yeux. Ses pupilles se fondaient dans ses prunelles, le tout trop sombre pour qu'on puisse les différencier, avec une tache de lumière légèrement décentrée. Et l'on voyait à la fois tout et rien. J'allais devoir jouer avec la lumière. Je doutais de le représenter exactement fidèle à la réalité, je pensais plutôt m'amuser avec les jeux d'ombres qui créeraient ses cheveux, ses yeux, le soulignement de sa bouche. Ce serait presque proche d'une simple silhouette à certains égards. Je souris à sa question.

- J'en fais vingt par semaine, des portraits d'Alice. J'adore la dessiner. Elle a un visage très racé, très agréable à peindre. D'ailleurs maintenant, je n'ai plus besoin de l'avoir sous les yeux, alors que je n'ai pas la même vision de toi. J'aurais énormément de mal à te dessiner sans te voir.

Je relevai le regard, plongeant mes yeux émeraude dans les siens charbon, sourcils froncés, avant de revenir à ma feuille et de gommer certaines ombres afin d'estomper son regard.

- Sinon, j'adore les paysages. J'ai repeint ma chambre il y a quelques jours, en m'inspirant d'une carte postale d'Irlande. Tu m'as donné envie, mais bon, ce n'est sûrement qu'une pâle copie étant donné que je n'ai pas la moindre idée de ce à quoi ça peut ressembler. Enfin bref, ma chambre est verte, maintenant. C'est fou ce que c'est apaisant comme couleur, je n'avais jamais remarqué.

En fait, maintenant que j'y pensais, c'était depuis que j'avais redécoré mes murs - et ma housse de couette, thanks Alice - que je me sentais vraiment mieux. C'est-à-dire que ça avait commencé au moment où j'avais décidé de me reprendre en main et de m'adonner à mon jeu préféré, la peinture à grande échelle. Bon, j'avais eu un moment de déstabilisation suite aux révélations d'Alice. Mais c'était vraiment depuis ce jour-là que je commençais à aller mieux, cahin-caha, au moins lorsque je n'étais pas dans la même pièce que lui.

Est-ce qu'oublier serait possible, finalement ?

C'était passionnant d'écouter Blake parler de moi et de ce qu'elle pensait de moi. De l'entendre me complimenter sur mon regard. Pas aussi déchiffrable que je le pensais. On y voyait le tourment de mes émotions, sans pour autant pouvoir les interpréter. Je me demandais comment elle allait réussir à rendre ça, alors que moi-même je ne m'en rendais pas compte.

- "Tu ne traines pas."

Demain, déjà? Je pensais que cela prendrait beaucoup plus de temps en fait. Elle devait vraiment assurer pour être si rapide et sure d'elle. Je ne pouvais cacher avoir très envie de voir ça. Je la regardais donc dessiner, sans chercher à la distraire. C'était intéressant de voir son petit air concentré, ses rapides coups d'œil vers moi alors que sa main s'agitait et que les lignes noires apparaissaient sur le papier blanc. Blake était en phase créatrice et j'adorais en être le spectateur. Comme j'aurais aimé la voir jouer un rôle au théâtre, y insufflant la vie, sa fougue. Je lui demandais alors si elle faisait cela souvent, avec Alice notamment. Je trouvais Alice assez jolie et c'était sa copine, normal qu'elle la prenne pour modèle, non? Et bien, bingo. Un modèle régulier en plus.

- "Tu connais Alice depuis plus longtemps et vous êtes toujours fourrée ensemble... Et je suppose qu'à force de faire des portraits, son visage est gravé dans ta mémoire."

Et cela ne serait pas le cas avec moi parce que je n'allais pas jouer les modèles bien souvent. C'était cette fois, pour lui faire plaisir et par curiosité, mais voilà tout. Elle m'avoua faire des paysages et notamment avoir tenté l'Irlande, avant de repeindre sa chambre. Mon regard s'illumina alors et un sourire joyaux recourba mes lèvres.

- "Je t'y emmènerais si tu veux. Lors des grandes vacances. Je te ferais voir les plus beaux coins, tu ne sauras plus où donner de la tête. Alice pourra venir si elle veut. Une expérience pareille, ça se partage."

C'était marrant comme je pouvais m'animer à la mention de mon pays, à la perspective de pouvoir le faire découvrir à un étranger et de le lui faire aimer. Il y avait toujours un brin de nostalgie, mais j'y retournerais, c'était certain. Ce n'était qu'une question de temps. Blake continua à dessiner, avant que ses coups de crayon ne s'espacent. Alors je me levai, contournant les tables pour venir me positionner derrière elle et regarder son esquisse.

Et j'étais impressionné.

- "Wow... Je suis vraiment... admiratif. Tu es douée Blake."

- Oui. Je la connais par cœur, je pourrais la représenter les yeux fermés.

Mais au-delà de ça, c'était aussi que le visage d'Alice était net, avait des traits fermes et marqués, plus tangible que l'impression que j'essayais de saisir de Kieran. Alice, je la dessinais en couleur, avec un pinceau fin et précis, Kieran n'était qu'ombre et lumière estompées. La manière de les représenter était totalement différente.

Je fus impressionnée par la façon dont son visage se transforma lorsqu'il se mit à parler de l'Irlande. Brusquement, ses yeux s'étaient illuminés, son expression devenait ouverte, sa voix extraordinairement joyeuse comparé à son timbre neutre, voire carrément sombre, habituel. Je n'avais jamais vu quelqu'un d'aussi attaché à ses racines. Personnellement, je n'avais jamais compris comment l'on pouvait être attaché à son pays. Je me moquais éperdument de Londres et de l'Angleterre, je ne parlais même pas du Japon, patrie haïe de mon cher paternel. Les gens qui m'entouraient me semblaient bien plus importants que le sol que je foulais. Du même coup, j'éprouvais une sorte de fascination pour cette capacité qu'avait Kieran à aimer sa terre d'origine, et par-là même une curiosité accrue pour cette terre.

- J'adorerais ! Ça fera un sacré périple. J'espère qu'on pourra faire ça.

La conversation s'éteignit sur cette promesse un peu folle lancée au vent, et nous n'entendîmes plus ensuite que le crissement de mon stylo sur la feuille. J'achevai son regard avant d'esquisser son nez en quelques touches rapides, puis de m'attarder davantage sur sa bouche, fine et légèrement pincée. Enfin, je passai aux cheveux, coloriant grossièrement de noir toute la partie qu'ils couvriraient, avant d'affiner et de dessiner part à part les mèches qui composaient son épaisse toison brune. Je ne sentais même pas son regard attentif sur moi, tout absorbée que j'étais.

Et puis je ralentis le rythme, observant l'effet global, rajoutant quelques finitions ici et là. J'avais presque terminé, alors qu'il passait derrière moi pour observer le résultat par-dessus mon épaule. Ses compliments me firent rougir. Je n'étais jamais à l'aise quand on m'abreuvait de louanges. Je trouvais ça normal et j'étais intimement persuadée que tout le monde aurait pu faire de même en s'exerçant.

- C'est pas grand-chose... murmurai-je. C'est une question d'habitude.

Je m'attardai quelques secondes encore sur les cheveux, et finis par m'arrêter là. J'étais plutôt satisfaite. J'avais réussi à obtenir l'effet que je voulais. Je me retournai et me retrouvai soudainement coincée par Kieran contre la table. Ouh, c'est qu'il faisait chaud, là, d'un seul coup. Je m'appuyai contre la table, quelque peu gênée par cette proximité entre nous, et balbutiai :

- T'as pas chaud, là ?

Je me dénouai les cheveux pour me donner une contenance, les laissant s'évaser sur mes épaules et cacher mes joues rougissantes. Ouvrir une fenêtre. Fallait que j'ouvre une fenêtre. Un peu de courant d'air. Pourquoi il ne reculait pas ?

- "On le fera Blake."

C'était une promesse. Et c'était un projet. Je me surpris à avoir vraiment envie de réaliser ce but là. Moi qui ne m'étais fixé que le bac jusqu'ici, j'allais un peu plus loin. C'était plutôt bon signe, non? De se projeter dans l'avenir, s'entend. Durant les vacances d'été, il ne serait pas difficile de réaliser notre petite aventure. Peut-être pourrions-nous emmener Aaron aussi... J'avais envie de lui faire découvrir notre pays, mais en serait-il capable? Il était très malade, même s'il le cachait. Chaque crise était plus grave que la précédente. Et s'il mourrait là bas, alors qu'il était avec nous? Je ne me sentais pas capable d'assumer cela... Les vacances d'été semblaient si proches et pourtant si lointaines.

- "Je nous y vois déjà... Dormir à l'arrache, manger comme on peut, rien de prévu, juste se laisser guider, découvrir... Ouais, ça pourrait être très sympa."

En fait, la perspective de rentrer au pays était des plus séduisantes. Et pas seul avec Sorcha davantage encore. Ouais, ça me bottait bien. Et observer les réactions de Blake et Alice serait un régal. Elles étaient si vivantes toutes les deux, à s'enthousiasmer pour un rien, à vivre leurs émotions à fonds, leurs expériences. J'étais plus réservé. Ce qui me frappa quand le silence nous envahit de nouveau, ce fut cette étrange impression d'apaisement, de bien-être. De sérénité. Des sentiments que je n'éprouvais plus guère ces derniers temps. Blake avait beau être une tornade, elle avait cet effet lénifiant sur moi, allez savoir pourquoi. Je me sentais seul, désespérément, à repousser sans cesse ceux qui essayaient de m'approcher. Il y avait bien Sorcha, qui m'apportait sa tendresse et son amour, mais ce n'était pas suffisant, je m'en apercevais maintenant. Blake n'était pas ma sœur, elle était mignonne, sympa, drôle, énergique et j'étais bien en sa compagnie.

Aussi quand elle eut terminé, je me levai et m'approchai d'elle, me penchant au dessus d'elle pour admirer son travail, alors que son parfum m'envahissait. Peut-être était-ce le manque, le changement, tout ce que j'avais vécu cette année, la promiscuité, mais je sentis mon cœur s'emballer et une sensation familière me brûler les reins. Je la complimentai et elle fut soudainement timide.

- "Tu ne m'as pas habitué à être timide Blake. Tu as un don, sois en fière et ne cherche pas à le minimiser."

Elle se retourna et nous nous retrouvâmes brutalement face à face, nos visages proches. Mon corps près du sien, trop près. Je souris en coin quand elle me demanda si je n'avais pas chaud. Si, mais il n'y avait pas grand chose à y faire... Elle dénoua ses cheveux et j'eus l'envie d'y glisser les doigts pour voir s'ils étaient aussi soyeux qu'ils en avaient l'air. J'avais envie de goûter ses lèvres. Qu'est-ce qui me l'interdisait après tout?

- "Si."

Elle était coincée par le bureau dans son dos. Allez, lance-toi Kieran, elle te plait, qu'est-ce que tu attends? Mais si cela bousillait une amitié naissante? J'étais seul depuis trop longtemps.

- "Blake, j'ai envie de faire quelque chose. Si tu ne m'arrêtes pas, je vais t'embrasser."

J'approchai encore, collant mon bassin au sien, alors que ma main se posait sur sa joue, saisissant doucement sa nuque. Elle pouvait me repousser. Je ne forçais rien. Mais elle se contenta de me regarder de ses grands yeux bruns, si expressifs. Elle parlait des miens, mais les siens n'avaient rien à m'envier. Finalement, mes lèvres se posèrent sur les siennes et je l'embrassai enfin, doucement, presque prudemment.

Mon cœur s'emballait, mon cerveau aussi. J'avais déjà compris ce qui allait se passer, mais je refusais catégoriquement de l'accepter. S'te plaît, Kieran, me fais pas ça. On est amis, j'ai réussi à accepter un garçon dans ma vie, ne brise pas ça. Je vais te rejeter si tu essayes, et on ne chantera plus ensemble, on ne se parlera plus, on n'ira pas en Irlande cet été et... Je me connaissais trop bien. Kieran était sympa, attentif, et ne semblait définitivement pas être le genre de mec à laisser tomber une fille au moindre problème s'il décidait de s'engager. J'étais parvenue à lui faire confiance. En tant qu'ami. Je savais que je n'y arriverais pas en tant qu'amoureux, et que je le jetterais au diable, le plus loin possible de ma vie. Et je voulais pas le perdre, pas alors qu'il m'apaisait tellement.

Ah ben voilà, il avait chaud aussi, c'était pas que moi. Mais n'empêche, c'était pas super intelligent de rester collés comme ça alors qu'on avait chaud. J'hésitai à déboutonner ma chemise d'école sous ma veste d'uniforme. Peut-être pas très intelligent, alors que ses yeux étaient rivés ainsi sur moi et me faisaient brûler tout entière, brûler de gêne, de honte, de crainte. Je paniquais. Je buggais totalement. J'étais incapable de réagir alors qu'il me disait qu'il allait m'embrasser, que si je n'étais pas d'accord, il ne le ferait pas. Je n'étais absolument pas d'accord, mais j'étais tétanisée.

J'eus la soudaine impression que ma jupe était beaucoup - mais vraiment BEAUCOUP - trop courte lorsqu'il se colla à moi. Il ne se contentait pas de poser ses lèvres sur les miennes. Tout son corps pesait sur le mien, créant une pression pas spécifiquement désagréable mais qui me terrifiait par ce qu'elle signifiait. Mes lèvres répondirent, sans doute par réflexe plus qu'autre chose, au contact des siennes. Malheur. Évidemment, il prit cela pour un consentement, et s'enhardit davantage. Avec n'importe qui d'autre, j'aurais été de mauvaise foi, je l'aurais engueulé après coup, je lui aurais dit qu'il était aveugle et que c'était évident que je ne voulais pas. Mais là, c'était Kieran, et maintenant que c'était trop tard pour l'empêcher de m'embrasser, eh bien, je n'osais plus le repousser. Et s'il se vexait et refusait de me revoir, hein ? Je ne voulais pas le perdre. Le problème, évidemment, était que je ne voulais pas non plus sortir avec lui. Il y aurait forcément un insatisfait dans l'histoire, songeai-je bêtement alors que je constatais en parallèle que bordel, il embrassait bien quand même.

Et cette étreinte douce et tendre me changeait agréablement des plus récentes que j'avais dû subir. Les baisers malicieux d'Alice, ceux trop brutaux d'Hartwood, même lors de celui que je l'avais forcé à accepter au réveil de ce cauchemar, ils n'ont rien à voir avec la délicatesse et la prudence de Kieran. Il avance doucement, il attend de voir comment je réagis avant d'aller plus loin. Sa main se pose sur ma cuisse, sous ma jupe, légère, et je frissonne tout entière.

Dans quel pétrin me suis-je fourrée ? pensai-je désespérément.

- Kieran... murmurai-je, mes lèvres toujours contre les siennes.

Il ne répondit pas. Je crois qu'il ne m'a même pas entendue. Allez Blake, un peu de courage, il va pas te manger si tu le repousses. Il ne va pas te forcer non plus, il ne t'a jamais forcée jusque-là, c'est toi qui es infoutue de dire non. Allez !

- Kieran ! soufflai-je un peu plus fort.

Il m'a entendue cette fois. Il recule légèrement, mais seulement son visage, pas son corps qui est toujours contre le mien, ni sa main toujours sur ma jambe. Et c'est dans ce mouvement que je le vois derrière, dans l'embrasure de la porte. Ses prunelles glacées empoisonnées de fureur et de douleur.

Je veux mourir, là, tout de suite.

Je jettais mon gobelet dans la poubelle avec un magnifique lancé. La salle des prof était a moitié vide et cela ne m’étonnais qu’a moitié, épidémie de grippe ? Ouais, moi je n’y croyais pas beaucoup, il faisait beau et le soleil brillait haut, sans doute quelque uns de mes collègues avaient eut une envie folle de sécher les cours. Oui, même les profs peuvent sécher. Finalement, j’otais mes pieds de la table sous le regard réprobateur de la prof de science, une petite bonne femme pas très loin de la retraite et je lui souris pour m’excuser avant de déployer mon mètre 90 en jetant un coup d’œil a ma montre. Vingt minute et j’avais mon prochain cours. Bizarrement, je me plongeais beaucoup dans le travail ces derniers temps. Bizarre ? Non, c’était comme une échappatoire, une fuite en avant et le fait d’en être conscient ne changeait rien. Que pouvais je faire d’autre ? Le soir, je m’épuisais tellement que je ne pouvais plus réfléchir et c’était justement ça que je recherchais. L’épuisement total.

Je saluais ma collègue d’un léger signe de tête avant de quitter la salle, les mains dans les poches. Je croisais quelques élèves dans le couloir, tous avec le sourire aux lèvres, sans doute heureux a la perspective de quelques heures de glandouille. Je bifurquais a droite monta deux escaliers avant de tomber sur Sorcha, la petite nouvelle. Mon sourire s’élargit un peu alors qu’elle me saluait. J’aimais bien cette gamine, elle faisait preuve d’une sacrée force de caractère, même si elle avait des idées bien arrêtés. J’allais passer mon chemin lorsqu’elle me rappela, s’adressant a moi en gaëlique, mon sourire s’accentua. Elle avait découvert ça par hasard, après une remarque bougonnée a mon cours, se disant que je ne comprendrais certainement rien, sauf que je lui avais fait une analyse complète de son texte dans la même langue. Depuis, le courant passait bien. Je la renseignais tranquillement alors qu’elle me demandait une explication sur un texte de Corneille qu’elle ne saisissait pas très bien dans son ensemble et finalement, elle me laissa sur un signe de la main.

Finalement, j’avais encore le gout de mon métier…Même si je crevais un peu plus chaque jour….

Je poussais la porte de ma classe avant de me figé sur le seuil. Pendant une seconde, je me revis dans ce pub, craquant littéralement, me laissant envahir par cette colère qui venait d’exploser en moi, me tendant comme un arc. Elle m’avait vu…Je savais qu’elle m’avait vu et je pouvais voir l’éclat vert de ses prunelles s’agrandir. De quoi ? De peur ? Oui, elle avait sans doute raison d’avoir peur même si mes iris ne laissait couler qu’un froid sans bornes alors qu’elles glissaient sur une main enfilée un peu trop haut sur sa cuisse. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre ce qu’elle foutait et dans ma salle de classe en plus.

Je claquais si fort la porte qu’elle trembla sur ses gonds. Et ma démarche fut plutôt rapide, aussi souple que celle d’un félin qui attaque. C’était comme voir une panthère qui fond sur sa proie. Ma main se referma sur l’épaule de Kieran mais là où Iago n’avait récolté qu’une droite, lui, il fit connaissance avec le tableau noir situé deux mètres derrière moi.

« C’est une manie chez toi de fourrer ta langue un peu n’importe où Blake ?»

Sifflais je a l’adresse de cette némésis qui se cessait de me hanter chaque jour que dieux faisait. Elle avait fait exprès de venir dans cette classe…Elle ne pouvait pas ignorer que c’était la mienne…La dernière fois ne lui avait pas suffit ? Elle avait pourtant eut ses réponses, que cherchait elle encore ?!

« Tu as a ce point pitié que t’es prête a te laisser culbuter sur une table ou c’est le nouveau jouet que tu t’es trouvé pour me pousser a bout ? Tu sais comment on les appelle les filles comme toi ? »

Nouveau sifflement, j’avais conscience de mes mots, mais je n’arrivais pas a les retenir, ils sortaient, glissaient sur mes lèvres ma langue avec une douceur empoisonnée, trompeuse, je ne prêtais qu’une attention minime a Kieran, après tout, il n’avait fait que servir de jouet non ? Du moins était il plus facile de le penser, trop facile et en ce moment, j’aimais cette facilité dégueulasse.

C'était délicieux, enivrant. Le sang battait à mes tempes, alors que le désir montait. Mais si mon rythme cardiaque s'affolait, mon cœur, lui, ne s'emballait pas vraiment. J'appréciais Blake, mais je n'étais pas amoureux d'elle. J'éprouvais du désir pour elle en cet instant, comme n'importe quel garçon de mon âge normalement constitué. Je m'enhardis pourtant, bien que restant délicat dans mes gestes. Je ne voulais pas lui faire peur, pas la forcer. Je sentais inconsciemment une certaine fragilité chez elle et je ne tenais pas à lui faire de mal. Surtout pas. Ma main se fit baladeuse, restant pourtant dans les limites de la décence. Je ne la pelotais pas comme j'aurais pu le faire avec une fille comme Rabbit. Blake valait mieux que ça.

Elle murmura alors mon prénom, une première fois, mais je n'y prêtai pas attention. La seconde en revanche, je cessai de l'embrasser, rouvrant les yeux pour plonger dans les siens, toujours collé à elle et ma main posée sur le haut de sa cuisse.

- "Quoi?"

Je n'étais pas agressif comme on aurait pu le penser alors qu'elle me frustrait en m'interrompant. Je ne niais pas prendre sur moi, mais son amitié m'était trop précieuse pour tout foutre en l'air. Son regard se porta derrière moi et la porte claqua soudainement, me faisant sursauter alors que je me retournais, pas assez vite cependant pour éviter une main de me saisir et de me projeter violemment contre le tableau noir. Je fis volte face, prêt à en découdre avec cet enfoiré, quand je me figeai en voyant... Liam Hartwood. Un prof. Cela doucha instantanément ma colère et je restais bouche bée alors qu'il s'adressait à Blake, persifleur. Fourrer sa langue n'importe où? C'était quoi cette allusion scabreuse et pas très digne d'un professeur? Il continua et je fronçai les sourcils... Nouveau jouet? Wow attendez, c'est quoi l'embrouille? OK, c'était sa salle de classe, mais pourquoi il réagissait aussi violemment? J'écarquillai les yeux de stupéfaction quand il lui demanda comment on appelait les filles comme elle. Non là, ça allait trop loin!

- "Monsieur Hartwood, je ne sais absolument pas ce qui justifie un tel comportement de votre part, mais je ne vous pensais pas capable d'insulter une jeune fille de cette manière."

Et je repris, un poil sur la défensive, guindé et railleur à la fois :

- "Et je n'avais pas l'intention de la... culbuter sur la table, comme vous l'avez suggéré si élégamment."

Je m'étais rapproché doucement, les poings serrés malgré moi et le regard plus noir que jamais. La colère reprenait le dessus, la stupéfaction passée. Mais surtout, je jetai un regard à Blake, me demandant à quel jeu ils jouaient alors que je n'en connaissais pas les règles.

Je n'avais même pas entendu la légère frustration pointant dans la voix de Kieran parce que je ne voyais que lui. Lui, lui, toujours lui. Tout se passait tellement bien, il n'y avait eu que vingt secondes d'égarement, et il était arrivé pile pendant ces vingt secondes ! Est-ce qu'il avait guetté un dérapage de ma part derrière la porte ou quoi ? Je l'aurais sincèrement cru si je n'avais pas su que c'était sa salle de classe. Pourquoi débarquait-il tellement en avance, d'ailleurs ?

Je poussai un cri, horrifiée, quand je le vis prendre Kieran et le balancer contre le tableau d'une seule main. Sa colère m'avait toujours fait peur, sa colère alliée à sa force me terrifiait littéralement, même dirigée contre quelqu'un d'autre - parce qu'à l'instant, je craignais réellement pour Kieran. Ne réplique pas, pensai-je de toutes mes forces, souviens-toi que c'est un prof, qu'on est dans le lycée, ne fais rien ! Je ne sus où je trouvai la présence d'esprit de retourner la feuille dans mon dos, avant qu'il ne se rende compte de sa présence.

Kieran n'eut pas le temps de faire quoi que ce soit, de toute façon, parce que les insultes se mirent à pleuvoir sur moi bien trop vite.

J'aurais dû être en colère. J'aurais dû lui en vouloir de ces allusions si peu subtiles, non ? A une certaine époque, mille répliques foudroyantes me seraient venues aux lèvres, et là, je ne trouvais rien à dire. J'étais juste mortifiée, atrocement gênée, qu'il puisse me voir comme ça. Parce qu'une petite voix me chuchotait qu'après tout, c'était peut-être légitime qu'il pense une chose pareille. J'avais toujours haï qu'on me voie comme quelqu'un que je n'étais pas, je lui avais suffisamment fait remarquer, et là, je devenais incapable de me défendre, minuscule et tremblante sous son regard implacable, pâle et défaite comme je détestais l'être.

Je sursautai alors que Kieran prenait ma défense. Je pris soudain conscience que Hartwood venait de tout balancer devant lui, nous trahissant magnifiquement. Je voyais ses yeux noirs briller de colère, et hochai très légèrement la tête de droite à gauche. Non à quoi ? Non, ne le frappe pas, non, ne te mêle pas de ça. Non, tu n'as pas été mon jouet. Sans doute un peu tout ça, même si je ne savais pas s'il comprendrait. Je répondis d'une voix brisée, balbutiante :

- C'est pas ce que vous croyez... C'est pas ce que vous croyez !

Auparavant, j'en aurais rien eu à faire qu'il le croie, je me serais réjouie de le voir sortir de ses gonds ainsi. Mais je l'avais trop vu craquer pour le restant de mes jours désormais. Je ne voulais plus le faire souffrir. Les mots m'échappèrent avant même que je ne réalise toute leur portée :

- C'est lui qui m'a embrassée... Je ne voulais pas, moi !

Oh, seigneur, pardon, Kieran, pardon. J'aurais voulu reporter mon regard sur lui pour lui dire que ce n'était pas grave, que c'était de ma faute, rien que de ma faute, mais je ne pouvais plus quitter son visage des yeux, hypnotisée, trop suppliante de le voir s'apaiser et reprendre sa neutralité habituelle.

« Justement tu ne sais pas Kieran, alors tais toi. »

Je ne l’écoutais vraiment qu’a peine, juste assez pour lui répondre presque machinalement alors que, les dents serrées je fusillais Blake du regard. Pourquoi me faisait elle ça ? Qu’elle sache n’était déjà pas une punition assez sévère ? Fallait il qu’elle joue avec moi en prime ? Mais je n’étais pas un ado, je n’étais pas un enfant, on jouait selon mes règes et elle allait vite le comprendre. Ce mal qu’elle me faisait, j’avais envie de le lui rendre au centuple. Elle pleurait disait Alice ? Non, elle ne pleurait pas, elle plongeait ses ongles dans ma chair en riant. Ca l’amusait pas vrai ? Je ne voyais pas d’autre explications…

« Ce n’est pas ce que je crois ? »

Rugis je en faisant un pas vers elle, déployant ma taille comme une ombre menaçante sur sa fragilité, le heurtant, la brisant face a ma brutalité…Puis elle continua…Forcée ? Je me figeais. Forcée ? Je ne sais pas réellement ce qu’il se passa ensuite. Je savais qu’elle avait peur des hommes, cela se voyait dans ses yeux…Je n’ai pas compris a quel moment mon cerveau avait décidé d’arrêter de penser, ni a quel instant ma colère prit les rênes de mon corps. Si j’avais réfléchis, si j’avais pu, sans doute aurais je tenté de me calmer, de me retourner, de questionner Kieran. Sans doute l’aurais je sanctionné…Si cela avait été une autre qu’elle, voilà ce que j’aurais fait…Mais voilà, c’était elle et je ne compris réellement la portée de mes actes qu’une fois que mon poing s’écrasa sur la pommette de Kieran. Oui, je ne compris ma violence qu’au contact de sa chair sur mes doigts…

« Sors d’ici Kieran. »

Feulais je les dents serrées, tendu comme un arc prêt a exploser, je voulais le démolir, toute les fibres de mon corps étaient si tendues, si serrées…Je rêvais de le voir a terre…Et ses images qui me traversaient me faisait peur, si peur..Combien d’années que je ne m’étais plus laissé allez a cette violence qui me parcourait ? Combien ?!

« Sors d’ici maintenant ! »

J'ouvris la bouche pour répliquer au professeur quelque chose de cinglant, mais je me stoppais juste à temps en me souvenant que j'avais à faire à un professeur et non à un autre élève. En effet, j'étais quelqu'un d'assez impulsif, mais pas complètement taré. Je ne pouvais pas risquer le renvoi, pas si près du bac. En plus, j'étais quand même en tort, il était interdit de se bécoter au lycée. Même si une simple heure de colle aurait suffit plutôt que cette violence physique, fort étrange chez un prof. Surtout que Hartwood était plutôt du genre froid que bouillant. Je ne comprenais pas vraiment sa réaction en cet instant. Ou plutôt, je n'arrivais pas à croire ce que je déduisais... Il n'avait quand même pas un faible pour une élève? Et elle, elle n'en jouait pas, n'est-ce pas? Blake ne pouvait pas être aussi... salope.

Il était furieux et moi, tendu comme un arc. Blake balbutia que ce n'était pas du tout ce qu'il croyait et il fonça sur elle, avant de se figer à ses dernières paroles. Comme moi. Quoi? Comment ça je l'avais forcée? Comment ça elle ne voulait pas? Tout le sang déserta mon visage alors que je la regardais, abasourdi. Puis, anéanti. Pour quoi elle me faisait passer? Limite un violeur... Je me sentais trahi et un grand vide m'envahit alors que Hartwood se retournait vers moi. Je n'esquivais même pas son poing. J'étais déjà sonné par l'écho des mots de Blake.

Je sentis la douleur exploser sur ma pommette et y portais la main dans un geste machinal. La douleur physique n'était rien comparée à la souffrance morale qu'elle venait de m'infliger. Je m'étais ouvert à elle, j'avais pris le risque de la laisser entrer dans ma vie... Et elle piétinait tout ça allègrement, sans égards, simplement pour préserver sa réputation? Je sentis une boule se former dans ma gorge. Elle m'avait trahi. Quelle ne m'adresse plus la parole, qu'elle ne cherche même plus à m'approcher. Je ne l'avais pas forcé. J'avais tenté ma chance, elle ne s'était pas défendue. Elle aurait pu me repousser, je lui en avais laissé l'occasion, mais elle n'avait rien fait. Et maintenant, elle jouait les effarouchées?

Je la regardais, terriblement blessé. J'avais perdu toute mon arrogance. Et je m'en foutais que Hartwood assiste à cela. Je m'étais décomposé, restant muet devant l'horreur de la situation. Devant l'effondrement de mes fragiles espoirs de reprendre le cour de ma vie. Comment pouvait-elle me faire ça après ce que nous avions partagé, en sachant ce que j'avais enduré? Comment? En temps normal, j'aurais surement répliqué, frappant Hartwood violemment, emporté par mon tempérament impulsif. Mais là, Blake avait sapé toute velléité de colère. J'étais juste effondré.

La voix du professeur me parvint comme dans un rêve et je l'écoutais à peine. Mon regard se porta pourtant sur lui.

- "Je... non... Je l'ai pas forcé, je..."

Je balbutiais lamentablement, sentant la fureur dans ses prunelles bleues. Il allait fondre sur moi si je n'obéissais pas. Je fus un moment tenté de le défier pour pouvoir me défouler, prendre des coups et les rendre, mais j'y renonçai. J'allais déjà avoir du mal à expliquer à Sorcha l’œil au beurre noir que je n'allais pas tarder à arborer. J'étais étourdi et pas seulement à cause du coup. Je reportai mon attention sur Blake.

- "Oui, il vaut mieux que je parte. Je n'ai plus rien à faire ici. Je me suis trompé sur le genre de fille que tu étais. J'espère que ton mensonge ne pèsera pas trop lourd sur ta conscience, je m'en voudrais que cela t'empêche de dormir."

J'étais blessé, cynique, désabusé. Je récupérai mon sac, le pas lourd, avant de fuir cette salle de classe, où l'insouciance avait côtoyé la désillusion. Je m'arrêtai pourtant sur le pas de la porte, croyant bon de préciser :

- "Je sais pas ce que c'est que cette embrouille, mais je n'avais rien prémédité. Je l'ai embrassée, ouais, mais je n'ai rien forcé."

Puis, davantage pour moi-même que pour eux, je murmurai en gaélique, ignorant que Hartwood parlait aussi cette langue :

- "Et je suis con d'avoir pu penser que les choses pouvaient changer."

D'avoir pensé que je pouvais passer un bon moment avec une fille qui me comprenait et me déridait. De penser que je pouvais oublier et vivre normalement, sans cette culpabilité écrasante. Là, je n'avais qu'une envie : me barrer, aller me saouler, voire me droguer de façon plus violente qu'un petit joint. Me détruire comme elle avait détruit tout espoir. Alors que je refermais la porte, je fus surpris de constater que mes pensées s'étaient dirigées vers Blue... Au moins avec lui, pas de mauvaise surprise, il me laisserait me saouler sans poser de question, mais en veillant quand même au grain. Alors je quittai le lycée, comme un automate, jusqu'à chez lui.

[Fin pour moi huhu xD]

Je crevais de terreur, pour moi, pour Kieran, et même pour lui parce qu'il risquait fort de sombrer dans les ennuis si ce qui se passait ici se saurait plus tard. Bordel, la première fois qu'il m'avait embrassée, j'avais regretté de n'avoir pas réussi à l'avouer ! J'étais trop noyée sous la peur pour savoir ce que ça signifiait, c'était franchement pas le moment de m'infliger une séance d'auto-psychothérapie. Et je poussai un franc hurlement quand je vis le poing du prof s'écraser sur le visage de Kieran. Je bondis sur lui, m'accrochant à son bras, le tirant en arrière vainement, mais je doutais qu'il eût seulement remarqué ma présence.

Un moment de flou pendant lequel la scène se figea. Hartwood totalement crispé, la colère palpitant en lui, moi qui ouvrais de grands yeux effrayés, fixés sur Kieran comme s'ils avaient vu un fantôme, et Kieran, Kieran qui avait l'air déçu, blessé, furieux. Contre moi. Je me détestais. Pourquoi est-ce que j'avais dit ça comme ça ?

J'aurais voulu le rattraper lorsqu'il partit en trombe de la salle de classe, mais j'étais totalement déchirée. Déchirée entre le besoin de lui expliquer et de me justifier face à Hartwood. Et du coup, je devenais de nouveau incapable de bouger. Un silence de mort s'installa alors que mon regard se reportait automatiquement sur lui, et j'eus soudainement l'impression que ma main posée sur son bras me brûlait. Je le lâchai et reculai précipitamment de deux pas, clouée par son regard de glace. Je balbutiai :

- J'ai pas dit qu'il m'avait forcée... C'est pas ce que je voulais dire !

Tu t'enfonces, Blake. Et si tu essayais d'être claire, pour une fois dans ta vie ?

- C'est-à-dire que... Il m'a dit qu'il le ferait. Et moi je ne voulais pas. Mais j'ai pas réussi à lui dire, il pouvait pas deviner, si ?

Si j’avais réfléchit. Si j’avais pu faire taire cette colère qui me hurlait dans les oreilles, si j’avais pu la repousser, la dompter, j’aurais vu l’air hagard de Kieran, j’aurais vu la décomposition de ses traits. Non, il ne l’avait pas forcé…Cette certitude s’ancra subitement en moi. Je l’avais frappé, aveuglé alors qu’en vérité, il n’avait rien fait. Il était qu’un gosse qui tente de sortir avec une copine de lycée. Qu’un gosse qui tente sa chance. Juste ça et moi…elle…Il partit mais je compris parfaitement son murmure. Je pâlis sous ses mots. J’avais foiré vraiment déconné et tout ça…tout ça juste pour elle. Je lui infligeais la colère de mes iris clairs, la clouant sur place sans vergogne, sans pitié.

« Non il ne pouvait pas deviner ! merde Blake ! »

Jurais je violemment, presque indifférent a sa détresse alors que je ne voyais qu’elle, que ces larmes qui ne demandait qu’a couler.

« Quand vas-tu savoir ce que tu veux !? »

Parce qu’elle jouait sans même s’en rendre compte. Elle jouais en se cherchant, blessant sur son passage, m’égratignant a chaque fois un peu plus. Je saignais, elle s’en fichait, enfonçant encore plus loin la lame qui me perforait le cœur a chaque fois que je la regardais. Et subitement, je me sentis las, vieux, trop vieux pour ces conneries. Je me passais une main tremblante sur le visage, soupirant difficilement…

« Pourquoi tu me fais ça ? »

Juste un murmure qui n’attendait pas de réponse. Ce n’était pas elle, c’était moi. Moi qui n’arrivait pas a oublier. Moi qui déconnait. Moi qui venait de coller une droite a un élève sans réfléchir…

« Va-t-en Blake…S’il te plait.. »

Son cri me fit sursauter et je me recroquevillai comme une souris sous sa fureur qui passait soudainement de Kieran à moi. Normal, après tout, c'était de ma faute, entièrement de ma faute. Bon Dieu, comment pourrais-je expliquer tout ça à Kieran sans lui avouer le lien qui nous unissait ? Oulà. Aucun lien ne nous unissait. Les sentiments qu'il avait pour moi, plutôt. Voilà, c'est mieux. A part ça, il n'y avait strictement rien qui nous unissait. Est-ce que je n'étais pas en train de me mentir éhontément à moi-même, là ?

- Je sais ce que je veux ! Je ne sais juste pas... comment réagir.

Là, par exemple, tout de suite, j'ai envie de m'avancer vers toi et de te faire comprendre que j'en ai assez de jouer au chat et à la souris avec toi. Mais c'est tellement dur de sauter le pas. Y a tellement de barrières. Un prof n'a rien à faire avec une élève, et puis tous ces antécédents... Je peux pas effacer une haine qui a tenu bon pendant si longtemps d'un claquement de doigts, même si maintenant je sais que tu as tout fait pour l'alimenter. Bon Dieu, c'est tellement compliqué. Il a raison, je vais m'en aller. Je vais rattraper Kieran et lui expliquer, et tout redeviendra comme avant.

Je me redressai légèrement, et mes yeux tombèrent sur son visage, sur ses yeux tellement habités par la douleur. Je ne me suis toujours pas habituée à les voir ainsi, ça me fait toujours un choc. Un genre de soubresaut qui me retourne le cœur. Ça m'insupporte de le voir comme ça. Mais qu'est-ce que je peux bien y faire ? C'est impossible, voilà tout. Je ne contrôle absolument pas les mots qui s'échappent de ma bouche.

- Ça vous dirait de sortir avec moi ?

Je suis livide, de peur, de timidité, de tout. Je balbutie, en parvenant je ne sais comment à garder mes yeux dans les siens :

- Juste pour voir, quoi. Pour essayer. Et je vous promets que ce n'est pas un jeu.

Un rire cynique me traversa. Elle savait pas ? Vraiment ? Le pire dans cette histoire c’est que je savais qu’elle disait vrai. Elle n’avait pas su comment le repousser sans le vexer. Pas sut lui dire qu’elle ne voulait pas et ce pauvre môme c’était fait avoir, pensant qu’elle était consentante…Et moi…Moi, là, je me dégoutais sévèrement. J’avais envie de saouler aussi, juste une soirée. Je ne demandais que l’oubli, rien que ça. Ce n’était pas grand-chose si ? Mais même ça je n’y avais pas droit.

Je me figeais soudainement au son de sa petite voix. Il était visible qu’elle avait du mal a parler, qu’elle ne savait même pas ce qu’elle me demandait. J’eus un ricanement presque amusé, trop amer sans doute.

« Sortir avec toi ? … »

Je fondis sur elle, inconscient d’être menaçant car trop grand face a sa fragilité.

« Je ne suis pas un gosse de 17 ans Blake…Je ne me contenterais pas de chastes baisers…D’un sourire de temps en temps…Je ne me contenterais pas de te ramener gentiment a la maison après le couvre feu…Ni d’un sms pour me dire que tu préfère aller faire du shopping avec une copine…Tu saisis ? »

Je murmurais mais ma voix portait sans peine jusqu'à elle. J’étais si proche qu’elle ne pouvait faire semblant de ne rien entendre. Je fis un pas en avant, elle en fit un en arrière. Sortir avec moi ? Qu’est ce que tu voulais hein ? Tu ne sais pas ce que c’est que d’être avec moi. Tu as l’habitude des gamins de ton age.

Je l’encerclais de mes bras, posant les paumes sur la table contre laquelle elle venait de buter.

« Tu veux essayer ? »

Je ne voulais pas lui faire peur, non j’en avais assez en fait, mais elle venait de réveiller ma colère en me demandant ça, parce qu’elle savait que j’en crevais d’envie, que je la voulais, dans mes bras, dans mon lit, dans ma vie. Mais je n’étais pas un môme, j’étais beaucoup exigeant. Je lui demanderais tellement que je n’étais pas sur qu’elle puisse me donner autant. Avait elle conscience de ses mots ? Je n’en savais rien

Je frissonnai de tout mon corps lorsqu'il se rapprocha de moi. Il était tellement grand, beaucoup trop en fait. Sa voix me glaça tout entière. La façon dont il assénait les mots pourtant seulement murmurés était terrifiante. Ah çà, il savait me faire peur, il avait toujours été doué pour ça depuis qu'il connaissait ma faiblesse. Ses sous-entendus étaient évidents mais je les repoussais furieusement, m'obligeant à ne pas envisager de telles choses. Son regard était toujours planté dans le mien, refusant de me lâcher, et je n'arrivais pas à détacher mes iris agrandies par la peur des siens. La peur ? Ce n'était pas que de la peur. J'étais surtout impressionnée en fait.

J'eus beaucoup plus peur quand je me retrouvai coincée contre la table. Trop près. Trop près ! Mon cerveau me hurlait des cris d'alarmes alors que je devenais sa prisonnière. Je m'étais fait avoir bêtement, papillon de nuit hypnotisé par la lumière. Est-ce que je voulais essayer ? Je pouvais pas vouloir essayer alors que je flippais comme pas possible simplement parce qu'il m'acculait.

- Ou-oui, balbutiai-je sur un ton presque interrogatif.

Oh Blake, ce que tu peux être conne, ma pauvre fille. En plus tu as dit ça d'un ton tellement convaincant. Évidemment que non, je ne pouvais pas essayer. C'était un vrai engagement qu'il me demandait, et j'avais déjà du mal à supporter de sortir avec un mec comme le font toutes les adolescentes. Alors, assumer une relation pleine et entière avec un adulte ? Même pas en rêve. Seulement ça, je n'arrivais pas vraiment à y penser alors que son regard perçant m'évaluait. D'une voix un peu plus ferme, je m'obstinai :

- Oui, je veux essayer !

J'arrivais presque à calmer mes tremblements. Ben voilà, c'était déjà un progrès notable, non ?

Non. Tu ne peux pas pas vrai ? Tu n’en étais pas capable et tu le savais. Sa voix hésitante aurait pu me faire sourire, c’est vrai. Cette affirmation qui n’en était pas une. Elle se leurrait. Se voilait et je ne savais même pas pourquoi elle faisait ça. Pourquoi elle nous emmenait sur ce terrain, pourquoi elle voulait a tout prix se prouver quelque chose qu’elle ne pourrait pas assumer. En fait, j’étais soudainement terriblement las. Mon cœur était fatigué de tout ça, elle m’épuisait, suçait ma vie comme un vampire et ne s’en rendait même pas compte. Elle faisait miroiter devant mes yeux une chimère délicieuse qui ne pouvait marcher.

Je secouais légèrement la tête. La colère dans mes iris fondit totalement. Ce n’était qu’une gamine qui jouait a des jeux d’adultes sans rien comprendre…Mon front se posa sur son épaule, comme si toute combativité avait disparu de ma chair, ce qui était vrai dans un sens. Me battre encore et toujours contre elle, contre ce qu’elle provoquait en moi. Tenter de renier ce sentiment destructeur. Tenter de l’oublier ou de le détruire…Je ne pouvais pas et pourtant j’essayais, encore et toujours.

« Non, tu ne veux pas essayer Blake. Tu veux fuir. Je te fais peur, je t’ai toujours fait peur en fait. Tu ne serais pas capable de nous assumer et tu le sais parfaitement. Pourquoi tu t’entête hein ? »

Murmurais je en fermant les yeux, mon front juste logé au creux de son cou, son parfum me parvenait par vague alors que j’inspirais presque avidement l’air.

« Ecoute toi parler…Cette voix là, ces mots là…tu pense le contraire. Je ne veux pas d’une comédie qui me tuera un peu plus chaque jour…Tu ne pourras jamais m’offrir ce que je demande, c’est comme ça, je ferais avec. J’ai toujours su faire avec. »

Sauf que je ne savais pas combien de temps je pourrais supporter ça. Je ne savais pas combien de jour je pourrais passer a faire semblant, a terrer ma douleur et ma colère. Mon envie aussi, ma soif, ma faim d’elle. Combien de jour avant que je n’abandonne ? Que je meurs ?

Pourquoi je m'entête, hein ?

Excellente question.

Je tente de reconnecter mes pensées à une poignée de neurones encore en état de marche. Pourquoi m'entêter ? Pourquoi est-ce que je m'obstine dans une voie qui le frustrera nécessairement, qui ne fera que le faire souffrir davantage, et qui m'entraînera dans son sillage ? J'ai la perfide sensation que c'est désormais trop tard pour limiter les dégâts.

Je m'entête parce que j'ai envie. Je sais que ça va mal se finir, je sais qu'on va le regretter tous les deux, et je sais que je serai l'unique fautive, parce qu'il m'aura suffisamment prévenu ce jour-là. Mais j'ai vraiment envie d'essayer. Ça me frappe comme une évidence alors que son visage se niche dans mon cou, alors qu'il se laisse enfin totalement aller, pour la toute première fois depuis le début de ce lien houleux que l'on traîne comme des casseroles. Ses cheveux sont doux sur ma peau, son haleine caresse ma gorge, et alors, enfin, je me détends. Toutes mes crispations s'envolent et je pousse un léger soupir de soulagement.

- Ce n'est pas vrai. Ça fait longtemps qu'on ne peut plus faire avec, ni vous ni moi.

Ma main se faufile dans son cou et glisse dans ses cheveux. Une drôle de sensation envahit mes entrailles alors que je frissonne d'apaisement, de plaisir, d'interdit. Pourquoi est-ce qu'il n'a pas fait ça plus tôt ? pourquoi toujours se cacher derrière la colère et la douleur ? Il suffisait de se laisser aller pour que tout guérisse.

- Quitte à souffrir, au moins, on saura qu'on a tout fait pour effacer ça.

Elle n’avait pas le droit de me tenter ainsi. Pas le droit de donner corps, consistance a ce que je ne devais même pas rêver. Elle ne pouvait pas m’enivrer de ses mots, de leur sens. Elle ne pouvait pas me détruire dans cette douceur trompeuse et pourtant…pourtant je l’écoutais avidement, affamé de ce qu’elle me laissait espérer. Je n’étais qu’un idiot, un sombre idiot qui se damnerait sans faiblir parce que là est sa voie, son choix.

Je sens ses doigts sur ma nuque, légers presque hésitants et pourtant empreint d’une volonté que je n’avais pas soupçonné. Je devais être fou pour accepter ça, je ne pouvais mais son parfum, son regard juste sur moi, que sur moi. L’illusion d’un moment parfait me tordait le ventre. Elle était jeune, trop jeune pour moi. Elle ne savait pas ce que c’était, n’avait jamais vécu ça. Elle n’avait jamais flirté, jamais joué au jeu de la séduction comme tout ado normale. Elle était innocente, malhabile, maladroite. Elle me ferait mal. Elle me tuerait sans doute. Ma peau la reconnait et s’anime sous ses doigts, je ferme les yeux plus fort, n’osant bouger, n’osant respirer. C’est idiot. Elle allait me perdre….

« Tu ne sais même pas aimer… »

Non, elle ignorait ce que c’était, elle ne savait pas. Naïve sans doute, elle blessait sans même s’en rendre compte, avec elle, j’avais l’impression de vivre et de mourir en même temps. De me perdre et de me retrouver. Elle m’assénait sa vérité qu’elle croyait sans doute absolue.

« Reste avec moi..Aujourd’hui. Cette nuit, demain…celle d’après…Même si tu ne peux pas, dis moi le contraire, je ferais semblant d’y croire. »

Ma main glissa sur sa taille et je la serrais contre moi, enfonçant mon visage plus profondément dans la mer de ses cheveux, sentant les déliés de son corps contre le mien, ses tremblements, les miens. Mon souffle un peu rauque, hiératique. Elle ferait semblant d’y croire, je ferais semblant de ne rien voir. On ignorerait ce qui nous séparait en espérant que rien ne nous tuerait. C’était pathétique n’est ce pas ?

Mon esprit se cabre, presque vexé de cette vérité qu'il assène. Je ne sais pas aimer ? Et lui alors, hein ? Ce n'est pas que je ne sais pas aimer, c'est que j'ai peur d'aimer. Mais finalement, j'ai peut-être beaucoup plus conscience que les autres de ce que ça signifie. Mais me vient à l'esprit une autre question beaucoup plus importante à mes yeux que mes propres capacités à aimer. Ma gorge est obstrué d'une boule douloureuse, mais vaille que vaille, je la prononce :

- Parce que tu m'aimes, toi ?

Je suis passée au tutoiement sans même m'en rendre compte. Sa main sur mes hanches éveille des dizaines de sensations en moi, les mêmes, finalement, que lorsque je suis sortie de ce cauchemar et que je l'ai embrassé sans réfléchir. Mes mains quittent enfin la table et je m'agrippe à lui, presque suspendue à ses épaules. La carapace est tombée, et je le serre contre moi presque convulsivement, nichant mon visage au creux de son cou en miroir de lui. Mes lèvres s'animent au contact de sa peau sans que je l'eusse seulement décidé.

- Je reste. Je resterai, je suis là maintenant, c'est terminé... Je suis là...

J'avais l'impression de devoir le rassurer comme un enfant qui vient de retrouver sa mère après un long cauchemar, et finalement c'était plus ou moins ce qui s'était passé. Un cauchemar si long, bien trop long, et je frissonnais en songeant que je n'en avais connu qu'une infime partie. A l'instant, je ne pensais plus à tous les avertissements qu'il m'avait donnés. Il n'y avait plus que lui, moi, et ma bouche couvrant sa nuque de baisers.

Sincères et désirés.

Cette question plana jusqu'à moi, glissa dans mon oreille avec une certaine hésitation. Caché dans son cou, m’abreuvant a ce qu’elle était, je souris doucement. C’était une question étrange, malhabile, importante pour elle alors que pour moi, elle n’était rien. Elle n’était rien parce que si petit par rapport a ce que j’étais a ce qui me vrillait la poitrine, me perçant l’âme. Le mot amour était il finalement assez fort, pouvait il prendre dans ses simples syllabes l’immensité de ce qui me rongeait ?

« Regarde moi…Je me suis damné au moment où je t’ai vu, pour toi, j’ai oublié mes principes, mes propres valeurs…J’ai même faillis démolir un élève…Ces mots que tu me demande, ils sont si faciles a dire, trop parfois. Souvent vides et creux. Pourtant, je crois qu’ils n’ont jamais été aussi vrais que lorsque je te regarde. »

Je sens ses bras m’enlacer, ses doigts s’agripper a moi, a mes épaules. Et le soupir qui m’échappe et tremblant, en lui s’écoule ma colère, ma frustration, cette douleur intense qui semble enfin se taire. Tout mon corps se détend, apaisé. Je sais, je sais que je n’aurais jamais du l’approcher, ni croiser son regard. Je me damnais juste pour un éclat de jade mais en cette minute, cette seconde où elle me serrait contre elle, je m’en fichais. Quitte a être maudit, je voulais l’être en tenant entre mes doigts une chimère envoutante. Ma faiblesse, ma vulnérabilité, j’étalais tout a ses pieds, elle aurait pu m’écraser d’un talon, sans un mot, dans un sourire que je ne lui en aurait pas voulu. Ses lèvres se promènent sur ma nuque, faisant frémir ma peau, la brulant a chaque baiser. Ma main remonta doucement, presque hésitante, elle plongea avec délectation dans ses cheveux, faisant glisser les boucles entre mes doigts. Ma paume se posa sur sa joue…

J’avais peur soudainement, si peur. La terreur je la connaissais, mais pas cette vague froide et paralysante qui faisait trembler ma chair. Elle me ferait souffrir, je le savais, sans le vouloir, sans le préméditer, elle le ferait parce qu’elle était comme ça. Mais après tout, souffrir, c’est vivre et aimer songeais je en cherchant ses lèvres doucement, plus délicat que je ne l’avais jamais été avec elle. Je l’avais forcée, heurtée mais pas cette fois…Non cette fois, j’avais trop peur. Peur qu’elle fuit, peur qu’elle oublie, peur qu’elle renie…

« Il n’y aura que toi… »

Je ne suis pas vraiment experte en la matière. Il n'empêche que même s'il ne prononce pas les mots que toute fille rêve d'entendre - enfin, toute fille normalement constituée, moi je les ai toujours fuis - ce qu'il me chuchote ressemble fort à une déclaration d'amour. C'est tellement... perturbant de le voir comme ça ! Sans masque et sans colère, sans haine, sans plus aucune douleur que la crainte que je le lâche. Mais c'est cent fois plus agréable aussi. Je le préfère comme ça, pourquoi est-ce qu'il n'a pas fait ça avant ?

Parce qu'il ne t'avait pas, souffle une minuscule voix. N'est-ce pas suffisant comme preuve de son attachement ?

Je le sens soupirer et se détendre, juste comme je l'ai fait quelques instants plus tôt, lorsqu'il a enfin brisé entièrement le masque. C'est fini, maintenant. Plus personne ne souffrira plus. J'ai totalement oublié ses propos quant à ce que je devrais être capable d'assumer. Ici et maintenant, tout se passe merveilleusement bien, alors pourquoi s'en faire pour plus tard ? Je me colle davantage à lui alors que ses lèvres remontent doucement en caressant ma peau, plus avide de son contact que je ne l'ai jamais fui, comme s'il fallait rétablir l'équilibre.

Après tout, il y a un an de haine et d'insultes à effacer. Il va en falloir, des étreintes, pour y arriver, songé-je stupidement alors que sa bouche effleurait la mienne, si tendre, si douce, le parfait contraire de mes rêves. C'est fou comme je peux avoir des réflexions débiles quand on m'embrasse, pensé-je de nouveau avant de me déconnecter pour de bon et de n'être plus que sensations physiques.

J'ai une telle perception de son contact. Sa main farouchement posée sur ma hanche, son bras m'enserrant la taille presque à m'en faire mal, de peur sans doute que j'essaye de me libérer, et j'ignore s'il me laisserait faire si j'essayais. En contraste total, son autre main se fait douce et légère sur ma joue, et je tremble de ce contact si attentionné. Sa voix, je ne la reconnais même pas, aux antipodes de celle de glace qu'il utilise habituellement. Je ferme les yeux et nos lèvres se posent enfin franchement sur celles de l'autre.

Timidement. A tâtons, nous nous cherchons. Nous nous embrassons enfin sans l'imposer à l'autre, cela mérite de savourer la découverte. Mille sensations m'assaillent et je me sens perdre légèrement l'équilibre, juste maintenue par la force avec laquelle il me serre. Cela fait tellement de bien de me sentir soutenue ainsi. Enhardie, j'entrouvre les lèvres, et nous nous redressons alors que nos langues se rencontrent doucement, délicatement. Mes mains se nouent derrière son cou alors que je me suspends presque littéralement à lui, l'embrassant plus avidement au fur et à mesure que les secondes passent, presque sur la pointe des pieds. Je suis tellement minuscule face à lui. Ça m'a toujours fait peur, mais maintenant, j'ai l'impression que son ombre me protège au lieu de me menacer.

La cloche sonne.

Je le lâche brutalement, trop brutalement. J'ai totalement oublié l'endroit où nous étions. Et merde ! Je n'ai pas envie d'aller en cours ! Je veux rester avec lui, apprendre à connaître cette facette qu'il m'a toujours dissimulée ! Mon ventre me brûle atrocement et je touche machinalement mes lèvres du bout des doigts. Je crève de l'embrasser de nouveau. Je crève de cette tendresse qu'il a transformé en lame pendant bien trop longtemps. La meilleure défense, c'est l'attaque. Tu parles. Je m'humecte les lèvres, tentant vainement de retrouver le goût des siennes. Peine perdue.

- Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? murmurai-je désolée.

Je ne sais pas comment me comporter avec lui. Je ne sais pas ce qu'on peut faire. Une sortie au cinéma de temps en temps ne le satisfera pas, d'accord, mais qu'attend-il de moi dans ce cas ?

Moi, en tout cas, je sais ce que j'attends de lui, alors que ma bouche frémit déjà de l'absence de la sienne, que tout mon corps réclame d'être serré contre le sien.