Salle 115 | Raphaël

Il fallait frapper un grand coup. Ne pas lui laisser le temps de répliquer. Après tout, force était de constater que la belle Elle ne s'attaquait pas à n'importe qui en ce mois de mai naissant. Aussi avait-elle tout prévu dans les moindres détails, sans rien laisser au hasard. La clef de la réussite résidait dans l'importance du timing. Que la démone manqua la fenêtre de tir qui s'offrirait à elle, et le bel angelot s'en tirerait indemne. Alors, il faudrait tout recommencer avec la certitude qu'il saurait, désormais, que quelqu'un en avait après lui.

Elle était venue plus tôt, ce matin là, marchant d'un bon pas et de bonne humeur. Son matériel était soigneusement caché dans son sac, certes plus gros que d'habitude mais qui n'en devenait pas pour autant suspect. Demandant l'aide d'une certaine Vanessa qui, si elle ignorait les dangers qu'elle courait en prêtant son concours à sa toute nouvelle amie, n'en était pas moins heureuse de rendre service. En cas d'échec, Elle devrait marchander pour sa vie, sans l'ombre d'un doute mais exceptionnellement, c'était un risque qu'elle était prête à prendre.

« Donc, je vais le voir, c'est ça ? demandait l'adolescente naïve. Et je lui demande de venir en salle 115. Parce que tu le demandes. Et je ne sais pas pourquoi. » À chaque affirmation, elle attendait que Elle lui confirme d'un hochement de tête qu'elle avait bien compris avant de continuer. « D'accord ! Eh bien... À tout à l'heure ! J'espère qu'il appréciera. »

Elle avait conclu sa tirade sur un clin d'œil complice — la pauvre semblait persuadée qu'Elle s'intéressait au beau Raphaël — avant de s'engouffrer dans les couloirs du lycée. Bien ! Il ne lui restait plus qu'à faire de même. Refermant la porte de la fameuse salle 115 derrière elle, elle éteignit les lumières avant de fouiller dans son sac et d'en sortir les trois armes du crime.

Il ne restait qu'une seule faille à son plan : son aura. Maudite auréole mystique qui la suivait comme une mauvaise odeur ; elle n'avait en effet pas beaucoup plus d'avantage que le doux fumet nauséabond de pieds trop longtemps délaissés. On pouvait la repérer, presque la suivre à la trace et le pire ! Malgré ses efforts, elle ne pouvait s'en débarrasser — mais ses pieds s'en sortaient très bien quand à eux, merci de vous en soucier. Aussi, il y avait fort à parier que l'archange flairerait le piège avant de s'y précipiter. Elle espérait cependant que, pousser la par curiosité et par l'absence d'agressivité dans l'aura de la démone, il tenterait tout de même sa chance.

Elle l'avait senti approcher. D'abord confiant, il avait ensuite ralenti le pas à mesure que l'impression devait se transformer en certitude. Depuis qu'Elle était arrivée au lycée, ils se tournaient autour sans s'être encore rencontrés. Savait-il seulement comment elle se faisait appeler ? Sans doute, il n'était pas né de la dernière pluie après tout. S'il était venu, c'était qu'il était intrigué. Elle allait utiliser ça contre lui.

Quand la poignée commença à tourner, Elle ne bougea pas. Quand la porte s'entrouvrit légèrement, Elle ne bougea pas. Quand un bras apparut pour ouvrir la lumière, Elle ne bougea pas. Par contre, quand la porte s'ouvrit totalement, elle saura de son perchoir — en l'occurrence, le bureau du professeur — en lui jetant deux objets non identifiés, le tout avec un petit cri guerrier.

« Et maintenant, achange Raphaël, somme nous deux immortels condamnés à un combat épique jusqu'aux trompettes célestes du jugement dernier ? » demanda-t-elle avec sérieux tout en brandissant — fort bien, d'ailleurs — une fausse épée en plastique.

S'il avait eu une once de réflexe, le dit archange devait tenir dans sa main une identique et une pièce en or.

Attirer l'attention d'un archange ? Mentalement, la démone apposa un magnifique check sur cette ligne de sa liste des choses importantes à faire.

Que les adolescentes pouvaient être stupides le plus souvent... C'était marrant de jouer les ados, mais quand je voyais certaines petites dindes gloussantes, je me rappelais que j'étais bel et bien un adulte. D'ailleurs, je ne me souvenais pas avoir été jamais aussi insouciant, mais l'époque à laquelle j'étais née ne s'y prêtait pas vraiment, il fallait le reconnaître. J'avais mon petit succès au lycée, je faisais partie des plus beaux mecs du lycée, je le savais via les réseaux sociaux où les filles s'amusaient à faire des classements. Elles classaient aussi les profs d'ailleurs. Internet était un petit bijou, j'adorais totalement ce genre de technologie, en étant très friand et m'en servant sans vergogne, me mettant vite à la page et développant mes capacités informatiques. Hors de question de rester coincé à l'âge de pierre.

J'écoutais donc les papotages de Vanessa qui se faisait la messagère d'une copine à elle. Elle justement. Ah... Ne serait-ce pas la démone qui venait quelque peu compliqué mon immersion dans ce lycée ? Une petite blonde pétillante d'ailleurs. Nous nous étions aperçus, sans nous approcher, question de prudence. Il y avait une sorte de statu quo. Je ne t'emmerde pas, tu ne m'emmerdes pas et les hippopotames seront bien gardés. Mais voilà qu'elle semblait chercher à m'approcher. En voyant arriver Vanessa, j'avais naïvement pensé qu'elle venait au nom d'une copine qui voulait sortir avec moi, mais l'enjeu était plus important que ça.

Je m'étais discrètement renseigné sur Elle, intrigué par son aura. Elle venait de débarquer, quelques semaines seulement après moi. Devais-je y voir une simple coïncidence ? Sans doute, pourquoi aurait-elle cherché à me surveiller ou me mettre des bâtons dans les roues ? mais force était de constater que ces derniers temps, les choses s'étaient enflammées. La guerre n'était plus si discrète et il y avait des agressions de plus en plus fréquemment. Ce qui était ennuyeux. Je n'avais pas eu vent d'une offensive de la part des anges et je ne savais même pas d'où ça venait. Gabriel était occupé avec sa petite protégée, Azraëlle était aux abonnées absentes... Alors qui foutait la merde ?

Finalement, je quittai mon banc pour me diriger vers la salle où m'attendait la démone. J'étais assez confiant, je n'étais pas un angelot né de la dernière pluie et je savais me défendre en cas d'attaque, mais je n'imaginais pas un piège de sa part. Pas pour un affrontement physique en tous les cas. Mains enfoncées dans les poches de mon pantalon d'uniforme, cravate défaite, veste oubliée dans un coin je ne savais plus où, je ne portais pas ce foutu uniforme de façon impeccable, mais je n'en avais rien à faire de leurs petites règles ridicules.

L'aura se précisait au fur et à mesure que j'approchais. Prudent malgré tout, j'ouvris la porte, découvrant Elle, mais avant de pouvoir faire quoique ce soit, elle me lança deux trucs que je rattrapai presque maladroitement, surpris de la brusquerie de l'attaque. Mais je les rattrapais pourtant, avant d'aviser une pièce de monnaie et une... épée en plastique ? C'était quoi ce délire ? Je levai un regard incrédule vers elle alors qu'elle me sortait une réplique toute droit sortie d'un film... Ah oui ! Je regardais la pièce de monnaie, avant de me rappeler d'où cela pouvait provenir. Je levai de nouveau le regard vers elle, amusé malgré moi par cette entrée en matière non conventionnelle. Je refermai la porte derrière moi, avant de lancer la pièce en l'air et de la faire disparaitre entre mes doigts, tel un vrai magicien. Ah l'art de la prestidigitation... Je jouai avec l'épée, prouvant par là même que je savais m'en servir, avant de répliquer, ouvertement amusé :

- Tu peux aussi te rendre.

Je fis une petite révérence à la démone, avant de reprendre :

- Superbe entrée en matière, je suis impressionné... Ça me change, j'adore... Mais attention, Elle, je pourrais en venir à t'apprécier si tu mènes notre échange avec la même légèreté. Et cela ne serait pas convenable n'est-ce pas ?

Cette fille me plaisait, elle avait une façon inédite de m'aborder et ça me changeait agréablement. Finalement, je ne pouvais que louer ma curiosité.

- Je vois que ma réputation m'a précédée puisque me voilà démasqué. Tu as un avantage certain sur moi.

Force était de constater que Elle ne s'était pas attendue à ce que Raphaël jouât le jeu. En cela, elle était agréablement surprise. Sans tout de suite le classer dans la catégorie des gens fréquentables — il restait un ange — elle pouvait au moins aborder cette première rencontre avec le sourire.

« Vil flatteur, tu n'apprécies que parce que je t'ai laissé le rôle de Jack, » lui répondit-elle. « Néanmoins, je te retourne la remarque. Quelqu'un capable de citer Pirates des Caraïbes, même s'il promène avec des ailes blanches dans le dos — elle fit mine de tenter de regarder dans son dos — ne peut pas être foncièrement mauvais. »

Cela lui faisait au moins une qualité, en tout cas. La démone ne voulait se faire aucune illusion : s'il jouait un lycéen, c'était qu'il avait quelque chose à y gagner. Alors quoi ? Une couverture pour ourdir de sombres projets ? Un moyen facile de moissonner les âmes ? Peut-être un peu des deux. Ce n'était pas Elle qui allait le condamner, cependant, ses propres objectifs s'en rapprochaient, d'une certaine façon. Bien entendu, sa façon de faire était bien plus louable !

« Que veux-tu ? Il fallait choisir un autre métier, quand tu étais petit. Archange, ça a des avantages mais aussi des inconvénients. »

Elle lui fit un petit clin d'œil, s'asseyant en tailleur sur le bureau, son « épée » posée sur ses genoux.

« Laisse moi me présenter : Elle Greece, pour te servir. J'ai porté bien d'autres noms, mais j'ai bien peur qu'ils ne te disent rien de plus que celui la. »

Elle lui sourit, joueuse. Cette première confrontation s'annonçait paisible. Tant mieux, Elle n'avait pas le cœur de se battre. Pas ici, pas maintenant.

- J'avoue.

Oui, je connaissais Pirates des Caraïbes et toutes sortes d'autres films, éclectiques au possible. Comme déjà dit, j'adorais la technologie, et le cinéma, les DVD en étaient un merveilleux exemple. Je ne délaissais pas les livres pour autant, mais je vivais à la page. Et puis, j'avais du temps à tuer, on ne pouvait pas dire que mon emploi du temps m'empêchait tout loisir. Sans compter que l'éternelle sortie au cinéma était un bon plan pour attirer les filles que je voulais bénir. Et puis, je ne me refusais jamais une petite soirée avec mes camarades du moment. J'étais facilement approchable, magnétique, et j'attirais les gars les plus cools du lycée comme un aimant. Et les filles bien entendu. Même si ma cible ne faisait pas partie de cette élite. Elle était délicate, intelligente, introvertie... Et cachait des talents certains de conteuse. Je l'avais déjà entendue et elle aurait été une excellente conteuse itinérante quelques siècles plus tôt. Je n'avais aucun mal à imaginer Sorcha comme une barde ou un troubadour. Elle aurait adoré.

- Mais ne sais-tu donc pas que je suis le Maître des Vertus ? Tout est dans ce modeste titre.

Je lui décochais un sourire charmeur et inoffensif. Maître des Vertus, Archange Guérisseur, bla bla bla, j'avais tellement de titres pompeux... Qui me faisaient bien rire, mais qui ne me faisaient pas prendre la grosse tête, contrairement à ce cher Gabriel. Je ris, détendu, quand elle me fit remarquer que j'avais choisi la mauvaise voie quand j'étais plus jeune.

- Oh, il y a certainement assez de qualités pour que je me console des inconvénients. Et puis, c'est la rançon de la gloire, je m'y suis fait avec le temps.

Voilà, nous étions des ennemis, nous ressemblions à deux adolescents, nous étions potentiellement très dangereux et terriblement puissants et pourtant, nous badinions de manière civilisée. Et il n'y avait pas encore de ton menaçant ni d'insultes. Elle me plaisait bien cette démone. Elle s'installa sur le bureau, nonchalante et je m'approchai, m'appuyant contre le premier pupitre en face d'elle.

- Mince, je n'ai pas une sommité démoniaque en face de moi ?

Je traitais donc avec une démone insignifiante ? Tout le monde connaissait Azraëlle, Gabriel ou Raphaël... Qu'en était-il des Abaddon et autres démons que l'on citait dans les ouvrages ?

- Enfin, tant pis, je me contenterais d'une anonyme, dur pour mon égo... Que me veux-tu Elle ? Que nous discutions de nos goûts cinématographiques ?

« Et non ! Mais ce n'est pas ma faute, ce n'est pas moi qui écrit le script. »

Cette conversation n'avait ni queue ni tête. Après tout, il jouait le jeu, pourquoi se priverait-elle ? Elle aimait ce genre de dialogues, complètement déconnectés de la réalité, surtout quand elle ne savait pas encore sur quel pied danser. Il était beaucoup plus facile d'aborder un archange avec auto-dérision que sérieux, après tout. La démone ne se voyait pas, en effet, dans le rôle de la justicière, elle n'était pas du genre à dicter ses leçons de moral. Quant à menacer ses adversaires, il s'agissait là d'une manœuvre qu'elle faisait rarement et surtout pas quand elle n'était pas certaine de pouvoir mettre ses menaces à exécution. Pour l'heure, elle ne voulait qu'une chose : marquer les esprits. Son territoire, aussi. Il n'était pas question qu'elle se conduise comme une étrangère, une invitée sur la terre d'un autre. Elle était venue, elle avait vu, elle s'était installée et Raphaël devrait vivre avec.

« Rien de particulier. Dire bonjour à mon nouveau voisin, résuma-t-elle avec un sourire enjôleur. Alors comme ça, j'ai en face de moi le fameux Maître des Vertus. C'est amusant, je t'ai toujours imaginé avec une toge, des sandalettes et une auréole. Je me suis toujours demandé comment vous avez réussi à faire naître ce mythe, d'ailleurs. Après tout, je n'ai jamais vu un de tes semblables se promener avec un anneau en or lévitant au dessus de sa tête. »

Mais les anges étaient des faiseurs de mythes, elle était bien placée pour le savoir. Ils aimaient enflammer l'imagination mortelle, l'embraser même. N'en avait-elle pas fait les frais, à Jérusalem ? Ne lui avait-on pas volé son projet, son œuvre, pour en faire la première région monothéiste du monde ?

« Deux angelots m'ont attaquée, quelques jours avant mon premier jour ici. Alors même si je doute que tu sois lié à tout ça, j'ai préféré m'assurer que ma présence ne te... dérangeait pas. » Elle esquissa un léger sourire, observant le corps de jeune homme que lui offrait l'archange. On aurait presque dit elle en version masculine... et avec des ailes peinturlurées en blanches. Elle retint le frisson qui lui chatouilla l'échine. « Après tout, rien ne nous oblige à nous sauter à la gorge. »

C'était bien joli de plaisanter concernant les films mais elle n'était surement pas là pour cela et si son entrée en matière avait le mérite d'être divertissante et de la faire grimper dans mon estime, je voulais savoir ce que cette démone atypique me voulait. Et je n'accepterais pas la simple entrevue de courtoisie. Nous étions ennemis, de par nos races, même si je n'étais pas vraiment du genre à assassiner le premier démon que je croisais. Je n'étais pas vraiment un guerrier de base, plutôt un intrigant, je laissais les faits d'arme et la gloire aux autres, je préférais l'ombre.

Pourtant, ma réputation m'avait devancée. J'étais l'un des archanges les plus puissants et les plus connus et aussi le plus bienfaisant par mon pouvoir de guérison, réel, bien que différent de celui que l'on pouvait me prêter dans l'imaginaire collectif, soigneusement entretenu par les écrits sur lesquels nous avions main mise, diabolisant les démons, et faisant des anges des êtres de bonté et de pardon.

Ahah, la bonne blague.

Je ricanai à l'image qu'elle se faisait de moi.

- Oh, j'ai porté la toge, à une lointaine époque. Concernant l'auréole, c'est aussi facile de faire gober ça que de vous représenter avec des cornes et une queue fourchue.

J'esquissai un sourire narquois. Nous étions passés maîtres dans l'art de la tromperie et de la manipulation, franchement, ce n'était pas bien difficile de faire avaler à peu près n'importe quoi, surtout sur une image vieille de plus de 20 siècles. Elle m'apprit alors qu'elle avait été attaquée par des anges, du menu fretin si elle était encore vivante et devant moi. Décidément, il y avait bien des incapables parmi nos rangs, mais c'était aussi la faute de certains de mes confrères qui bénissaient à tout va et n'importe quoi.

- Des incapables puisque tu sembles en pleine forme...

J'avais dit cela sans me départir de ma bonne humeur. Non, je n'étais en rien derrière tout ça et je ne savais même pas d'où ça venait, même si cela m'emmerdait sérieusement d'être tenu à l'écart de ce genre d'initiative qui était tout, sauf anodine.

- Cette école est sans doute assez grande pour nous deux... Tu ne lorgnes pas sur mes cibles, je ne m'occupe pas des tiennes et tout se passera bien.

Était-ce là un vœu pieu ? Elle ne semblait pas encline à se mêler de mes affaires, mais je ne la connaissais pas assez pour en juger.

- Cela me chagrinerait de te sauter à la gorge, tu me plais bien.

« Sérieusement, Raphaël ? Tu vas me sous-estimer ? » demanda-t-elle en esquissant une petite moue déçue.

Intérieurement, la démone ne put que maudire cette guerre qui faisait joyeusement flamber tous ses projets. Avec une attitude pareille, nulle doute que ses jours dans ce lycée étaient comptés. Surtout si le beau diable aux ailes blanches se prenaient l'envie de parler un petit peu avec Gabriel. D'un autre côté, c'était un peu le plan aussi ; il était plus facile d'avoir un œil sur deux archanges quand ces derniers s'intéressaient à vous. Plus dangereux. Toujours était-il que si, d'ordinaire, elle faisait profil bas, ses volontés ne survivait pas aux impératifs d'une guerre. Laurys lui avait demandé de fouiner du côté des emplumés couronnés et elle le ferait, en les occupant en prime pour laisser plus de champ libre au Choix.

« Je vais essayer de faire un effort, » promit-elle quand il parla de ne pas se mêler de leurs affaires réciproques. Pieu mensonge ! Elle allait, de fait, ne cesser de se mêler de ses affaires ; pas toujours discrètement, qui plus était. Elle allait devenir l'épine vicieuse enfoncée dans son talon, pas assez douloureuse pour qu'on s'en souciât vraiment, mais suffisamment pour attirer l'attention. « Tu pourrais commencer par me dire qui je dois laisser tranquille, histoire que je ne fasse pas d'impair. »

Ce n'était pas du tout crédible, ça annonçait juste le temps. En attendant, Elle ne se séparait pas de son sourire. Raphaël lui présentait une personnalité intéressante. Arrogante, bien entendu, mais d'une façon différente de Gabriel par exemple. Ce dernier avait un ego surdimensionné, tant qu'il était difficile de s'imaginer comment ses ailes pouvaient le porter. Le pseudo-maître des vertus savait étaler son orgueil dans la finesse et un soupçon de dérision.

« Tu as entendu parler, de cette résurgence d'hostilité entre nos deux communautés ? » demanda-t-elle, penchant la tête sur le côté. « On se tue de plus en plus facilement. C'est dommage, j'aimais bien le statu quo qui s'était plus ou moins installé. »

Parle, Raphaël. Parle. Même tes mensonges pouvaient être riches d'enseignements.

- Ouhh, à t'entendre, on dirait que cela serait une erreur...

Je lui lançai un regard amusé. Et le sourire moqueur qui allait avec. La sous-estimer ? Non, sans doute pas. Bien que je ne sache rien de cette démone, de son âge et de ses capacités. J'allais devoir me renseigner un peu, je n'aimais pas particulièrement les surprises. J'étais un joueur d'échec, je plaçais mes pions et j'essayais d'avoir plusieurs coups d'avance sur les autres. Un joueur de poker également, j'adorais le bluff. Cette démone avait mis au tapis deux anges. Soit ils étaient trop sûrs d'eux et inexpérimentés, soit elle était puissante et âgée. Je préférais la première solution, mais malheureusement, on ne choisissait pas toujours ce qu'on voulait dans la vie et mon instinct me soufflait que j'avais là une adversaire de premier ordre. Une épine dans mon pied. C'était con quand même, de tous les lycéens londonniens, il avait fallu qu'elle s'inscrive justement dans celui-là. Je n'étais pas belliqueux, tant qu'on me foutait la paix et je le lui dis. Sa promesse de ne pas se mêler de mes affaires ne me convainquit pas plus que cela... Très bien, si elle cherchait les ennuis, elle les aurait. Je lui rendrais la monnaie de sa pièce au centuple si elle le désirait. De façon sournoise bien entendu, je n'étais pas un bourrin de guerrier. Et je me fichais totalement de détruire des vies humaines au passage. C'était surement la grosse différence entre elle et moi.

- Mais bien sûr, je vais te faire une petite liste, tu es trop mignonne.

Prends-moi pour un pigeon. Je n'allais pas lui faciliter la tâche en plus. Mais je savais déjà que j'allais devoir la jouer plus fine que je ne le pensais... Approcher plusieurs personnes pour noyer le poisson. Saleté de démon... Mais ce n'était pas de cela dont Elle voulait me parler. Non, elle se dépêcha de parler de ces petites rixes qui parsemaient la ville. J'émis un petit rire silencieux, parfaitement nonchalant.

- J'en ai entendu parler effectivement. Tout le monde doit être au courant, ce n'est pas forcément discret.

Il y avait une sorte de mépris dans ma voix. Non, pas discret du tout. Des attaques au grand jour et bourrines, quel manque de savoir faire. Désespérant. Alors oui, j'en avais entendu parler. Malheureusement, je ne savais pas du tout qui avait initié les hostilités. Et il ne valait mieux pas que je le sache, je risquais de secouer les puces du crétin qui s'était lancé dans sa petite guerre. Dieu n'était pas à l'origine de tout cela. Ou alors, je n'étais pas dans ses confidences. Peut-être approuvait-il les actes d'un groupe isolé, mais pour le moment, l'archange que j'étais n'avait reçu aucune instruction.

- Ouais, le statu quo me convenait également tout à fait. Hélas, on n'a pas toujours ce qu'on veut dans la vie. Il semblerait que nous soyons amenés à nous embrocher joyeusement ! Excitant, non ?

Je n'avais pas grand chose à lui dire à ce sujet, mais je ne voulais pas non plus laisser voir mon ignorance. Elle aurait trouvé étrange que l'un des archanges ne soit pas au courant de l'origine de tout ce foutoir, non ?

- Tu mènes ta petite enquête Sherlock ?

« Que mignonne ? On m'a fait des compliments plus convaincants, tu sais ? » répondit-elle du tac o tac en agrémentant sa remarque d'un petit clin d'œil.

C'était presque frustrant, au final, personne ne semblait être au courant de rien. À part bien sûr les deux angelots qui avaient attaqué Erika. D'ailleurs, les informations qu'elle avait glané en les... interrogeant avec conviction — dirons-nous — ne semblaient pas connues de ce cher Raphaël. C'était une bonne chose, pour une fois qu'Elle pouvait avoir un coup d'avance sur ces maudits emplumés, elle n'allait pas s'en priver.

« D'un autre côté, sauf ton respect, tes semblables font rarement dans la discrétion. Ils aiment les paillettes, les choses qui brillent... On pourrait presque croire que vous êtes en manque de reconnaissance. »

Elle lui adressa un magnifique sourire, plein d'innocence. Ah, qu'il était agréable de titiller les anges sur leurs défauts. Bien entendu, la démone n'était pas du genre à penser que les siens étaient tous des... eh bien, des anges, pas plus que tous les... eh bien, anges fussent des tueurs sanguinaires. Mais comme ils étaient plus ou moins officiellement en guerre, elle pouvait se permettre de faire des amalgames. Surtout qu'à en croire les réactions de son interlocuteur, il serait bien du genre à abonder dans son sens. Aussi se permit-elle d'enfoncer le clou, de façon un peu plus nette et tranchée.

« À croire que votre Papa à tous ne vous aime pas comme il faut. »

Là encore, on ne pouvait pas dire que Satan était un modèle de paternité mais passons. Elle éclata de rire quand il lui demanda si elle menait sa petite enquête.

« Du tout. En fait, je suis ta plus fervente admiratrice et il me fallait absolument un prétexte pour t'approcher. »

- Justement, je voudrais t'éviter d'exploser tes chaussettes.

Je lui décochai un sourire charmeur. Elle était jolie, mais pas forcément mon style, bien que je n'en ai pas de précis. Elle n'était pas une femme fatale. Mais elle était dans la peau d'une lycéenne, comme j'étais dans celle d'un lycéen. Je n'étais pas forcément davantage à mon avantage et surement pas aussi charismatique que se devait de l'être le Maître des Vertus. n'empêche qu'il était agaçant de se douter de la puissance de son adversaire, mais sans avoir aucune certitude. Elle était une vieille démone et assez puissante pour se confronter directement à un archange ancien et reconnu. Soit c'était du bluff, soit elle était certaine de ne pas être si inférieure que cela à moi. Et elle n'avait aucun moyen de savoir que je n'allais pas la tuer ici et maintenant. Difficile de démêler le vrai du faux me concernant.

Mais Elle voulait me tirer les vers du nez concernant les attaques qui avaient eu lieu récemment. Sauf que je n'avais aucune idée d'où cela venait exactement aussi biaisais-je. Elle me fit d'ailleurs remarquer que les anges n'étaient pas connus pour leur discrétion. Je souris légèrement, moqueur. Je ne pouvais pas dire qu'elle avait totalement tort.

- Que veux-tu, certains ont besoin d'attirer l'attention. Il n'y a pas que la crème parmi les anges. Vous avez sans doute les mêmes tares de votre côté.

Non, je ne me vexais pas. Peut-être que d'autres séraphins auraient pris ombrage de cette remarque, comme de jeunes coqs qui avaient besoin de faire les intéressants, mais cela n'avait jamais été dans mon caractère. Elle insista en parlant de Dieu et je haussai les épaules.

- Crois-tu qu'un père peut aimer tous ses enfants de la même façon ? Permet moi d'en douter. Et de toutes façons, il a assez de ses propres affaires à gérer. Et nous les nôtres. Es-tu dans toutes les connivences de ton Maître ?

Mon sourire était éblouissant, comme si n'importe quelle insulte me passait bien loin au dessus de la tête et que rien ne pouvait réellement m'atteindre. Je lui demandais alors si elle menait sa petite enquête, plus pour le forme, qu'autre chose, parce que j'étais persuadé que c'était le cas. Elle biaisa à son tour et je ris, un rire léger dans le climat actuel, mais pas du tout factice.

- Et bien, voilà, tu as en face de toi le célèbre et ô combien sexy Maître des Vertus. Alors heureuse ?

Je lui jetai un regard qui était empli de malice.

- Si tu as un crayon et un livre, je peux te faire une dédicace dans mon extrême bonté.

« Je ne suis pas du genre à m'intéresser à ses plans, si tu veux tout savoir, lui apprit-elle avec un sourire charmeur. Nous nous laissons mutuellement tranquille la plupart du temps. »

Lançant un regard à l'épée qu'elle tenait toujours entre ses mains, elle esquissa un sourire amusé. Mine de rien, elle avait terriblement envie de voir ce qu'il valait une arme à la main. Elle n'avait jamais eu l'occasion de l'affronter, c'était même leur première rencontre mais pour ce qu'elle en savait, sa puissance était loin d'être brute. Elle pensait même pouvoir avoir le dessus au corps à corps pur... sans en être certaine et c'était cette incertitude qui la titillait. Sans être suicidaire, Elle aimait les défis.

Un jour, sans doute, viendrait-elle à lui avec une vraie lame de bon métal forgé. Simplement pour voir.

Mais l'heure n'était pas au plaisir et même si elle tirait un certain amusement de cette petite confrontation, la démone ne perdait pas de vue qu'elle était venue à lui dans un but précis. Un but qu'elle ne pourrait atteindre, au vue des réponses qu'il lui fournissait. Elle était tentée de le croire ; après tout, si ses informations étaient justes — rien ne le garantissait — et si ses déductions étaient exactes — rien n'était moins sûr — alors c'était la corneille Azraëlle qui se cachait derrière ce bourbier, pas le corbeau Raphaël.

« Peut-être une autre fois, joli cœur. Ça me donnera une excuse pour revenir t'embêter. » Se disant, elle déplia ses jambes, s'étira un instant avant de laisser ses pieds retrouver le sol. « Et puis, qui sait. Un jour, c'est peut-être toi qui viendra me demander un autographe. »

Après tout, si Elle n'était pas célèbre — un souhait personnel — le résultat de ses actions jouissaient d'une toute autre notoriété. Peu de chance, cependant, que Raphaël fisse le rapprochement sans aide. S'il parlait à Gabriel, par contre... C'était le meilleur moyen d'attirer définitivement et durablement l'attention des deux archanges sur sa modeste personne.

De quoi remplir parfaitement la mission qu'on lui avait confiée, vu qu'Azraëlle jouait les petites souris.

Je pris bonne note de sa réponse. Elle ne semblait pas vraiment concernée par ce que pouvait magouiller Satan. Si cela était vrai, avais-je à faire à une sorte d'indépendante ? Une démone qui vivait son existence, en parallèle de celle des autres démons, mais sans vraiment se mêler à eux ? Hypothèse à retenir et sans doute à vérifier en temps et en heure. En attendant, j'allais la tenir à l’œil et je supposais qu'elle allait faire de même me concernant. C'était quand même dommage que nous soyons dans des camps opposés, je l'aimais bien et il me semblait que c'était réciproque. Mais pouvions-nous cohabiter pour autant ? C'était assez difficile à imaginer. Même si j'étais assez intelligent pour ne pas chercher inutilement les emmerdes avec un démon, surtout puissant comme je le devinais, ce que je faisais était trop à l'opposé de ce qu'elle était pour qu'elle me laisse agir en toute impunité. A moins que ce ne soit une démone qui se fichait du sort de l'humanité, ce qui m'aurait bien arrangé.

Elle m'assura être heureuse de m'avoir rencontré et je plaisantais en lui proposant un autographe, ce qu'elle refusa, arguant le fait qu'elle pourrait ainsi revenir me voir, cela ferait un bon prétexte. Je souris légèrement, songeur, alors qu'elle glissait que je pourrais bien en vouloir un d'elle. Encore faudrait-il qu'elle soit une démone connue, à mon instar. N'importe qui connaissait l'ange Raphaël, moins connu que Gabriel, moins terrifiant qu'Azraëlle, mais incroyablement bienveillant. Quelle bonne blague.

- Peut-être, effectivement, quand j'en saurais davantage sur toi, mystérieuse Elle.

Ce qui ne devait même pas être son nom. Peut-être avait-elle un nom démoniaque, plus connu, mais je l'ignorais pour l'heure. J'allais pouvoir m'occuper en fouillant un peu à son sujet. Merci ma jolie d'occuper ainsi mes heures creuses. Je quittais ma place, me dirigeant vers la porte que j'ouvris, avant de me retourner et de lui relancer son épée avec un sourire joyeux.

- Bienvenue sur mon terrain de jeux Elle, prends garde à ne pas trop en transgresser les règles.

Joli cœur jusqu'au bout, je lui envoyais un baiser, avant de quitter la salle, d'humeur joyeuse et le pas léger alors que les choses se corsaient pour mon plus grand plaisir.