Vengeance | Hannah

C'était, assurément, un très beau samedi. Alors que le printemps s'apprêtait à tirer sa révérence, l'été ne se faisait pas attendre, même dans la pluvieuse capitale anglaise. Le soleil tapait fort en ce début de mois de juin et ce n'était pas pour déplaire à Elle. En sandalette et en robe, comme il se devait, elle marchait d'un bon train, imposant un rythme endiablé à une Hannah qui aurait sans doute préférer prendre son temps. La prétendue lycéenne avait de quoi être fière d'elle . elle était parvenue à tirer la suédoise de son atelier alors même que l'artiste avait prévu de peindre toute la journée. Une belle victoire, en grande partie due à ses talents de cuisinière. Pas que Hannah fut particulièrement vorace, au contraire même, mais Elle avait su la tenter avec une promesse de tiramisu fait maison. Depuis sa première visite à l'atelier, la démone avait conquis la jeune femme avec ses petits plas. Depuis, elle s'était fait une joie de s'inviter de temps en temps à l'improviste chez sa nouvelle amie. Presque à chaque fois, elle la trouvait le ventre vide, concentrée sur une toile. C'était là une petite routine bien sympathique qui convenait parfaitement aux demoiselles qu'elles étaient.

Elle en avait profité pour en apprendre plus sur la suédoise et, on pouvait le dire, avait été séduite. Intelligente, Hannah l'était, mais pas seulement. Pleine de caractère, fidèle à ses convictions en toutes circonstances et pas seulement quand cela l'arrangeait, elle avançait sans regarder par dessus son épaule et c'était rafraichissant, dans un mond timide et borné.

« Tu vas bientôt arrêter de faire la tête, oui ? » demanda-t-elle en riant, s'amusant à tournoyer autour de son amie pour la dérider. « Tu étais d'accord pour venir, je te rappelle. »

Bon, d'accord, Elle l'avait plus ou moins arrachée à une toile encore vierge. D'accord, Hannah avait une idée de tableau en tête depuis une semaine mais son emploi du temps ne lui avait pas permis de la concrétiser. Mais quand même ! Et puis, il faisait beau, c'était agréable.

À mesure que les jours passaient, la démone avait senti son envie de recruter Hannah diminuer. La suédoise correspondait parfaitement au profil, attention ! Le problème n'était pas là. Seulement, l'antique scandinave avait très rapidement émis une règle simple : le Voile Blanc ne devait jamais savoir qui elle était et ce qu'elle était. Cela impliquait que ses Pactisants et ses Bénis ne devaient pas être dans la confidence ; il n'y avait qu'un immortel, à part elle, qui fut au courant et Elle le tenait particulièrement à l'œil. Or, depuis quelques temps, force était de reconnaître que la démone lorgnait sur l'âme de la demoiselle avec une certaine avidité. Hannah était typiquement le genre de mortel avec qui Elle aimait à se lier.

L'après midi se passa dans le calme et la bonne humeur. La démone fut heureuse que, cette fois encore, la guerre la laissât loin de ses déboires. De façon fort surprenante, le fait de cohabiter avec Raphaël semblait avoir quelques avantages : les angelots préféraient ne pas s'attirer les foudres du Maître des Vertus et la laissaient en paix, craignant d'interférer dans les plans de l'archange. La guerre même semblait s'essouffler. Les plus extrémistes s'en donnaient encore à cœur joie, profitant du chaos et des pretextes qu'il leur offrait pour frapper les rangs du camp adverse mais la plupart, une fois le choc passé, attendaient les mouvements des archanges. Ces derniers étaient jusque là restaient mués. Soutenaient-ils ou condamnaient-ils les individus à l'origine de tout cela ? Difficile à dire et pour ne froisser personne, tout le monde préférait réagir plutôt qu'agir.

Cela permit aux deux demoiselles de passer un très bon moment, errant entre les friperies en parlant art et musique, s'arrêtant de temps en temps à l'ombre d'un arbre pour profiter de la fraicheur toute relative d'un petit zéphyr. Alors qu'elles étaient sur le point de pénétrer dans un parc, un homme passa à côté de Elle et, lui attrapant le poignet sans signe avant coureur, tenta de lui faire une clef de bras.

La pauvre Hannah n'eut sans doute pas le temps de comprendre ce qui se passa ensuite. Réagissant au quart de tour, la prétendue lycéenne repoussa brutalement son agresseur qui s'écrasa violemment contre la grille de l'espace vert, un dixième de seconde à peine après avoir esquissé son premier geste. Comprenant qu'elle venait de se fourvoyer, Elle chercha le regard de son amie et la jeune femme et l'adolescente se regardèrent en silence une ou deux secondes. Une sirène de gyrophare attira rapidement leur attention et elles observèrent, médusées, deux voitures banalisées effectuer de magnifiques dérapages pour piler juste devant elles. Les portières s'ouvrirent et des armres furent pointées en direction de la pauvre démone qui, finalement, ne passait pas une aussi bonne journée que cela.

« Dominika Vazov, vous êtes en état d'arrestation pour le meurtre d'Adamus Nowak.
– Mademoiselle Hellström, écartez-vous lentement, s'il vous plaît. »

Ça avait commencé par un simple repas. Ma relation avec Elle, comme cette histoire : le président d'un certain pays ( lequel, cela n'avait pas d'importance ) était de passage à l'ambassade. Ainsi protégé contre les activistes, les révoltés, il profitait de notre argent sous le toit même de mes parents. Bien entendu, personne ici n'ignorait que je faisais partie de ces jeunes qui détestaient cet être abject. Le futur prouverait d'ailleurs que la pédophilie faisait partie de son train-train quotidien. Cela, fader l'ignorait, sinon, jamais il ne m'aurait assise près du vieil homme. Les rides faisaient tomber son visage entouré de mèches grisonnantes. Répugnant.

Tout autant que le fastueux repas huit services qui passait devant moi sans même que j'y touche, fixant mes parents d'un oeil réprobateur. Combien de fois avais-je dit que je ne voulais pas de cela ? On ne m'écoutait jamais. Encore heureuse qu'on ne me traîna plus un peu partout dans le monde pour m'obliger à jouer aux poupées avec les filles de grands hommes. Quelque part pendant la soirée, le sujet en vint aux toiles qui décoraient la maison ( les miennes, donc ) et monsieur je-suis-important se permit de m'en demander une, l'oeil avide.

Assassin de l'environnement, paresseux devant les humains, mais amoureux de l'argent et des entreprises, ça, oui. Oh, je savais très bien ce que j'allais peindre. Il n'en reviendrait pas, ne comprendrait pas, mais je lui montrerais, ce que je pensais réellement de lui. Fader semblait un peu inquiet - trop tard, c'était sa faute. Pour autant, il passa le reste de la semaine à me traîner un peu partout, lorsque je n'avais rien de prévu. Je travaillais, faisais des devoirs, mais lorsqu'il me demanda ce que je préparais pour mon mardi soir et que je ne pu fournir de réponse, il s'empressa de m'inviter à une émission avec lui. Je fus coupée au montage, parce que mes idées de gauche radicale ne plaisaient pas, mais tout de même.

Finalement, alors qu'il était parti et que je pouvais me retrouver en tête à tête avec mon atelier, ce fut Elle, petite Française que je commençais à rudement apprécier, qui débarqua. Je grommelai, mais devant la promesse d'un bon repas, je ne pouvais pas résister bien longtemps. Je n'avais pas vu Elle depuis quelques jours et, pour une raison ou une autre, ça faisait près de vingt heures que je n'avais rien avalé. Cela dit, plus nous marchions, plus je regrettais ce départ. Elle me ramena à la réalité en me signifiant poliment que j'avais pour l'instant autant de charisme qu'un chien enragé. En repoussant mes cheveux vers l'arrière, je me mis à sourire un peu plus, participant cette fois à la conversation.

Être avec la Française, c'était facile. Elle était douce et parlait volontiers, riait facilement et manifestait un intérêt grandissant pour les arts. J'avais l'impression de l'instruire, de lui montrer mon monde et qu'elle, elle absorbait tout. J'achetai une ou deux robes dans un magasin quelconque, laissai mon foulard dans un autre. Après tout, il ne me servait pas, et une femme dans une allée n'avait même pas de manteau. Je lui fis un signe de tête et m'éclipsai tout aussi vite, entraînant mon amie par le bras, contente de moi.

C'est là qu'il frappa. Je ne compris pas tout de suite. Franchement, avant que les policiers ne débarquent, je ne fus pas certaine de ce qui s'était passé ( d'où l'air ahuri, les points d'interrogation dans le regard et l'absence totale de respiration pendant près de 10 secondes. ) Puis, on me repoussa ( oui, enfin, j'étais un poids plume et je connaissais l'homme. ).

« Vazov ? Attendez, vous vous trompez ! Elle est française, Elle Greece ! »

Malheureusement, cela ne sembla qu'aggraver le cas. On me maintenant toujours à distance, et elle avait l'air un peu désespérée. Quoique...pas trop.

« Il semble qu'il faille ajouter l'utilisation de faux noms aux accusations de meurtre, donc. »

Ce n'était jamais arrivé. Pas une fois, en plus de deux milles longues années d'existence. Jamais un mortel, fusse-t-il policier, n'avait su remonter sa trace. Quand l'ancienne scandinave, devenue depuis longtemps citoyenne du monde, quittait une ville, elle le faisait proprement et ne laissait rien derrière. Force était de constater, pourtant, qu'elle avait dû commettre une erreur ; les armes actuellement pointées vers elle devait bien la convaincre. Et si la démone était de ces êtres qui ne se lassaient jamais des nouvelles expériences, elle se serait bien passée de cette mésaventure là.

Son regard allait de Hannah aux policiers, s'attardant surtout sur le visage choqué de la suédoise. La pauvre... Dire qu'Elle l'avait tirée de son atelier pour lui changer les idées, c'était réussi !

Elle avait été Dominika Vazov, quelques années plus tôt. Elle avait vécu en Pologne, aux côtés d'Adamus. Le jeune homme était mort depuis, en effet, et avait rejoint la Salvare. Il était mort dans ses bras, fauché par une balle perdue. Elle l'avait éveillé juste à temps, l'avait remis aux enseignants de l'école et était partie annoncer la mauvaise nouvelle avant à sa famille avant de quitter la Pologne. L'accusation était grotesque, elle avait consolé la mère du défunt pendant des heures, avait reçu la bénédiction de son père et avait réussi à dissuader son frère de mourir dans une vaine quête de vengeance.

Alors quoi ? Pourquoi cette histoire ressortait-elle maintenant, un an après les faits ? Et surtout, comme un inspecteur londonien avait pu faire le lien entre Dominika et Elle ?

Derrière elle, l'homme qui avait tenté de la maîtriser se redressait lentement. Quand il eut totalement recouvré ses esprits, il sortit son arme de service Elle eut bientôt une troisième arme pour la menacer. Toujours parfaitement immobile, la demoiselle fixa longuement Hannah. Les deux femmes allaient devoir avoir une longue explication.

L'idée de voir la jolie artiste lui donnait envie de faire passer l'envie aux représentants de la loi britannique l'envie d'utiliser leurs armes à torts et à travers. Si elle avait été seule, elle les aurait assommé avant de s'échapper, malheureusement la présence d'une certaine suédoise la contraignait à agir de façon légèrement plus subtile.

« Je... Je... » commença-t-elle de bégayer, tout sourire évanoui, avant de simplement s'effondrer.

Le temps des explications n'était pas encore venu. Hannah devrait souffrir un mensonge de plus.


Mimer un état de choc. Voilà bien longtemps que la démone ne s'était pas adonnée à un exercice aussi amusant. C'était terriblement facile... et si dure à la fois. Elle était convaincante, en tout cas. Hannah s'inquiéta-t-elle de voir son amie ainsi touchée ? Elle n'en savait rien mais c'était bien le seul remord qui pouvait atteindre la conscience de la malade imaginaire. Au début, les policiers ne se laissèrent pas si facilement avoir, mais devant l'absence totale de réaction de leur suspecte, ils se résolurent à simplement la faire monter à l'arrière de la voiture. Ils ne laissèrent pas monter Hannah avec elle, peu importe ses tentatives s'il y en eut, l'amenant dans la deuxième voiture banalisée.

Quand elles furent arrivées, on emmena Hannah à l'écart. On l'abandonna dans une pièce close, avec une table deux chaises au centre, lui ordonnant de s'assoir. La demoiselle peut surprendre une bride de conversation qui disait, peu ou prou, qu'il fallait « se dépêcher de l'interroger avant que toute cette histoire remonte aux oreilles de son père. »

Finalement, après dix bonnes minutes à attendre seule, le même homme vint la rejoindre, s'asseyant en face d'elle et ouvrant un dossier qu'il ouvrit et lui tendit. En première page, un avis de disparition avec la photo d'un jeune homme de l'âge de la suédoise environ.

« Il s'appelait Adamus Nowak. Dominika vous a déjà parlé de lui ? »

Très franchement, je ne comprenais plus rien. Allons donc ! Elle était si douce, si...je ne savais pas comment dire. Vulnérable ? Probablement. Elle m'écoutait parler pendant des heures, totalement concercée par tout ce que je disais, effrayée par tant d'horreurs. C'était impossible qu'une jeune femme aussi paisible puisse avoir tué quelqu'un, tout simplement impossible. Je n'y croyais pas, mais essayez de raisonner un policier, vous ! Ils devaient certainement avoir des preuves, oui. Mais Elle venait de France, je le savais, je la croyais. En tout cas, une chose était certaine : elle ne pouvait pas être Russe. Les Russes avaient des accents forts et prononcés, en une seule année, elle n'aurait pas pu l'effacer. Pour moi, c'était clair. J'allais leur faire part de ces quelques détails lorsque mon amie s'effondra purement et simplement, sous mon cri indigné alors qu'un homme en uniforme me retenait et que les autres s'occupaient de ma camarade. Non, elle ne jouait pas la comédie ! Allons, personne ne pouvait être si bon acteur ! Elle s'était écroulée, alors que quelqu'un qui feindrait se serait un peu retenu. Non, elle n'avait pas eu peur de se blesser. C'était évident, voyons.

Mais les policiers étant des plus stupides, ils embarquèrent un corps mou à l'arrière du véhicule, m'empêchant de la voir, de m'assurer de son bon état, et m'enfermèrent dans une deuxième automobile. Mes protestations n'y changèrent rien, et le policier qui me connaissait essaya même de tenir une conversation bête sur mes études, alors qu'ils étaient en train d'arrêter ma meilleure amie. Meilleure amie ? Enfin, pas vraiment, mais nous nous étions beaucoup rapprochées ces derniers temps et, même si je ne l'avais pas autant estimée, je l'aurais protégée, par principe. Je le faisais par affection, mais ça ne changeait rien. Tant qu'ils ne me prouveraient pas par une preuve irréfutable qu'elle avait tué un homme, je la défendrais bec et ongles.

Dans la petite salle qu'on voyait dans toutes les séries policières, on me fit patienter quelques minutes, jusqu'à ce qu'un homme qui me dépassait d'au moins deux têtes et faisait peut-être trois fois ma largeur ( bon, avouons-le, ce n'était pas bien difficile et il n'y avait pas de gras chez lui, surtout des muscles ) se décide à venir s'asseoir. Je refusai poliment du café, de l'eau, du jus, puis m'exaspérai et lui fit comprendre que je ne voulais rien qui viendrait d'eux tant que mon amie ne serait pas libérée. À partir de ce moment-là, son sourire s'effaça et il reprit son rôle de policier sévère. Après tout, nous étions là pour parler de meurtre, pas pour échanger sur la température.

Il me faisait pitié, presque.

« Non, Dominika ne m'a jamais parlé d'Adamus, pour la simple et bonne raison que je ne connais aucune Dominika ! »

Soupirs agacés du policier. Oui, je connais les possibilités, bien entendu qu'on peut changer de nom comme on change de vêtements si on le désire. Après tout, je n'ai jamais vu les cartes d'identités de ma nouvelle protégée, mais ça ne change rien. Je la connais.

« Que son nom soit Dominika ou Elle, cela ne change rien, mademoiselle Hellström. Notre enquête remonte jusqu'à elle. Depuis combien de temps la connaissez-vous ? »

Hmm, oui, tiens. Je ne pouvais pas mentir à la police - surtout qu'en interrogeant Elle, ils verraient bien que nous ne disions pas la même chose. J'aurais voulu leur dire que nous nous connaissions depuis des mois, que je l'avais rencontrée à Paris et que nous correspondions depuis, mais c'était impossible.

« Je ne sais pas vraiment. Un moment, quoi. »

Autant comprendre que je ne lui servirais à rien, et qu'il ne me menace pas d'entrave au tribunal. Fader me protègerait, avec un père ambassadeur, ça servait parfois. Tiens, d'ailleurs, maintenant que j'y pensais.

« Je veux appeler mon père ! Vous verrez, il vous dira, lui, qu'Elle n'est pas dangereuse ! »

Surtout pas évanouïe comme elle était.

« Je peux la voir, au moins ? »

Son père. Alvin Harper — c'était son nom — n'avait rien contre les ambassadeurs, il comprenait même leur rôle... mais dès qu'ils étaient mêlés à une affaire policière, ça tournait au bourbier et ça, il avait beaucoup de mal à l'accepter. Néanmoins, sur ce coup là, l'inspecteur ne se faisait pas trop de soucis. Et pour cause, le fait qu'une potentielle meurtrière tournât autour de sa fille devait sans doute l'intéresser au plus haut point.

« Écoutez, mademoiselle, je comprends tout à fait votre réaction. Maintenant, vous croyez vraiment que nous aurions pointé trois armes à feu sur une jeune femme de dix-sept ans si nous n'avions pas de sérieuses certitudes ? » Il tourna une page de son dossier. « Il est d'ailleurs très peu vraisemblable que votre amie ait vraiment dix-sept ans. Pour information, ces photos ont au moins trois ans. »

On y voyait Adamus, bien sûr, mais cette fois il n'était pas seul. Une jeune femme, blonde, les cheveux nattés et un magnifique sourire aux lèvres, le serrait contre elle. Elle ressemblait affreusement à Elle, même si son visage faisait un peu plus mature et son regard semblait un peu plus dur. Il n'en restait pas moins que la ressemblance était plus que frappante.

« Nous pensons qu'elle vous a approché sciemment, avec une idée derrière la tête, mais nous n'avons pas pu déterminer laquelle. Vous a-t-elle demandé quelque chose ? Un service ? Quelque chose à voir avec votre père, peut-être... » Il sembla hésiter à continuer, avant de reprendre, imperturbable. « Si vous pensez encore que Dominika et vous vous êtes rencontrées par hasard, j'ai le regret de vous apprendre que nous avons perquisitionné chez elle. Son ordinateur était rempli de documents sur vous. Très précis, d'ailleurs. »

Pauvre Hannah, c'était beaucoup à digérer d'un seul coup. L'absence de réponse de son « tortionnaire » était d'ailleurs un non implicite à sa dernière demande.

« Oh, vous savez, des cas de brutalités policières, je peux vous en nommer des tonnes ! Vous n'êtes pas Dieu que je sache, vous êtes faillible, très faillible même, on dirait. »

Une chose était claire à mes yeux : je ne la laisserais pas tomber. Elle était trop gentille pour avoir tué quelqu'un, j'en étais convaincue. Peu importe ce que ça signifiait, et peu importe ce que cet incompétent pensait, personne ne me ferait trahir ma toute nouvelle amie. Malgré tout, je devais bien avouer que les clichés qu'il déposa devant moi, présentant un jeune homme et la Française étaient bien réels. Enfin, ça ne prouvait rien, peut-être qu'ils avaient été pris la semaine précédente...c'était ce que je me disais, mais l'homme me devança en me présentant un avis de décès tout ce qu'il y avait de plus officiel. Je mordillai mes lèvres, nerveuse. Qu'est-ce que cela signifiait ? Qui était ce jeune homme, et que faisait Elle avec lui ? Une photo ne prouvait pas qu'elle l'avait massacré, mais elle l'avait connu.

« Bah, elle a peut-être vieilli très vite, je ne sais pas. Qu'elle aie 17 ou 22 ans, ça ne change rien à mes yeux. »

Je voyais bien cependant qu'il sentait mon armure se fissurer, ma confiance s'ébranler. Je n'allais pas laisser tomber une amie comme ça, mais...il fallait se rendre à l'évidence, Elle m'avait caché quelques trucs sur sa vie d'avant. Elle avait le droit, évidemment, je n'aurais jamais pensé qu'elle puisse être dangereuse pour autant, mais les faits étaient là : pourquoi un policier me mentirait-il ?

« Non, non, Elle ne m'a rien demandé. Elle me joue de la musique quand je peins, elle me force à sortir ou à manger quand elle estime que je suis restée enfermée trop longtemps. Pour tout vous dire, elle a un effet plutôt bénéfique. Elle veut juste savoir pourquoi je m'intéresse autant aux pauvres alors que j'ai tout. »

Il n'y avait rien de mal là-dedans, non ? J'étais certaine qu'il ne pouvait rien trouver de plus, et hésitais même à afficher un petit sourire, lorsqu'il sortit une dernière pièce de son arsenal, qui me fit manquer m'étouffer avec ma propre salive.

« Je...non. Je suis certaine que c'est une erreur. Elle...»

Mais maintenant que j'y pensais, la Française - l'était-elle seulement - m'était tombée dessus un peu trop bizarrement. Personne ne me connaissait, ma vanité d'artiste m'avait guidée, mais c'était louche. Curiosité oblige, je demandai, en regardant vers le couloir, là où devait se trouver la salle qui contenait mon amie.

« Quels...quels genre de renseignements ? »

Alvin n'était pas un mauvais bougre, loin s'en fallait. Il faisait son travail, tout simplement, et il s'arrangeait pour le faire le mieux possible. Hannah n'était pas la première à s'être faite manipulée de bout en bout et elle ne serait pas la dernière, il comprenait parfaitement que ce n'était pas une situation facile à vivre et encore moins une réalité aisée à accepter. Mais si elle pouvait faire l'effort de ne pas rejeter la faute sur lui — parce qu'il n'y était pour rien, après tout — il lui en serait fort gré. Il ne se permit pas, néanmoins, de réagir quand elle évoqua les brutalités policières. Il aurait bien voulu la voir, tiens, à sa place.

Le plus important, c'était qu'elle commençait doucement à le croire. Elle avait beau continuer de défendre son « amie », elle y mettait de moins en moins de convictions et c'était une bonne chose. S'il pouvait la convaincre totalement avant l'arrivée de son père — qui était peut être déjà en chemin, le bougre — elle pourrait être un allier de poids. Avant d'abandonner Dominika à la Pologne, l'homme entendait bien découvrir ce qu'elle était venue faire à Londres.

« Des photos, votre acte de naissance... Elle a aussi retracé de bout en bout votre parcours, de la Suède jusqu'à Londres. »

Il allait continuer quand on frappa à la porte. Haussant un sourcil réprobateur — il n'aimait pas être interrompu en plein interrogatoire — Alvin se leva et ouvrit la porte, juste assez pour pouvoir parler à son interlocuteur sans que Hannah ne le vît. Le nouvel arrivant ne semblait pourtant pas l'entendre de cette oreille car il obligea le policier à ouvrir complètement le battant pour s'engouffrer complètement dans la salle.

« Alors voilà la douce Hannah. » Tournant son regard vers Alvin, il reprit : « Vous pouvez nous laissez, Alvin.
– Cette salle d'interrogatoire est encore la mienne.
– Alvin, Alvin... Vous voulez vraiment que mes supérieurs appellent vos supérieurs pour mettre les choses au clair ? Faisons les choses simplement et laissez moi Hannah Hellström quelques minutes. »

Alvin sembla hésiter, lança un regard à la suédoise, puis marmonna quelque chose et sortit. Le bruit sourd que fit la porte quand il la claqua indiquait très clairement ce qu'il pensait de toute cette histoire.

Esquissant un sourire amusé, l'inconnu se tourna vers Hannah. Il était grand et basané, des cheveux noirs corbeaux encadrés un visage taillé à la serpe. Sans être large, sa corpulence témoignait d'une certaine musculature et son long manteau noir lui donnait un air de mafieux. Pour couronner le tout, il marchait avec une canne et portait une impressionnante chevalière à la main droite.

« Je suis enchanté de faire la connaissance de la protégée d'Âlma, commença-t-il avec un sourire charmeur. Tu peux m'appeller Lord Helish. J'ai... beaucoup entendu parler de toi. »

Sans plus de cérémonie, il s'assit sur la chaise laissée libre et observa son interlocutrice.

« Ton amie devrait nous rejoindre sous peu. Il me tarde de vous voir ensemble. Mais avant ça, dis-moi... Que penses-tu de toute cette histoire ? La crois-tu coupable ? Innocente ? »

Il lui laissa tout son temps, ne laissant rien paraître alors qu'elle lui répondait — ou non — se contentant d'écouter avec assiduité. Finalement, après quelques minutes, la porte s'ouvrit et deux hommes firent entrée une Elle toujours légèrement hagard. Elle ne tourna pas la tête vers Hannah mais garda ses yeux perdus dans le vide.

Quand ils furent tous les trois seuls, le sourire de Lord Helish se fit plus cruel.

« J'ai l'impression de te chercher depuis des... siècles, Âlma. Ne crois-tu pas qu'il est temps de cesser de jouer la comédie et d'affronter le pétrin dans lequel je t'ai fourré ? »

Je ne voyais pas pourquoi il me mentirait, mais j’avais tant de mal à le croire. Elle était douce, tellement gentille, il était impossible qu’elle me veuille du mal. Peut-être était-elle seulement une fan finie ? Mais c’était presque idiot de le croire, ma vanité me perdait, je n’étais pas si connue.

« Mon acte de naissance ? Voulez-vous bien me dire comment elle a pu trouver mon acte de naissance ! »

Premièrement, il n’avait pas été émis en Angleterre, il fallait aller en Suède. Deuxièmement, même si c’était du domaine public, on ne pouvait pas faire venir un acte de naissance comme ça ! Il fallait minimum être de la famille, non ? Cela me faisait douter. S’il disait vrai, alors Elle était très, très douée. Si elle projetait de me tuer, elle prenait beaucoup de risques pour rien. S’il mentait, que désirait-il ? Je n’eus pas le temps de lui demander de voir ces documents, pour être certaine de ce qu’il avançait, qu’on frappa à la porte.

J’écoutai l’échange, intéressée et intriguée – et le prénom de l’officier ne manqua d’ailleurs pas de déclencher un concert de chansons ridicules en moi – par l’homme qui venait réclamer ma présence. Était-il un officier à la solde de la police russe ? Était-il un supérieur ? Je ne savais pas, mais il dégageait quelque chose de plus que ce très cher Alvin. Je l’aimais plus, déjà. Son style me plaisait…il était le genre de personne que j’aurais aimé peindre, en fait. S’il n’était pas aussi débile que son prédécesseur.

« Âlma ? Dites, Elle a des personnalités multiples, vous êtes tous fous ou je suis à surprise sur prise, là ? »

Déjà que Dominika sortait de nulle part, si en plus un tiers décidait qu’elle se nommait Âlma et qu’elle était Norvégienne, j’allais faire une syncope. Je ne comprenais rien à rien, mais il semblait que Lord Helish – qui était Lord de nos jours, franchement – me connaissait et qu’il avait la situation bien en main. Tant qu’Elle allait bien.

« Moi, je ne comprends plus rien. La Elle que je connais ne me ferait jamais de mal. La Dominika dont il parle me semble un peu psychopathe. Âlma, je n’en parle même pas. »

Que de plaisir, donc. Mais je fus bien vite interrompue par une Elle perdue, bien innocente, qui entrait sous le regard de deux officiers. Je voulus me lever, mais le Lord me retint par un léger regard. Je voulais l’aider, elle ne me regardait pas : je ne comprenais plus rien, en somme. Tout simplement.

« Elle…»

« C'est le problème avec Elle, on ne sait jamais de qui on parle quand on parle d'elle. » Il fit une petite pause qu'il mit à profit pour esquisser un sourire moqueur (et fier de son jeu de mot). « Alvin croit savoir, mais le pauvre se trompe. Il la croit russe, mais même moi je ne sais pas d'où elle vient. Or, crois-moi, je la cherche depuis une éternité. »

La pauvre Hannah jouait les équilibristes sans le savoir. Pour l'heure, elle était encore dans le monde de la science et de la raison. Mais chaque mot du Lord la poussait un peu plus vers le précipice du surnaturel et de la magie.

« La Âlma que je connais est fourbe, traitresse, manipulatrice et cruelle. C'est sans doute difficile à croire quand on ne la connaît que sous son masque d'adolescente innocente, j'imagine, mais jamais je n'ai vu plus opportuniste qu'elle. » Il esquissa un nouveau sourire. « Et pourtant, crois-moi, je suis plus vieux que j'en ai l'air. »

Cela n'aidait pas la suédoise, qui aurait de toute façon bien été en peine de lui donner un âge. S'il ne faisait absolument pas jeune homme, son visage ne témoignait d'aucune ride. Trente ? Quarante ? Peut-être plus ? C'était impossible à dire avec certitude.

On fit alors entrer Elle et Helish oublia un instant l'unique mortelle de la pièce pour accueillir la démone. Si sa voix ne sembla pas la faire réagir, celle de Hannah lui fit tourner la tête et les deux jeunes femmes se regardèrent quelques secondes. La jeune femme eut tout le loisir de voir que sa prétendue cadette semblait incroyablement désolée de tout ce qui lui arrivait.

« Il t'a fait quelque chose ? » demanda-t-elle doucement avant de planter son regard dans celui du grand basané. « Tu ne me laisseras donc jamais en paix, Caeso ?
– Cela dépend, douce Âlma. Me rendras-tu un jour mon frère ? » Son sourire se fit dur et hargneux alors qu'il se levait, ayant oublié jusqu'à la présence de la suédoise. « Voilà trop longtemps que tu échappes à une juste sentence. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, tu es à moi. »

Soutenant un temps son regard sans trembler, malgré les menaces, malgré les menottes qui entouraient encore ses poignets, elle tourna finalement la tête vers Hannah. Encore une fois, ses yeux étaient pleins de regrets.

« Combien de tes liés t'ai-je pris, déjà ? » demanda le prétendu Lord alors qu'il s'avançait vers sa victime avec un sourire torve. « Tu n'aimerais pas que je m'en prenne à elle, n'est-ce pas ?
– Tu ne le feras pas. Pas cette fois. » Lentement, presque de façon invisible, le contour des yeux de la belle française s'obscurcissait, ainsi que ses iris, ses pupilles et le blanc qui les entourait. S'en rendant compte, Elle ferma les yeux et poussa un long soupir. « Je suis désolée, Hannah. »

Éclatant de rire devant ce spectacle, Helish, ou Caeso, applaudit, moqueur. Se rasseyant confortablement sur sa chaise, il lança son plus beau sourire à une Hannah sans doute déboussolée et qui devait, à priori, se sentir trahie. Elle ne venait-elle pas d'avouer, en quelque sorte ?

« Oh si, je le ferai. Et tu sais quoi, belle Hannah ? Toi, Âlma et moi allons jouer à un jeu. Un jeu simple, pour mettre un terme à deux milles ans de bagarres puériles. Je vais faire libérer notre amie commune et vous laisser deux jours pour vous organiser. Ensuite, la partie commencera. Le but, ma douce, sera... toi. Mon but sera de te tuer, le sien de te protéger. Tu es d'accord ? » Il fixa ensuite Elle, qui n'avait toujours pas rouvert les yeux mais qui semblait soudainement hors d'elle. « Bien entendu, si vous fuyez, je tuerai son père, sa mère, sa sœur, tous ses amis, ses connaissances, sa promotion, ses camarades de travail et j'en passe. »

« D’accord, elle est folle. Super, génial. Est-ce que je peux savoir en quoi ça me concerne, maintenant ? »

Mis à part le fait que mon amie semblait s’amuser à m’espionner, évidemment. Je m’impatientais, je voulais voir Elle et surtout, j’aurais voulu savoir qui était ce Lord Helish. Il devait être très puissant pour convaincre un policier de partir pour lui laisser la place, c’était évident. Était-ce une bonne chose ou une mauvaise ? Je ne savais dire. J’imaginais que seule Elle pouvait m’expliquer ce qui se passait ici. Je continuais à penser que nous étions à une émission de télévision, mine de rien. C’était le plus logique.

Elle, Dominika, Âlma, peu importait son nom, fit enfin son entrée, menottée. Mon cœur battit plus vite à cette vision injuste. Elle était si douce…peut-être que ses alters ego l’étaient moins, mais je savais que la femme que j’avais rencontrée ne m’aurait jamais fait de mal intentionnellement. Je voulais bien le crier à la terre entière, mais il me semblait que ma présence ne changeait strictement rien. Le Lord parlait, Elle parlait, et moi…je ne comprenais absolument rien. Liés ? Frère ? De quoi parlaient-ils ? De ce que je pouvais comprendre, Elle avait kidnappé le frère de l’homme et il voulait se venger sur moi. En me kidnappant ? De toute façon, combien diable une adolescente avait-elle pu capturer un homme adulte, hein ? Ça n’avait aucun sens.

« Elle ? »

Désolée, mais de quoi ? En tout cas, l’homme, l’adulte, semblait particulièrement heureux du spectacle. Pourquoi, je n’en savais rien – et très franchement, après une mûre réflexion, je préférais Alvin. Ou en tout cas, quand le Lord ne faisait pas attention à moi. J’avais eu affaire à toutes sortes de personne dans ma vie, des présidents comme des pauvres, mais lui…il y avait quelque chose de malsain en lui. Il n’était pas gentil.

« Deux mille ans ?! »

Je devais être en train de rêver. Tout simplement. C’était impossible, sinon. Je regardais Elle, il parlait, mais les yeux d’Elle restaient obstinément fermés. Fabulations…il proposait un jeu de mort, et je n’étais pas certaine d’avoir envie d’être le trophée de chasse. J’aimais Elle, mais peut-être pas à ce point…surtout pas à ce point.

« Non ! Je ne suis pas du tout d’accord ! Si vous avez un problème, réglez-le entre vous, ce n’est pas ma faute ! Vous êtes fous ! Vous êtes tous totalement fous ! »

Un petit rire hystérique m’échappa. Allons donc, comme si Elle pouvait avoir 2000 ans. Et que l’autre pouvait avoir envie de me tuer. Je devais rêver. Tout simplement. Mais alors, pourquoi est-ce que je ne me réveillais pas ?

« Elle…dis quelque chose, bon sang ! »

« Tu as passé du temps avec elle, Hannah. Tout porte à croire qu'elle te voulait quelque chose. Ne te sens-tu pas... concernée ? » demanda paisiblement le Lord en jouant pensivement avec le pommeau de sa canne. Il attendait, impatiemment, l'arrivée d'Âlma. Il attendait cet instant depuis tellement longtemps.

Quand finalement elle les rejoint, il ne put garder son masque de noble tranquille et assuré bien longtemps. Elle était là, face à lui, menottée et impuissante. Pas qu'il la sous-estimât, il savait très bien qu'elle pouvait se débarrasser de ses liens et lui sauter à la gorge. Mais il savait aussi qu'elle ne le ferait pas, à cause de la jolie suédoise.

Elle était à lui. Enfin.


Elle enrageait comme rarement elle l'avait fait. Finie, la jeune adolescente paisible et toujours souriante, finie la bonne humeur, finie la joie de vivre. Alors qu'elle demeurait immobile, les yeux fermés, elle sentait son sang battre dans ses veines et, fallait-il vraiment le préciser, n'avait qu'une envie : le tuer. Pourtant, elle se l'était toujours interdit, elle avait toujours encaissé ses attaques sans jamais répliquer. Mais cette fois, il avait été trop loin. Ses menaces étaient chargées de beaucoup trop de chaos et de démesure. Elle avait espéré qu'avec le temps, il oublierait mais force était de constater qu'elle s'était trompée.

Il était fou et Elle devait faire beaucoup d'effort pour ne pas le rejoindre.

La voix d'Hannah fut salvatrice. La pauvre était perdue, elle avait peur et elle ne savait plus à quoi se raccrocher. Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Il faudrait du temps à la démone pour regagner un jour sa confiance... si, bien sûr, elle y parvenait.

« Je te promets que tout ira bien, Hannah. » répondit-elle au cri de désespoir de son amie. « Il ne t'arrivera rien. »

Si Caeso parlait si ouvertement, c'était qu'il s'était arrangé pour qu'ils ne soient ni vus, ni entendus. Elle aurait pu lui sauter à la gorge et lui briser les os avant de lui arracher le cœur. Elle aurait pu mettre hors de danger la jeune suédoise, quitte à se condamner elle-même. Elle aurait pu, mais si elle ratait son premier essai, elle n'avait aucune certitude de la suite et il n'était pas question qu'elle risquât la vie d'Hannah. Elle tourna la tête vers la demoiselle, poussa un discret soupir et ouvrit lentement les yeux. Les pupilles qui fixèrent l'artiste était parfaitement normale et elle esquissa son plus beau sourire, ce même sourire qui avait accompagné Hannah ces dernières semaines.

Une façon de dire qu'elle restait la même, malgré tout.

« Fais moi confiance. Je ne te laisserai pas tomber. »

Caeso applaudit deux fois, comme pour louer ses talents d'actrice, à moins que ce ne fut une manière de se moquer de son discours. Il se leva et fit une révérence impeccable en destination de sa victime déclarée.

« Je n'ai rien contre toi, tendre Hannah. Tu étais juste là au mauvais endroit au mauvais moment. Nous ne nous reverrons pas tout de suite, alors je vais te souhaiter une bonne continuation. »

Il s'approcha alors d'Elle et lui offrit son plus beau sourire, avant de la frapper aussi violemment qu'il le put — ce qui n'était pas négligeable — au visage. La démone voulut esquiver mais, sachant qui la regardait, préféra se prendre le coup. Elle n'était pas certaine de vouloir qu'Hannah la vît se battre. Pas encore. Aussi ne put-elle que se prendre le mur à côté et se laisser lentement glisser à genoux. Au moins ne cria-t-elle pas.

« Tout va bien, Hannah. Ne bouge pas, » ordonna-t-elle au cas où la demoiselle aurait eu envie de protester ou même de l'aider.
« Âlma, Âlma, Âlma... Parfois, tu es pathétique. » lâcha Caeso, surpris de son propre succès.

Sans plus rien dire, il sortit de la pièce.

Elle s'adossa contre le mur, le temps que la douleur parte. Le bougre n'y était pas allé avec le dos de la cuillère et même si elle était particulièrement résistante, la démone l'avait quand même senti passer.

« Je vais tout t'expliquer. Mais pas ici. Dès que nous serons sorties, tu choisiras un lieu et je te raconterai tout. » Elle redressa la tête et planta son regard dans le sien. « Je n'ai pas toujours été très honnête avec toi, Hannah, mais je tiens toujours mes promesses. »

J'avais confiance en la femme que je connaissais. Celle qui pouvait passer des heures en silence à me regarder peindre, mais qui pouvait aussi me traîner aux quatre coins de la ville sans aucune raison. Je savais que cette Elle là ne me ferait jamais de mal consciemment, mais cette Elle ne pouvait strictement rien faire pour me protéger d'un psychopathe, parce qu'elle n'était qu'une adolescente comme toutes les autres. Je devais avoir confiance en quelqu'un qui m'avait donc menti...ou, si elle m'avait dit la vérité, elle mentait aujourd'hui en disant que je serais en sécurité. D'une façon ou d'une autre, mon amie me cachait quelque chose. Quelque chose qui avait trait à quelques deux milles années, il fallait croire...

« Une bonne continuation ! Vous allez tentez de me tuer dans deux jours, seigneur Dieu ! »

Je n'aurais pas pu mieux dire, aux vues de la situation, mais je ne le savais pas encore, évidemment. En attendant, le méchant homme - je ne pouvais pas le nommer autrement - frappait mon amie si violemment que je dû retenir un cri de souffrance. Juste la voir, cela faisait mal, mais Elle ne dit pas un mot, se contentant de penser à moi. Il y avait définitivement quelque chose qui clochait.

Et je ne me réveillais toujours pas.

En attendant, je devais décider de ce que j'allais faire. Si je me fiais à la Française, ou si je partais de mon côté en espérant qu'il me laisserait tranquille. Évidemment, je ne pouvais pas compter là-dessus, mais fader pourrait bien m'envoyer dans un quelconque pays étranger quelques temps. Il serait même content que je m'intéresse enfin aux «vraies choses» plutôt qu'à mes chimères d'artiste. Pourtant, je ne pouvais pas me résoudre à laisser Elle dans cet état, si faible soudain à mes yeux. Dans le silence le plus complet, je fermai les yeux, essayant de réfléchir. Et puis merde, est-ce que j'avais le choix ?

Je m'avançai et tendis la main à Elle pour l'aider à se relever.

« Le bureau de fader. Il n'y ira pas d'ici au moins deux jours et la protection y est maximale. »

Je tournai la poignée, me demandant si l'homme avait dit vrai, et m'attendant toujours à moitié à voir des caméras, mais il n'y avait rien. Pas d'Alvin, pas de Lord Relish, pas âme qui vive. Juste Elle et moi. C'en était presque drôle.

« Tu vas m'annoncer que tu sors de Poudlard et que Lord Helish est le fils de Voldemort ? »

Pour la première fois depuis une éternité, Elle ne savait pas comment réagir. Loin de maîtriser la situation, la prétendue lycéenne la subissait de plein fouet et c'était une sensation extrêmement désagréable. D'ordinaire, le rituel qui l'amenait à dévoiler sa véritable nature à ses cibles était réglé comme du papiers à musique. Là, elle avait devoir faire fi de ses habitudes. Elle était passée de marionnettiste habile à pantin luttant pour sa liberté de mouvement et c'était incroyablement désagréable. Elle ne pouvait supporter l'idée de perdre Hannah, pas après avoir appris à connaître la jeune femme qui se cachait derrière son visage d'artiste, pas après avoir tant admiré son âme. Si cela devait arriver, Caeso en paierait le prix fort, elle s'en faisait déjà la promesse.

D'aucun dirait qu'Elle, du haut de ses deux millénaires, avait déjà dû raconter cette histoire un nombre incalculable de fois. Ils auraient eu raison mais s'ils s'imaginaient que c'était quelque chose qui devenait plus facile avec le temps, ils se trompaient lourdement. Chaque cas était unique, il fallait choisir les choses à dire, celles à cacher, en fonction du comportement de chacun. C'était un exercice périlleux qui ne se terminaient pas toujours bien. Certains l'avaient rejetée, avait clamé le secret qu'elle leur avait donné et était passé pour fous... ou, dans le pire des cas, quand l'époque se prêtait à ce que leur message s'ancrât, avait dû être tué. Purement et simplement. Ça, par exemple, Elle ne le dirait pas à Hannah.

« Merci, » répondit-elle à la main tendue avant de la saisir. La démone allait pour ajouter quelque chose mais déjà la suédoise se détournait d'elle pour s'occuper de la porte. L'endroit n'était de toute façon pas adapté aux grands discours. Il fallait attendre. Et, paradoxalement, alors qu'Elle était très patiente quand elle l'avait décidé, se voir imposer d'attendre était quelque chose avec laquelle elle avait toujours eu du mal.

« Il est plutôt le frère d'Harry Potter, si tu veux tout savoir, » répondit calmement la fausse demoiselle quand Hannah lui parla de Poudlard. « Maintenant, concentre-toi, parce que nous ne savons pas ce qui nous attend. »

Les couloirs semblaient tout à fait normaux. Ça et là, quelques policiers vaquaient à leurs affaires sans se soucier d'elles. Elles trouvèrent rapidement le chemin vers la sortie, le seul événement notable de ce petit voyage fut quand elles passèrent devant un bureau à la porte entrouverte duquel sortait des grognements de colère.

« ... voulez la libérer ? La libérer ?! Alors qu'elle n'a aucune difficulté à passer d'un pays à l'autre Dieu seul sait comment... » Si Hannah fut tentée de ralentir pour écouter, sa compagne d'infortune la poussa avec un savant mélange de douceur et de fermeté, lui murmurant un « pas maintenant » qui ne souffrait aucune contradiction.




Une heure de silence et de malaise plus tard, la porte du bureau de fader se refermait sur elle. Et les yeux de sa fille se posait sur une démone qui aurait bien séché ce contrôle surprise.

« Prête ? »

Le couloir était bel et bien vide - c'était étonnant, quand on pensait qu'ils avaient envoyé deux voitures pour quérir une simple adolescente. On aurait pu penser qu'ils allaient protéger un minimum l'endroit, au cas où elle se transformerait en Hulk. Mais non, il n'y avait personne, pas âme qui vive. Je n'aurais pas été surprise de voir une balle de foin rouler dans le corridor, comme dans les vieux films westerns. Haussant les épaules, je sortis, mais nous n'allâmes pas bien loin avant que la charmante voix d'Alvin ne vienne jusqu'à nous. Au point où j'en étais, je ne voyais aucun mal à espionner - et peut-être à comprendre un peu plus ce qui se passait ici - mais Elle ne me laissa pas le temps et me ramena dans la petite salle d'interrogatoire. Elle se murait dans un silence oppressant et je ne voyais aucun sujet de conversation. Je ne pouvais pas parler de la pluie et du beau temps avec quelqu'un qui allait peut-être me faire tuer, après tout. Finalement, on cogna à la porte, un seul coup, et nous sûmes que nous pouvions partir. La suite n'était qu'une longue promenade jusqu'aux bureaux de fader, longue et pénible, ça oui. Je manquai m'enfuir à deux reprises au moins, totalement désemparée, mais je restai avec la - fausse - Française. Je n'avais plus rien à perdre.

« Non. »

Je n'étais pas prête à mourir, pas prête à connaître la vérité. Pas prête à admettre qu'une fille qui était devenue un peu ma meilleure amie me cachait énormément de choses. Pas prête à affronter cette réalité là. Étrange, parce que je me battais comme une folle pour les autres peuples, mais me battre pour moi-même...ce n'était pas une chose à laquelle j'étais habituée. Au fond, les autres avaient toujours eu plus d'importance. Je n'étais pas prête, mais je n'avais toujours pas le choix.

Je soupirai lourdement et pris place sur un canapé moelleux, repliant mes jambes sous moi. La parfaite position d'une petite enfant. Terrorisée, par contre, la petite. Je levai les yeux sur Elle.

« Quel est ton vrai nom ? Ça serait déjà un bon commencement. »

J'étais tellement déçue de m'être ainsi ouverte à quelqu'un qui se foutait ouvertement de moi depuis le début. Ou peut-être qu'elle ne faisait pas exprès, non, mais ma vie était entre les mains de quelqu'un en qui j'avais placé une confiance absolue et qui l'avait trahie. Je n'aurais pas pu me sentir plus mal.

La situation était clairement délicate. Toute l'attitude de Hannah prouvait qu'elle avait été blessée parce qui venait d'arriver et être menacée de mort — ainsi que sa famille et ses proches — n'arrangeait sans doute pas les choses. Le pire était sans doute qu'Elle, égoïste comme elle seule savait l'être, se sentait plus mal à l'idée de la perdre que de l'avoir blessée. Elle le savait et pour la première fois depuis une éternité, elle en conçut une certaine honte qui la poussa à détourner le regard alors que la forme la plus simple de négation résonnait dans ses oreilles. Après tous ses combats affrontés vaillamment, voilà que la mère du christianisme flanchait face à la détresse d'une femme à peine sortie de l'adolescence.

C'était magnifique. Iago aurait adoré ; Laurys aussi sans doute.

Hannah lui demanda alors son nom et le désespoir envahit la pauvre Âlma qui, de fait, n'en avait plus vraiment. Celui qu'elle portait depuis Jérusalem n'avait pas plus de réalité que son actuelle — dont elle préférait d'ailleurs la sonorité — et celui qu'elle avait reçu à sa naissance ne signifiait plus rien pour elle.

« Ma mère m'a appelé Hedda. » Ce patronyme antique, tiré d'un autre âge, sonna bizarrement à ses oreilles et elle comprit qu'elle n'aimerait pas la conversation qui allait suivre. Pour autant, elle s'interdit de mentir et continua tout go : « Mais tu commences par les mauvaises questions, Hannah. C'est naturel, mais tu comprendras bien vite que je n'attache pas d'importance au nom que je porte. »

Elle allait pour s'expliquer sur cette singularité mais comprit qu'elle tournait autour du pot et poussa un soupir. Elle devait organiser ses pensées et trouver un moyen de commencer son histoire. Mais c'était bien là le problème ? Par où commencer ? Il y avait tant d'angles pour aborder une telle énormité... devait-elle commencer par parler de son enfance, sans donner de détails chronologique ? Ou bien poser les concepts importants dès le départ et parler des anges et des démons ? Peut-être se limiter, dans un premier temps, à des êtres ailés et immortels ; c'était déjà bien assez énorme sans en plus rajouter une guerre aussi vieille que l'humanité.

Et Hannah qui continuait à la regarder avec des yeux peinée, trahie, déçue. De quoi mettre au désespoir la démone qui, mine de rien, c'était méchamment attachée à la demoiselle. C'était ce regard qui la poussait à refuser le mensonge, quitte à lui préférer le silence. Ce regard qui lui faisait éprouver un début de culpabilité. La fourbe.

« Je suis Elle, tu n'as pas besoin de m'appeler autrement. » Après une hésitation, elle rejoignit Hannah sur son fauteuil et s'y laissa tomber. Les deux femmes regardèrent un instant le même point en face d'elles, comme si elles n'osaient pas se regard. « Je ne suis pas née à Londres, je n'ai pas grandi en France et je ne suis pas revenue pour renouer avec les origines de mes parents. Ce sont les seuls mensonges que je t'ai dit, » énonça lentement la prétendue lycéenne, d'une voix aussi douce que possible. C'était l'histoire qu'elle avait imaginé pour Elle et c'était à peu près les mots qu'elle avait utilisé pour la raconter à son amie scandinave. « Je suis née dans le beau pays scandinave, j'y ai grandi, entourée des miens, jusqu'à mes dix-huit ans. Ensuite, je n'ai plus cessé de bouger. »

C'était un bon début, non ? Ce n'était pourtant clairement pas suffisant, mais c'était un bon début.

« Je ne sais pas par où commencer, Hannah. C'est une énorme histoire que je dois te raconter... une soirée ne suffira pas. Mais je peux commencer par l'essentiel, j'imagine. » Coucou, Hannah, aujourd'hui, j'ai une grande nouvelle à t'annoncer. Je suis deux fois millénaires, j'ai des ailes, je ne peux mourir que si on m'arrache le cœur et quand je m'énerve, mes yeux deviennent tous noirs. « Techniquement, je suis une démone. Ça sonne comme un jeu de rôle, et parfois j'ai l'impression que c'en est un, mais c'est la vérité. »

Elle aurait pu dévoiler ses ailes, là maintenant, pour éviter une crise de colère et une flopée de reproches, mais elle risquait alors d'avoir une crise cardiaque sur les bras. Mieux valait y aller par étape.

Comment faire confiance a quelqu'un, lorsque la première chose qu'on a su sur elle s'avève un mensonge ? Elle avait beau prétendre que ce n'était pas important, pour moi, ça l'était. C'était une base, un repère. Mon Dieu, si elle n'était pas capable de me donner son prénom, qu'est-ce qu'elle avait pu me cacher d'autre ?

« Je ne suis pas certaine de connaître les bonnes questions, Elle. »

Enfin, elle continuait à retarder le moment. Comme si on arrachait un dyachilon en plusieurs petits coups ! Allez, Elle, donne-moi la grande claque tout de suite, que ce soit fini. Je ne savais pas de quoi exactement elle avait peur, parce que je ne voyais pas ce qui pourrait être pire que ce que je savais déjà. Évidemment, il ne fallait jamais parier là-dessus : peu importe ce qu'on pouvait dire, il y avait toujours quelque chose qui serait plus affreux, plus difficile, même si on ne voulait pas y croire. Et à cet instant précis, j'aurais voulu croire que je n'avais jamais rencontré Elle. Ou Helda. Peu importait.

« Autrement dit, tu ne m'as rien dit de vrai, puisque toute l'histoire reposait là-dessus ! »

Essayait-elle que ce soit moins douloureux pour moi ? Parce que là, c'était raté. Elle ne réussissait qu'à me rappeler que j'avais fait confiance à une menteuse. Je n'étais pas certaine que ce soit la bonne stratégie. Je l'écoutai en silence, sans faire trop attention aux détails qu'elle me donnait. D'accord, elle voyageait, et alors ? J'avais cru le comprendre, ça. Seule comme une grande. Ou avec l'aide de quelques policiers. Je piannotai sur ma cuisse, de plus en plus impatiente. Je voulais la vérité, pas une gousse d'ail enrobée de chocolat.

Et enfin, elle lâcha le morceau. Moi, je me mis à rire.

« Une démone ! Hahaha, excellente blague, mon Dieu, j'y ai presque cru ! Tu es vraiment une très bonne comédienne, Elle. »

Je continuai à rire un peu, presque hystérique, mais le visage fermé d'Elle me remena bien vite à la triste réalité.

« Oh. Ce n'est pas une blague. »

Et si c'était une démone, ne devais-je pas m'inquiéter ? Son Lord serait donc moins dangereux pour moi, puisqu'il tuait les démons ! C'était avec lui que je devais me trouver, pas avec un démon. Seigneur, dans quel pétrin m'étais-je foutu ?

« Et sinon, tu as des bonnes nouvelles ? »

Franchement, Hannah y mettait de la mauvaise volonté. Oui, Elle lui avait menti. Oui, c'était sans doute dur à avaler. Oui, mais... Mais pas de mais, justement. La démone était bien forcée de reconnaître qu'il s'agissait là d'un coup dur et, avouons le, d'une belle trahison. Si seulement Caeso n'était pas intervenu, tout aurait pu se passer différemment, plus en... douceur. Seulement voilà, une fausse note s'était invitée sur la partition de la démone et force était de constater que rattraper la mélodie allait s'avérer délicat.

Étrangement, la partie la plus délicate — coucou, je suis une démone ! — semblait se passer assez bien. Oh, bien sûr, elle eut le droit au petit rire hystérique presque universelle, mais de façon presque inattendue, Hannah ne la contredit pas.

« Je ne m'attendais pas à ce genre de réaction, pour être honnête, » ne put-elle s'empêcher de commenter avant de se rendre compte de sa bourde et de sourire malgré elle ; le naturel n'était jamais bien loin. Néanmoins, c'était peut-être un peu trop tôt pour prendre les choses à la légère et elle se força donc à retrouver un semblant de gravité. « La bonne nouvelle, Hannah, c'est que je ne te ferai aucun mal. Je n'ai d'ailleurs jamais voulu t'en faire, bien au contraire. Je te protégerai le temps de régler cette histoire avec Caeso et ensuite, je te laisserai décider de mon sort. »

Après s'être gratté presque timidement l'oreille, Elle se redressa d'un coup et se posta face à la mortelle. Elle s'assit en tailleur sans se soucier de la dureté du sol et prit une légère inspiration.

« Le plus simple, c'est que je te raconte en détails pourquoi il me hait à ce point, j'imagine. Ça me permettra de t'expliquer comment je suis devenue celle que je suis... Ça ne répondra pas à des questions comme “pourquoi moi ?”, mais au moins, tu ne pourras plus me dire que tu ne me connais pas. »

Consciente que ce n'était peut-être pas la meilleure chose à faire, elle esquissa pourtant un léger sourire timide alors qu'elle se penchait vers la suédoise. Une posture qu'elle avait souvent adoptée en sa présence et qu'elle retrouvait sans se forcer. Elle était Elle.

Le point positif pour elle, peut-être, c'était que tout cela me semblait déjà si irréel que je n'avais aucun mal à croire en la magie, là maintenant. C'était d'ailleurs la seule option possible, parce que si un homme de quarante ans voulait tuer une gamine de 17 ans et qu'il n'y avait pas une cause magique là-dessous, je ne voulais pas y croire. Peut-être que lorsque le choc serait passé, je n'y croirais plus, mais pour l'instant c'était tout ce que j'avais. Même si j'en voulais à Elle, même si j'avais envie de claquer la porte et de ne plus revenir, elle était mon seul espoir. Je n'allais pas faire moi-même le noeud coulant pour ma future pendaison.

De toute façon, que pouvais-je répliquer ? À ce stade-ci, plus rien. C'était lui faire confiance ou mourir et lui faire confiance et peut-être mourir quand même. Je me sentais comme le chat de Schrödinger, pris entre la vie et la mort, attendant juste qu'on le dévoile pour diagnostiquer l'arrêt complet de son pouls. De quoi vous rendre malade, vraiment. J'avais même perdu toute joie, j'étais dans un état parfait pour dessiner. Un monde d'ombres, de tueurs, la corruption. Impliquée dans tout ce qui me dégoûtait. Le plus déstabilisant était probablement qu'Elle agissait comme si de rien était, comme si nous parlions encore de mon choix de couleur ou d'une sortie prochaine et non pas de ma mort imminente. Époustouflant...combien de temps avait-elle eu pour parfaire sa comédie ? Pourtant, même si c'était la femme que je connaissais, je ne l'aimais plus. Alors qu'elle se rapprochait de moi, je resserais ma prise autour de mes jambes repliées, m'enfonçait plus dans le fauteuil. Presque imperceptible, mais elle sentirait bien que je n'étais plus aussi ouverte à ses bonnes paroles qu'hier. Une mèche me retomba dans le visage, brouillant un instant ma vision de la -hmps- démone. Du même geste énervé que mes doigts firent pour écarter les cheveux, je lançai des mots, secs, durs. Ils jugeaient ces mots, ils étaient las aussi. Arrêtons de tourner autour du pot. Plongeons dedans.

« Je suis fatiguée, Elle. Raconte ton histoire qu'on en finisse, dis-moi pourquoi je dois mourir et par pitié, épargne-moi les détails inutiles. »

Peut-être que ce serait moins difficile si la cause était bonne. Après tout, n'avais-je pas toujours rêver de me sacrifier pour le bien ? Oui, vieux rêve, mais j'étais si jeune encore, je n'avais rien réalisé. D'ailleurs, ma voix s'était cassée lorsque j'avais évoqué mon trépas, moi qui avait voulu être forte. Mourir avant 30 ans, avant d'être vieux. Romantique comme idée, mais confrontée à la réalité...Je voulais entendre son histoire. Et quand les mots se mirent à défiler, je les attrapai, comme le plus pur des cadeaux, qui se serait fait infiltré par une pauvre source d'arsenic.

« Et s'il-te-plaît, peu importe l'histoire, jure-moi qu'il me tuera vite et proprement. »

Un jeu à vie, qui n'avait pas de limites de temps. Si au moins la souffrance pouvait être exclue.

Force était de constater une chose : Elle s'y prenait très mal. Était-ce ce regard peiné, cette posture prostrée ou bien cette voix blessée qui la désarçonnait ? Hannah n'était pas la première humaine que la démone décevait. Si Caeso avait interrompu sa longue campagne de séduction avec fracas, la démone n'avait pas toujours eu besoin d'une intervention surnaturelle pour que ses « sujet » découvrissent le pot aux roses d'une façon imprévue. Mais cela faisait une éternité que la démone n'avait pas ressentie un tel malaise, alors que sa jeune amie suédoise se recroquevillait sur elle-même à son approche.

Ah, si elle avait pu tenir le cou chaud de Caeso, en cet instant !

« Il ne te tuera pas, Hannah. »

Pouvait-elle seulement deviner ce que ressentait la mortelle qui lui faisait face ? Sans doute, mais le comprendre vraiment, c'était une autre histoire. Elle n'avait plus peur de la mort, ce grand spectre menaçant qui effrayaient tant les semblables d'Hannah. Cela ne voulait pas dire qu'Elle eut envie de mourir, loin s'en fallait, mais les deux entités étaient de vieilles amies. À force de la donner et de manquer la recevoir, on finissait par accepter qu'il arriverait inéluctablement un moment où tout vous échappait. Hannah n'avait bien entendu pas ce recul. Elle n'avait sans doute jamais reçu de menaces de mort et n'arrivait pas à faire la part des choses. Surtout, elle ne connaissait pas encore le potentiel de sa gardienne.

En attendant, Elle s'était adaptée à l'humeur de son interlocutrice. Finis les sourires qui faisaient plus de mal que de bien, finis la proximité qui semblait soudainement effrayée la demoiselle. Toujours en tailleur, la démone n'en était pas moins droite comme un i et il n'y avait bien que ses yeux pour témoigner de quelque chose. Du regret, surtout, mais aussi un brin de culpabilité. Ce n'était pas le genre de la maison mais face à tant de détresse, difficile de rester stoïque.

« Pas de fioritures, j'ai compris. Je vais faire de mon mieux. »

Prenant quelques secondes pour ordonner ses pensées, elle finit par se jeter à l'eau, en commençant par le début, parce qu'il était difficile de parler de Caeso sans parler de Jérusalem, et parler de Jérusalem n'avait aucun sens si on ne parlait pas d'Isaac.

« Je suis née dans un pays scandinave, donc. Je ne garde pas énormément de souvenirs de mon pays natal. Seulement qu'il était blanc, et magnifique. L'époque était différente, plus dangereuse, plus rude. Les Hommes ne connaissaient pas la science et voyaient de la magie partout. » Craignant que cette introduction n'agaçât son auditrice, Elle lui lança un regard implorant pour la faire patienter. Il fallait bien commencer quelque part. « Nous vivions en clans. Ma mère, dont j'ai oublié le nom, était notre chaman et j'étais appelée à suivre ses pas. Mon père était notre chef et on m'avait dit que j'épouserai son successeur. Ma vie était toute tracée, les choses étaient simples alors. Et puis un jour, un homme est arrivé. Il était grand et parlait une langue étrange, que nous n'avions jamais entendu. Quand il comprit que nous ne le comprenions pas, il a essayé d'autres parlers. Nous avons fini par comprendre qu'il s'appelait Isaac et qu'il venait du sud. »

Alors qu'elle avait presque tout oublié de son enfance, Elle se souvenait parfaitement de l'arrivée d'Isaac. En fait, elle se souvenait parfaitement d'Isaac. Il était le seul vestige de sa vie humaine. Souvent, elle se demandait ce qu'il était devenu. Rarement la démone avait donné tant de détails sur son passé. Hannah ne le savait pas, sans doute, et il y avait peu de chance qu'elle la remerciât. Tant pis, Elle ne lui en tiendrait pas rigueur.

« Il a commencé à parler d'êtres ailés qu'on ne pouvait pas tuer, qui vivaient éternellement et qui n'avaient aucune limite. Mon père a décrété qu'il était fou et nos guerriers lui ont planté une lance dans le ventre. Il a sourit avant de s'effondrer et nous l'avons laissé là, heureux d'avoir pu sauver cet homme de son mal. » Elle marqua une courte pause et un sourire ironique vint décorer ses lèvres. « Au petit matin, il venait nous trouver, la lance qui l'avait tué à la main. Nous prîmes peur et ma mère nous dit qu'il était un messager du Menteur. Après ça, il est resté avec nous. J'avais douze ans. » Douze ans et déjà condamnée, sans doute. « Six ans plus tard, je partageais sa couche. Pourquoi, comment ? C'est difficile à dire. M'a-t-il séduite, ai-je tout fait pour m'y glisser ? Je n'avais pas assez de recul ou d'expérience pour le savoir. Toujours était-il que je l'aimais. J'étais heureuse. Et puis un jour, sans que je ne me souvienne pourquoi, tout à basculer. Un clan est venue sur nos terres et au petit matin, nous étions tous morts. »

Elle ne lui dit pas comment un homme s'était saisie de ses cheveux, avait léché avidement son oreille avant de lui murmure d'une voix gutturale qu'il était dommage de gâcher un corps pareil. Elle ne décrit pas la sensation terrible que pouvait donner une lame glissant sur sa gorge, ni même la douleur terrible de se sentir mourir sans pouvoir rien faire.

« Isaac disparut cette nuit là. Il ne tenta pas de me sauver, ni aucun des miens, il disparut simplement de la même façon qu'il était venu. » Il y avait une certaine douleur, contenue et presque invisible mais une douleur tout de même dans la voix de la démone. Elle était morte deux millénaires plus tôt mais elle n'avait jamais réussi à pardonner au démon sa défection. Cette douleur, ils étaient une poignet à l'avoir jamais aperçue. D'ordinaire, elle se contentait d'un sibyllin je ne me souviens que de la neige pour parler de son enfance. « Je me suis réveillée avec l'aurore, sans comprendre comment. Je n'avais rien oublié, mes vêtements étaient gorgés de mon sang et pourtant, je respirais. Alors je me suis levée et je suis parti en direction du sud. »

Furtivement, elle se remémora les quelques souvenirs qui lui restaient de ce long pèlerinage. Elle le passa pourtant sous silence, consciente que ce n'était pas là ce que voulait entendre Hannah.

« Je ne savais pas ce que j'étais, simplement que j'étais... différente. J'ai découvert complètement par hasard que je pouvais soigner. Pas avec des plantes et des onguents comme ma mère avant moi, mais avec mes mains. Je posais mes doigts sur une plaie et elle guérissait, tout simplement. Et puis un jour, je suis arrivé à Jérusalem. Isaac m'avait tellement parlé de sa ville natale, je pensais la connaître comme si j'y avais moi-même été mais tout était si différent de ce que j'avais pu imaginer. Alors j'ai compris qu'il n'avait pas dû y retourner depuis très très longtemps. Dix ans s'était écoulés depuis mon départ et je n'avais pas changé. Pour la première fois, je me suis demandé quel âge il avait. Mais je n'ai pas eu beaucoup de temps pour trouver une réponse, car bien vite, deux soldats me tombèrent dessus. Ils me dirent des choses que je ne compris pas, me disant maudite et vouée aux ténèbres, m'accusant d'être un démon. Comment pouvais-je être une démone, alors que je soignais d'un simple toucher ? Ils ne m'ont pas répondu et m'ont attaquée, j'ai cru que j'allais mourir une seconde fois. »

Elle fit une pause, cherchant à sonder le regard d'Hannah. La pauvre devait enrager, depuis le début de son récit, la lycéenne n'avait pas prononcé une seule fois le nom qu'elle devait avoir sur le bout des lèvres.

« Un homme est intervenu pour me sauver. Il m'a hurlé de fuir et j'ai fui, sans me retourner. Je me suis terrée dans la première maison que j'ai trouvé, sans savoir si elle était habitée ou non, et j'ai tremblé comme une feuille jusqu'à ce qu'il me retrouve. Il était vivant. Blessé, mais vivant. Il m'a dit de le suivre et je l'ai suivie, aveuglément. Il m'a dit s'appeler Flavius et être comme moi. » Un léger sourire nostalgique se dessina sur ses lèvres avant qu'elle ne continuât. « Il m'a expliqué ce que j'étais, ce qu'étaient les hommes qui m'avaient attaquée et pourquoi il l'avait fait. Et puis il m'a donné une épée et il m'a appris à m'en servir. Par la suite, je me suis battue à ses côtés. Et puis un jour, il m'a dit pourquoi il restait à Jérusalem, alors que les gens comme lui et moi étaient détestés. Il m'a avoué qu'un homme le retenait. Un prisonnier de nos ennemis. Son frère, Caeso. »

« Parce que tu le tueras, toi ? »

Il n'y avait pas d'autres alternatives et, franchement, l'homme était beaucoup plus impressionant qu'Elle. On aurait dit qu'il pouvait la briser en un souffle. Ne l'avait-il pas prouvé en la frappant, quelques instants plus tôt ? Elle était fragile, peut-être qu'elle n'avait aucun problème avec la mort, mais c'était un jeu sans fin. Elle ne serait pas capable de le tuer ; je mourais. Point final.

Mais, pour une raison inconnue, je ne me sauvais pas. J'écoutais Elle, ou à l'époque peut-être plus Helda, me parler de son ancienne vie. D'une époque où je ne la connaissais pas, de ce qui expliquait ma mort prochaine. Certes, c'était une bonne histoire. Une jeune fille innocente, un homme, l'abandon. Un classique. Elle aurait probablement pu vendre le scénario à Hollywood, mais personne ne croirait à la petite mention histoire vraie qu'il y aurait sous le titre. Parce que, quelque part, c'était tout simplement impossible.

« C'est impossible ! D'abord, comment veux-tu t'être rendue à Jérusalem sans que personne ne t'arrête, te trouve, passe un avis de recherche ? Tu aurais dû mourir ! »

Puis, les informations firent leur petit bonhomme de chemin dans ma tête. Il y avait bien des détails qui clochaient, en fait. Déjà, la guérison par les mains. Tiens donc, Jésus, avec ça ? Flavius, des épées. J'avalai péniblement ma salive, réalisant enfin ce qu'elle essayait de m'expliquer.

« Attends ! C'était...c'était en quelle année ? »

Se pouvait-il que les siècles, les millénaires dont ils avaient parlé ne soient pas des exagérations ? J'avais peine à y croire. Mais certes, c'était beaucoup d'un coup pour une simple mortelle, il fallait en convenir. Je me serais bien recroquevillée ou jetée dans les bras de ma mère. Avaler un pot de crème glacée au chocolat. Peu importait. Tout, mais pas ça. Pourtant, il fallait bien qu'elle continue, elle n'avait pas le choix. Cela changerait-il quelque chose à la toute fin ? Non. Caseo n'allait pas me permettre de le psychanaliser, si jamais il me mettait la main dessus.

« Mais...Donc, là, je ne comprends plus rien. Flavius était ton ami et le frère de Caseo ? Et Caseo veut me tuer ? Mais qu'est-ce qui s'est passé, mon dieu ! »

Le tuer ? Elle s'en savait capable ; tout du moins, elle savait en avoir les capacités, ce qui était différent il fallait bien en convenir. Malheureusement, force était de constater que si elle en avait souvent eu l'occasion par le passé, elle n'avait jamais réussi à le faire. C'était comme ça, malgré toutes ces années, elle ne parvenait pas à oublier qui avait été son frère et ce qu'il avait fait pour le faire libérer. Alors mettre fin à ces jours, c'était comme trahir Flavius. Même alors qu'il semblait avoir perdu totalement pied avec la réalité. Même alors qu'il menaçait Hannah. Maintenant que la pression retombait doucement, la démone retrouvait ses barrières.

C'était étrange, de raconter ainsi son histoire. Sans fioriture, sans calcul, simplement en restituant ses souvenirs. Rarement Elle avait eu l'occasion de se confier de façon aussi honnête et sincère et même si la situation était dramatique, c'était agréable quelque part. Bien entendu, Hannah ne partageait pas son plaisir, elle devait se débattre avec beaucoup trop d'informations et de concepts nouveaux pour cela. Elle le démontra quelques fois d'ailleurs, l'interrompant pour s'insurger contre une incohérence ou manifester son incompréhension et son désarroi. La première fois, Elle ne réagit sans doute pas de la façon attendue : elle la regarda avant de reprendre d'une voix un peu plus douce. Ce n'était pas de la mauvaise volonté, mais si Hannah voulait croire à son récit, elle devait trouver elle-même les réponses les plus dérangeantes.

« Le calendrier n'était pas le même, je ne peux pas te répondre avec précision. Mais pour te donner un ordre d'idées et selon mes derniers calculs, je dois approcher les deux milles cent ans. »

Ce qui ne la rajeunissait pas, d'ailleurs. Mais comme Elle n'attachait aucune espèce d'importance aux années qui passaient, ce n'était guère important. Après avoir laissé à la jeune — ce mot devait prendre un nouveau sens pour la concernée, d'ailleurs — suédoise le temps de réagir, elle reprit son récit jusqu'à enfin prononcer le nom tant attendu. Caeso.

« À l'époque, nous — les démons — n'étions plus qu'une poignée. Nos ennemis n'étaient pas plus nombreux d'ailleurs, mais ils jouissaient d'une aura bien plus... accueillante que la nôtre et le soutien des humains leur était acquis. Les choses sont différentes aujourd'hui, encore que. Toujours est-il que Caeso était un prisonnier précieux, parce qu'il connaissait la plupart des démons de Jérusalem et savait comment les trouver. C'est pour cela qu'ils ne l'ont pas tué. »

Elle marqua une pause, prenant le temps de peser ses mots.

« Je ne te demande pas de le plaindre, Hannah. Ce qu'il fait en ce moment est inqualifiable. Mais à l'époque, si j'ai survécu à Jérusalem, c'est parce qu'il n'a jamais parlé. Pas une fois. Je ne peux pas imaginer ce qu'ils lui ont fait subir, ni même comment il a pu tenir. Nous avons essayé plusieurs fois de le libérer mais nous savions qu'il payait très cher nos tentatives infructueuses. » Ses traits se parèrent de regrets alors qu'il continuait d'une voix basse. « Plus le temps passait, plus il devenait une cause perdue. Il n'y avait bien que Flavius pour y croire. »

Peu à peu, les démons avaient désertés Jérusalem, comprenant que la ville était perdue. Le judaïsme imprégnait chaque mur de ce qui était alors, pour le royaume du surnaturel, la capitale du monde. Derrière chaque prière, il y avait une plume blanche qui se riait de la naïveté humaine et qui se nourrissait de la foi aveugle.

« Un jour, j'ai fait la rencontre d'un petit garçon qui se rendait au Temple en pèlerinage, pour y être présenté comme le fils aîné. Il s'était perdu dans les méandres d'un marché et il était paniqué. Je l'ai pris avec moi et nous avons parlé. Il m'a tout de suite impressionnée. Il était intelligent, d'une gentillesse adorable et j'ai eu une idée folle. J'ai vu en lui un moyen de... » Elle sembla hésiter sur le mot, ferma les yeux et sourit légèrement, d'un sourire sans aucune joie. « J'étais jeune alors et pleine de rêve. J'ai réussi à convaincre Flavius et nous avons suivi cet enfant partout, nous avons tenté d'en faire le meilleur homme possible. Pour qu'il offre au monde un avenir meilleur. Malheureusement, alors que nous avions presque réussi, nos ennemis l'ont retournés contre nous et avant que nous ayons compris ce qui nous arrivait, nous avions tout perdu. »

Nouvelle pause. Elle n'avait pas rouvert les yeux et on avait presque l'impression qu'elle méditait, ainsi prostrée.

« Flavius est mort pour me permettre de fuir. »

C'était bien la première fois qu'elle revivait aussi intensément ces événements, se jouant des années. Finalement, elle n'était pas certaine d'aimer l'honnêteté.

« J'ai décidé de fuir Jérusalem. La ville bouillonnait et je savais que rester signifiait mourir. Or, je ne voulais pas mourir. Mais j'avais une dernière chose à faire avant de partir. Une chose terriblement dangereuse et je l'ai faite de la façon la plus stupide qui fut. J'ai foncé dans le tas. J'ai failli mourir mais j'ai réussi à libérer Caeso. Malheureusement, il était trop tard. On lui avait raconté la mort de son frère et on m'avait accusé de l'avoir trahi et livré à ses tortionnaires. »

Il restait une dernière chose à éclaircir, une dernière zone d'ombre. Rouvrant les yeux, Elle planta un regard plein d'assurance dans celui de sa protégée d'infortune.

« Même après tant d'années, même avec un corps naturellement renforcé par sa nature démoniaque, Caeso ne s'est jamais remis de son emprisonnement. Quelque chose s'est brisé en lui, quelque chose qui jamais ne pourra être réparé. Il est faible, Hannah, il se bat de façon désordonné, comme un enfant, la rage au ventre et la haine lui barrant les yeux. Il ne peut pas me tuer, il n'en est tout simplement pas capable, sinon je serai déjà morte un nombre incalculable de fois. C'est pour cela qu'il s'en prend à toi. Pour que je reste sans arrêt sur le qui-vive, pour m'empêcher de dormir. Pour que, le moment venu, je sois plus encline à te protéger qu'à l'attaquer. »

Le truc, avec les questions stupides, c'était que la réponse ne nous plaisait jamais. Soit on se faisait ridiculiser pour avoir oser sortir ces quelques mots, soit on nous donnait une réponse très sérieuse, trop sérieuse, et on finissait par se demander pourquoi on avait prononcé cette foutue phrase. J'étais, pour l'instant, pas mal dans le deuxième cas. Allons, je me doutais maintenant qu'Elle n'avait pas exactement l'âge qu'elle semblait avoir, mais j'aurais pu faire semblant de rien ou juste me dire qu'elle devait avoir quelques dizaines d'années de plus. Sauf que là, j'étais condamnée à savoir qu'elle n'aurait pas dû vivre. Si elle n'avait pas été une démone, jamais elle ne se serait rendue jusqu'ici. 2000 ans, bon sang ! Et ma mère qui avait piqué une crise de nerfs parce qu'elle avait atteint la quarantaine. Bon, évidemment, ma mère n'était pas aussi bien conservée qu'Elle, c'était un fait qui n'était pas discutable. Toutes les chirurgies du monde ne permettaient pas de faire un visage aussi parfait que le sien. C'en était presque ennuyant.

« Mais bien entendu que les humains soutiennent les anges ! Ils sont purs, ils sont beaux, ils...ils ne tuent pas et ne vénèrent pas un fou qui veut la destruction de la planète ! »

Je n'avais pas envie de rejoindre les rangs des satanistes, moi. Par ailleurs, ce Caseo devait être un démon également, parce qu'un ange n'aurait eu à coeur que de me protéger d'Elle. Il ne m'aurait pas tuée, il m'aurait rendu ma pureté, tout simplement. Était-ce pour ça qu'Elle m'avait approchée ? Parce que j'étais trop gentille et qu'ils voulaient me rayer de la carte ? C'était très probable. Enfin, puisqu'il le fallait, j'allais la laisser me protéger, mais jamais je ne m'associerais à elle par la suite. Je continuai tout de même à écouter son histoire. Il me semblait si irréel qu'elle me conte quelque chose qui avait eu lieu des années auparavant ! À une époque où j'étais loin d'être un projet pour quiconque. Où mon arrière-arrière-arri;ere-grand-père n'était pas un projet non plus, d'ailleurs. Bizarre.

« Donc, Flavius est mort par choix ! Tu ne l'as pas tué, il s'est sacrifié. »

Cela changeait tout. Caseo n'aurait pas dû lui en vouloir pour une mort dont elle n'était pas responsable. Certes, elle était peut-être à l'origine de l'idée, mais Flavius aurait pu fuir et la laisser mourir à sa place. Ce n'était pas sa faute. C'était déjà ça de gagner.

« Elle, comment vas-tu me protéger ? Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour ne pas te nuire ? »

Je fuyais son regard alors qu'elle était si directe. Moi, je ne voulais pas de sa vérité, je voulais le confort de ma petite maison et non une menace. Mais enfin, j'imaginais que je n'avais pas le choix. Du reste, j'avais encore une question.

« Tu es déjà morte...qu'est-ce que ça fait, Elle ? De mourir ? »

Parce que je ne croyais toujours pas à mes chances de survie.

C'était son œuvre qu'elle contemplait, en la personne d'une Hannah remontée qui n'y allait pas de main morte dans ses accusations morbides. Jadis, les anges étaient vus comme les mains armées de Dieu, des gardiens de sa foi et de sa volonté et le Père était surtout assimilé à un dieu vengeur. L'Ancien Testament regorgeait de violences et de massacres, le « châtiment divin » était un de ses thèmes récurent. Avec Jésus, elle avait voulu chasser la peur du cœur des Hommes, la remplacer par quelque chose de plus doux et accueillant. Elle avait cru réussir mais las ! Gabriel et ses sbires avaient tout gâché, aveuglant son protégé de leur blancheur éclatante et le retournant contre ses protecteurs.

« Pour ce que j'en sais, Satan est plus proche du vieillard dépressif que du fou destructeur de mondes, ne put-elle s'empêcher de faire remarquer. Prends garde à ce que tu crois savoir, Hannah. Il n'y a pas une heure, tu pensais que mon existence n'était qu'un mythe sans fondement. Ne fais pas l'erreur de le croire dur comme faire maintenant que tu connais une part de la vérité. » Et d'ajouter, avec douceur : « L'histoire est écrite par les vainqueurs et nous n'avons pas toujours gagné nos batailles. »

Sur cette affirmation sibylline, Elle décida de continuer son récit, consciente que son interlocutrice n'était pas tant intéressée par la géopolitique céleste que par les raisons qui poussaient un inconnu à la menacer de mort. Quand elle arrivait au terme de son histoire, la réaction de la jeune humaine surprit son aînée démoniaque.

« Ça ne change rien, Hannah. Si ta sœur perdait la vie en sauvant celle d'un de ses amis qui s'était mis en danger tout seul, pourrais-tu ne pas le haïr ? Si tu croyais dur comme fer qu'il l'avait fait sciemment, ne voudrais-tu pas sa mort, même sans penser la donner toi-même ? »

Sans doute Elle était-elle trop clémente avec Caeso, mais cette histoire ne datait pas de la veille et jamais elle n'avait été capable de le condamner. Pourtant, elle se radoucit directement quand elle vit sa jeune amie flancher. L'envie — sincère — de la prendre dans ses bras et de lui murmure que tout irait bien fut violente, mais elle y renonça. C'aurait été le meilleur moyen de braquer la suédoise qui ne voulait sans doute qu'une chose : se réveiller. Seulement voilà, elle ne dormait pas.

« Je vais m'installer dans les parages. Dans ton atelier serait sans doute le plus pratique. Il va falloir que je dorme par petite tranche d'une demi-heure maximum, et toujours d'un œil. Comme ça, Caeso ne nous prendra pas par surprise. » Elle esquissa un sourire qu'elle voulait rassurant. « Toi, tu vas profiter de tes nuits et de tes journées comme si de rien n'était. Si tu veux, je peux même faire en sorte de ne pas te déranger... »

Après un temps d'hésitation, elle ajouta presque timidement : « Je ne suis peut-être pas la française que tu pensais connaître, mais je ne me suis jamais forcée quand nous étions toutes les deux. »

Et quand vint la question fatidique, la pauvre démone deux fois millénaires afficha un visage qui se voulait rassurant.

« Tu es encore trop jeune pour te soucier de tout ça, Hannah. Je ne sais pas si tu veux vraiment que je te réponde. »

J’allais de surprise en surprise. Il fallait dire que cette journée était plutôt extraordinaire…je m’étais levée ce matin, non-croyante, et voilà que je devais assimiler non pas seulement l’existence d’un au-delà mais également le fait que les démons étaient un peu plus gentils que je ne le croyais. Qu’est-ce qui serait arrivé, si jamais Elle ne m’avait pas convaincue de la suivre ? Elle aurait peut-être été arrêtée, mais je ne serais pas mêlée à cette histoire. Ou peut-être que si, que ce Caseo nous avait espionnées depuis des semaines. L’arrestation n’avait été qu’un hasard, il serait venu quand même. Comment savoir ?

« Tu veux dire quoi, là ? Que Satan est gentil et que Dieu est le loup qui mange l’agneau ? »

Cela dit, ce n’était que secondaire, à ce point de la conversation. J’étais beaucoup plus étonnée par les raisons qui poussaient l’homme à rechercher une vengeance que par le contraire. De ce que je comprenais, ce n’était pas la faute d’Elle. Il lui en voulait parce qu’il cherchait un responsable, parce que c’était plus facile comme ça.

« Oui, je te l’accorde. Mais bon, la souffrance passe avec le temps, non ? 2000 ans, c’est long, il me semble qu’il a eu entièrement le temps de faire son deuil ! »

Par ailleurs, il avait perdu un frère. J’étais bien loin d’être la sœur d’Elle, une nouvelle amie, tout au plus. Avoir su…si seulement j’avais pu l’ignorer, au musée ! Mais non, sale vanité d’artiste. Je ne pouvais que m’en vouloir…et aussi à Elle, qui était si charmante, si gentille.

« Pas dans mon atelier. Si jamais il débarque, je ne tiens pas à ce que vous détruisiez tout mon travail. Il y a une chambre d’amis près de la mienne, tu n’auras qu’à t’y installer. »

Certes, si je mourais, peu importait l’état de mes œuvres, mais j’y tenais quand même comme à la prunelle de mes yeux. Je tenais mal la pression, c’était ma façon de me raccrocher à la réalité. Incapable de faire face à Elle, je me levai brusquement pour me diriger vers la fenêtre. Je devrais peut-être me jeter dans le vide tout de suite…Mais Elle me rattraperait sûrement. Elle devait avoir des ailes. Je soupirai.

« Je ne veux pas avoir mal, Elle. C’est tout ce que je demande. Si jamais tu sais que ça devient un cas désespéré, n’essaie pas de me protéger en sachant que je tomberai entre ses bras. Il y a de nombreuses façons de mourir, des poisons indolores. Je ne veux pas finir torturée par un démon, Elle. »

« Je veux simplement dire que la réalité est bien plus complexe que ce que vous pouvez imaginez. Ces deux là ne sont pas comme nous, tu sais. Ils ne pensent pas avec une logique comparable à la nôtre. Je serai toi, je me méfierai des deux comme de la peste. » Elle marqua une pause avant d'ajouter : « Le Dieu d'Amour est néanmoins un fantasme, je suis désolée de te l'apprendre et pour les côtoyer depuis un moment déjà, je peux t'assurer que le portait que vous vous faites des anges est méchamment erroné. »

Hannah s'étonna ensuite de la difficulté évidente qu'avait Caeso à faire son deuil. Certes, deux milles ans, c'était plus que suffisant pour tourner une page. Mais d'une part, Caeso n'était plus tout à fait sain d'esprit — Hannah semblait avoir occulté la partie où ses tortionnaires le brisaient et le brisaient encore — et de plus, il fallait bien avouer que les actes d'Elle n'aidaient pas à lui ouvrir les yeux. Après tout, le romain n'avait qu'à passer devant une église chrétienne pour se souvenir de la « trahison » de son ennemie mortelle.

« C'est compliqué. Je ne suis pas en odeur de sainteté parmi les miens. Certains savent ce que j'ai essayé de faire à l'époque et tous subissent tous les jours les conséquences de mes mauvais choix. Caeso n'est pas le seul à penser que je suis une traîtresse que l'on devrait éliminer... Heureusement, j'ai quelques amis hauts placés. Et ce n'est pas comme si j'étais facile à tuer. »

Elle parlait trop. Ce qui avait été un exercice cathartique surprenant au début devenait de plus en plus désagréable à mesure qu'elle devait entrer dans les détails. Ah, si elle pouvait oublier seulement cette partie de sa vie ! Un vœu pieu, qu'elle n'aurait pas réalisé même si elle en avait eu la possibilité, mais c'était parfois une chimère très tentante. Ça l'était d'autant plus quand Caeso surgissait du passé pour la tourmenter.

Elles parlèrent ensuite de la suite des opérations. Pragmatique, Elle proposa de s'installer dans l'atelier. Un bon moyen, pensait-elle, d'être proche d'Hannah sans lui imposer sa présence. Même si cette idée lui déplaisait terriblement, force était de constater que la suédoise avait besoin d'espace. La réaction de l'artiste la fit pourtant sourire alors qu'elle évoquait le désastre que serait une agression de leur ennemi dans son sanctuaire.

« Comme tu voudras. Je vais devoir m'arranger avec quelqu'un pour le lycée, mais je peux le faire d'ici. » commença-t-elle avant de se taire devant le mouvement de la demoiselle.

Pour la énième fois, Elle tenta de se mettre à la place d'une jeune femme tout juste sortie de l'adolescence qui devait faire face à tout cela. Ce n'était pas comme si elle pouvait comparer, son propre parcours était assez atypique. Elle avait eu plus de dix ans pour se faire à l'idée qu'elle n'était plus tout à fait humaine avant de savoir précisément de quoi il en retournait. Les réponses de Flavius avaient été comme une illumination ; pour Hannah, c'était sans doute comme une descente aux Enfers.

La demande qui parvint à ses oreilles lui fit incroyablement mal. Loin d'être insensible aux troubles de son amie, la démone n'avait qu'une envie, poser ses mains sur son front et chasser ses maux. Las ! Ce n'était pas dans sa chair que la peintre était touchée. Persuadée de mourir prochainement, elle cherchait déjà le moyen d'en finir paisiblement. Sans rien dire, Elle se releva à son tour et sortit de la pièce, rendant par ailleurs obsolète l'expression la laissant seule avec ses démons alors même qu'elle aurait parfaitement convenue. Deux minutes plus tard, elle revenait avec une tasse fumante à la main et la tendait à la menacée de mort.

« Je ne laisserai jamais Caeso te toucher, » promit-elle et son regard témoignait de son engagement. Il étais pauvre de rires et de joie mais incroyablement fort d'assurance. Sa phrase, d'ailleurs, voulait tout dire et rien à la fois. Hannah pourrait y voir une promesse de mettre fin à ses jours s'il le fallait. « Tu as trop à apporter au monde, Hannah. »

Presque timidement, Elle voulut l'attirer contre elle.