Une seconde chance | Hannah

    C'était tous les jours le même cinéma. Tous les jours, depuis plus d'un mois. Moira se réveillait, au petit main, dans un arbre ou sur un toit, non loin de la résidence des Hellström. Bien entendu, cette dernière n'était pas sans être étroitement surveillée par la police mais la démone s'en moquait. Elle avait réussi — et c'était sans doute un petit miracle — à ne pas se trahir. Pas une seule fois. Après s'être assurée que sa protégée allait bien elle quittait les lieux, se lançant à la poursuite de l'élément inconnu à son équation. Cæso devait avoir eu un complice, il n'y avait pas d'autres explications possibles, mais ce dernier demeurait introuvable. D'un autre côté, la marge de manœuvre de Moira était limitée. Ce n'était pas comme si elle pouvait marcher tranquillement dans la rue. Ce n'était pas comme si elle avait grand monde à qui demander des informations. Elle était un peu la paria du monde éternel, ces derniers temps. Plusieurs fois par jour, la scandinave allait vérifier si tout allait bien. Et puis le soir venu, elle se trouvait une nouvelle cachette pour la nuit et tentait de rattraper son sommeil en retard. Elle ne pouvait plus se permettre d'être épuisée.
    Malheureusement, l'âme de la belle Hannah continuait à la fasciner. Elle avait bien vu que la suédoise n'était pas au meilleur de sa forme ; elle peinait à reprendre une vie normale. Cela n'empêchait pas la démone d'être attirée par son âme comme un aimant eu pu l'être par un autre. Ce n'était pas sa faute, c'était tout simplement comme cela. Après deux mille ans passés à se lier, quand Moira choisissait une cible, elle ne pouvait tout simplement pas l'oublier. Même si cela signifiait mettre ce trésor de l'humanité en danger. Âlma n'avait plus à démontrer son égoïsme dès qu'il s'agissait des liens. Alors, elle l'espionnait parfois. Plus qu'il l'eut fallu pour assurer sa sécurité. Il n'était pas rare qu'elle passât une heure ou deux à regarder la peintre dormir. Et il était arrivé une ou deux fois où leurs regards s'étaient finalement croisé. La seconde d'après, la démone était déjà loin.
    Depuis la mort de Cæso, Moira avait dû faire face à une recrudescence d'hostilité à son égard. Nombreux étaient les immortels qui voulaient l'abattre. Il y avait des amis de Cæso — elle avait sous-estimé ses relations — mais pas seulement. Ses tristes aventures à Jérusalem commençaient à revenir sur toutes les lèvres et il y avait des mécontents qui se bousculaient aux portillons. Heureusement, elle n'était pas si facile à attraper... et quand finalement on lui mettait la main dessus, c'était pour ne plus poser ses doigts nulle part ensuite. Elle avait tué plus d'immortels en un mois qu'en cent ans. Ce qui n'était pas rien.
    Au final, Moira était fatiguée. Elle se sentait piégée, comme une débutante, incapable d'obtenir ce qu'elle voulait tout en sachant très bien qu'elle continuait à jouer avec le feu, malgré tout. Elle avait réussi à tenir un mois, mais pouvait-elle parier garder le rythme un autre, ou deux, ou un an ? La pression finirait par retomber, forcément, mais dans quelles conditions ? C'était trop de questions sans réponses. Trop de dangers superflus. Pour elle, et pour Hannah. Finalement, il fallait qu'elle en eut le cœur net. C'était cette pensée qui l'exposait de plus en plus à la vue de la demoiselle, sans même qu'elle ne le fît vraiment exprès. Elle tardait toujours un peu plus, laissait des traces.
    Finalement, ce devait être les indices de trop, car un jour, Hannah alla simplement à sa rencontre. Elle se posa au pied de l'arbre dans lequel Elle avait trouvé refuge et planta son regard dans celui de la démone prit en faute. Si proche, la suédoise devait voir les transformations que son aînée avait opéré sur sa personne : Moira était plus éteinte qu'Elle, moins joyeuse. Ses joues étaient creusés par la faim et ses cheveux délaissés bien plus gras et sombre que ceux toujours lisses de la française. C'était deux personnes différentes. « J'imagine que tu n'es pas ravie de me voir. » On sentait les regrets dans sa voix, perçant dans son nouvel accent écossais. « Bonjour, Hannah »

La véritable question, c’était de savoir comment on pouvait continuer à vivre après ça. Oh bien entendu, tout le monde était aux petits soins, à l’écoute de mes moindres désirs. Ils faisaient semblant que tout allait pour le mieux, que quelques séances avec un psy allait tout régler. La vérité, c’était que je ne pouvais pas tout simplement passer par-dessus. J’avais arrêté de travailler, incapable de faire face à ce lieu où j’avais rencontré Elle. Ou quelque soit son prénom. Oh, ça n’avait pas duré longtemps, j’avais trouvé autre chose, mais ce changement à ma routine n’avait pas manqué d’alarmer mes proches. Eux savaient que je fuyais quelque chose, quelqu’un. Le souvenir d’une amitié qui, à défaut de m’avoir coûté la vie, m’avait pris une part trop grande de vitalité. Pourtant, tout devait continuer.

On m’avait protégée. Mon histoire avait été des plus farfelues, mais pour une étrange raison, on avait avalé ça. Étouffée aux nouvelles du soir ; je n’étais qu’un otage. Nul ne parlait de l’amitié qui me liait à la grande recherchée. Nul ne semblait douter de l’existence d’Elle. Bon sang, la gamine avait reçu une balle dans la joue et personne ne doutait de sa vie ! L’image continuait à me hanter chaque fois que je fermais les yeux. Cela voulait simplement dire que quelqu’un au poste de police n’avait pas intérêt à ébruiter l’affaire. La voix.
J’aurais cru le revoir, mais non. L’homme n’était jamais revenu. Sous surveillance rapprochée, on avait fini par me laisser tranquille. Rien ne se passait. Ma petite Française était introuvable, l’homme ne venait pas.

J’étais seule.

Plus seule que jamais. Mes toiles ne représentaient plus que du sang et de l’horreur. Plus de sang, revenant sans cesse au crâne ouvert, aux cheveux d’Elle, à ses traits. Un cadavre.

Mais le plongeon amenait le retour. Lentement, j’appris à respirer dans l’eau. À oublier ce monde qui avait failli me détruire. J’oubliais. Jusqu’à ce que je remarque des petits détails, légers. La toile que j’avais laissée sécher, fenêtre ouverte, avait été légèrement déplacée. Une trace de chaussure dans la terre du jardin. Une fille qui tournait un coin de rue trop rapidement. Une branche cassée. La subtilité même.
Un plus un faisait deux.

« Je ne peux pas dire que je te préférerais morte, mais loin, ça oui. »

Mes doigts jouaient machinalement avec un morceau d’écorce qui pendait de l’arbre. J’aurais voulu l’arracher et le détruire. Les larmes de panique me montaient aux yeux. Elle avait détruit tout ce qu’il y avait eu de bon en moi. Je n’osais plus faire face au monde comme avant. Le monde risquait de me faire mal, de me blesser. Elle m’avait pris ça. La confiance. L’envie de destruction me prenait trop souvent. C’était malsain.

« Bonjour, qui que tu sois. Aurais-tu l’amabilité de descendre de mon arbre ? Ce n’est ni très confortable, ni très légal. »

Quoi qu'elle n'était plus à ça près.

    Oh, Moira n'ignorait rien des tourments de son ancienne protégée. Elle avait été aux premières loges pour la voir se détruire lentement et n'ignorait rien de son rôle dans cette histoire. Il était rare que la démone regrettât ses gestes et plus encore leurs conséquences, même quand elle était clairement en tort. Dans cette triste histoire, sa seule faute avait été, à ses yeux, d'avoir été la cible désignée d'un fou. Pourtant, Hannah n'avait pas besoin de lever les yeux pour que l'adolescente vît ses larmes. Elle n'avait pas besoin de lui offrir la vision de sa détresse pour que l'angoisse et les remords nouassent l'estomac de la belle. « J'ai essayé. » Et c'était là un terrible aveu qu'elle faisait.
    À l'instar d'Hannah, qui ne daignait par lever le regard, les yeux de Moira restaient fixé sur une feuille quelconque avec tant d'insistance qu'on se demandait comment elle faisait pour ne pas simplement se décrocher.
    La voix de la suédoise rompit une nouvelle fois le silence et les lèvres de la démone se tordirent en un léger rictus. Pas longtemps. Une seconde à peine. Mais bien assez pour prendre la mesure de la peine que pouvait lui infliger l'accusation à demi-voilée de l'artiste. Il n'était plus question d'âme, ici, car même si celle d'Hannah continuait à exercer son fort attrait, c'était bien d'affection dont il était question. « Tu sais qui je suis. Tu es même la seule à connaître le nom que me donna ma mère. » La voix de l'entité deux fois millénaires était douce, sans l'ombre d'une accusation, ni même de colère. Sortant de sa poche le téléphone volé le matin même — elle en changeait tous les jours — elle regarda l'heure et estima la position des policiers qui entouraient encore la propriété des Hellström. Fort heureusement, elles étaient à l'intérieur et cela signifiait peu ou pas de regards indiscrets. Leur rôle était d'empêcher qu'on entrât, pas espionner le diplomate et sa famille. Aussi celle qu'on avait appelé Elle un mois plutôt se laissa tomber au sol, atterrissant souplement au sol aux côtés de son ancienne amie. Toujours sans la regarder, Moira s'adossa à l'écorce de l'arbre, choisissant sciemment son angle pour que l'imposant végétal la cachât aux regards indiscrets.
    « Si je peux faire quelque chose, Hannah, n'hésite pas. » Elle allait exploser. Moira ne savait pas pourquoi exactement, mais elle en était persuadée. C'était peut-être une bonne chose, peut-être était-il temps de crever l'abcès. Elle savait que l'adolescente s'était retenue tout du long qu'avait duré l'attente de l'attaque de Cæso. Comme si elle avait craint que dire tout ce qu'elle avait sur le cœur ferait fuir son unique chance de survivre. Ce n'était plus le cas désormais et, la fatigue et la douleur aidant, c'était peut-être une bonne occasion de se libérer de ses chaînes. Au moins un peu.

« Essaie plus fort. »

Mauvaise foi ? Sans doute. Il me semblait que, quand vous aviez quelque chose comme des milliers d’années, vous étiez forcément capable de prendre vos distances. Elle devait être mature, responsable. Juste oublier, reprendre une autre identité quelque part au Canada, et me laisser en paix. Effacer mes cauchemars où balles et sang se mélangeaient, danse funeste. C’était à elle de tout régler et de disparaitre. Je n’en démordrais pas.

Concentrée sur le nœud de l’arbre – il me semblait qu’il définissait tous mes problèmes, que lorsque j’aurais compris comment le lisser, ma vie serait meilleur – je ne vis pas le sourire d’Elle. Attristé, peut-être, vexé, sans doute. Mais je ne le vis pas. Aurait-il changé quelque chose à ma vision de l’avenir ? Peut-être. Ou peut-être m’aurait-il conforté dans cette idée que la démone était un être cynique, impossible à cerner.

« Un nom ne définit rien. Serais-tu Hannibal que tu n’en serais pas un monstre, Teresa que tu ne serais pas un ange. Mais ça, c’est une autre histoire. Dois-je toujours te nommer Elle, ou n’est-ce plus de circonstances ? »

Le plus effrayant, c’était sans doute le ton morne, l’indifférence presque trop polie. Comme si plus rien n’avait d’importance – et rien n’en avait, ces temps-ci. Le soleil n’était plus joli, les crimes d’Afrique même m’ennuyaient. Certains disaient que les traumatismes amenaient l’hyperactivité, l’activation pour ne pas avoir à penser. Chez moi, c’était le contraire. Je me noyais dans les souvenirs et même mes passions ne reflétaient plus que cela. Si j’étais pour peindre mes cauchemars, autant ne plus peindre du tout. Je les voyais assez dans mon sommeil, pas besoin de les afficher dans l’atelier.

Si ce n’est la remarque, la réponse, quelque chose la décide à plonger me rejoindre. J’ai un mouvement de recul involontaire, spontané. Tant pis, elle sait bien à quel point je n’ai pas envie d’être là. D’avoir cette conversation. Je pourrais crier que les policiers viendraient. Oh, elle partirait sans aucun doute, mais ce serait déjà un début. Je ne me sens pas exactement en sécurité, mais je ne suis pas en total danger. Ses paroles cependant, me choquent, m’énervent.

« Disparait, fis-je. Disparait, dégage, crève. »

Et c’est là bien violent, quand on sait que je dénigre toute forme de méchanceté. Crève, crève, crève. C’est le seul mot qui me vient en tête, mon expiation, ma libération. Je tremble en silence, relève les yeux pour les fixer sur elle. Sa manière d’éviter mon regard, sa position, peut-être que c’est là tout ce qui me fait chambouler. Sans plus réfléchir, je m’avance et lui écrase mon poing sur le nez.

J’ai peut-être plus mal qu’elle, en sentant l’onde de choc dans mon poignet. Faut dire, j’ai jamais frappé personne avant. Je me plie en deux, entre douleur et soulagement, la haine envolée dans ce geste rageur, et me met à pleurer. On repassera pour la dignité.

    Twilight, sérieusement ? Si Moira faisait un bien piètre Jacob, Hannah était encore moins convaincante en Bella farouche. La nuque de la démone sentit à peine passer le cou et l'agressée ne fit même pas l'effort de paraître affectée. Non pas qu'elle ne souffrît pas du coup porté, mais c'était bien les paroles qui s'entrechoquaient pour l'heure dans sa tête, plus que la douleur lancinante d'un nez amoché. Crève. Alors c'était là ce que la suédoise voulait pour elle, après tout ce qu'elle avait fait pour la sauver ? Car Moira pouvait bien faire des efforts, se montrer compréhensive et patiente, il n'en demeurait pas moins que celle qui avait le plus souffert dans cette histoire, c'était bien elle. Ne serait-ce que physiquement, elle avait mis plusieurs jours pour ne plus hurler de douleur au moindre mouvement violent — plus jamais on ne l'y prendrait à se prendre une balle de sniper, c'était bien la pire blessure qu'elle avait dû endurer — mais aussi le manque de sommeil, sa condition précaire depuis la résolution de toute cette histoire... et le fait d'avoir tué Cæso, bien entendu. Cela, Hannah ne pourrait sans aucun doute jamais le comprendre, mais en tuant le frère de Flavius, c'était une part d'elle-même qu'elle avait renié, c'était cette promesse qu'elle avait faite au romain, deux mille ans plus tôt, de sauver son sang, quoiqu'il lui en coûtât. Tel avait été le prix de la vie d'Hannah, un prix qu'Âlma avait évité de payer pendant deux mille ans. Cet entêtement « facile » avait coûté la mort de bien des mortels et sans doute de quelques immortels.
    Mais ça, c'était hors de portée d'une enfant gâtée qui pensait vouloir sauver le monde du haut de sa cage dorée, sans jamais vraiment mettre son nez dehors.
    À peine eut-elle formulé ces pensées que Moira les regretta, amèrement. Elle connaissait désormais assez Hannah pour savoir qu'elle n'avait rien de l'enfant gâtée. Alors, lentement, elle se plaça devant la silhouette agenouillée et, d'autorité, prit ses mains dans les siennes. L'artiste se débattit-elle ? Moira n'en eut cure, elle posa ses doigts sur le poignet douloureux et l'apaisa, comme seul un démon sait le faire ; comme seule elle savait le faire. Avec douceur et sa main libre, elle força Hannah à la regarder, ses doigts soulevant le menton et les yeux des demoiselles se croisèrent. Il n'y avait aucune colère dans le regard de la démone, aucune joie non plus. Mais il y avait de la douceur et de l'affection. Et autre chose, qu'il était difficile de déchiffrer ; la suédoise n'y parviendrait sans doute pas. C'était de l'appétit. Un appétit bien particulier, celui d'être lié à une âme si surprenante, si vivante, si expressive.
    La démone pouvait être une machine à tuer incroyablement efficace, rarement aveugle mais bien souvent très brutale ; il n'en demeurait pas moins vrai que Moira était aussi une guérisseuse plus que douée. Une chaleur apaisante s'insinua en Hannah, passant de son menton au reste de son corps, de la pointe de ses cheveux jusqu'aux bouts de ses orteils. Pour la première fois depuis sans doute plusieurs semaines, Hannah dut se sentir... bien. L'instant de grâce ne dura pas plus d'une minute, durant laquelle Moira observa sa protégée sans mot dire, puis elle la lâcha. Et attendit.
    Ce n'était plus à elle de faire le prochain pas.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Le truc, c’est que vous attendez la haine. Je veux dire, allez, je viens de la frapper. Pas fort sans doute, probablement que ce n’est rien par rapport à tout ce qu’elle a pu endurer. Elle a reçu une foutue balle dans la tête, quand on y pense. Et moi dans tout ça ? Un poing d’humaine, faible, qui ne sait pas se battre. Oui, c’est ridicule. Mais il me semble que c’est l’intention qui compte, non ? Je ne sais pas exactement ce que j’espérais en levant la main sur Elle, mais certainement pas ce qu’elle m’offre. À quelque part, j’espérais qu’elle cède et qu’elle devienne plus violente, que j’aie une bonne fois pour toutes une raison de la bannir entièrement et sans retour possible. Mais non. Gentille. Douce. Elle apaise, s’abaisse. On est loin de la mauvaise fille, là. Pour le coup, je me fais presque l’effet d’une criminelle. Pire que tout, elle me laisse encore le choix, même aujourd’hui. Alors que je ne le mérite pas.

La véritable question, c’est est-ce qu’elle le mérite, elle ? Elle m’a quand même sauvé la vie. Plus d’une fois. Et, maintenant qu’elle propage une douce chaleur dans mon être, maintenant qu’elle m’a libérée de cette angoisse terrible, de ce dégoût, de cette haine intense, je pense objectivement – peut-être pour la première fois depuis des semaines. Je pense à ces moments de pure joie avec elle. À tout ce qu’elle a fait pour moi. À cette vie qu’elle aurait pu perdre. Et, tout à coup, je me sens plus coupable que jamais. Les larmes coulent de plus belle, alors que je me dis que je suis une belle égoïste. Ou est-ce encore le désespoir qui parle ? Difficile à dire, pour le moment je suis encore un peu perdue. Les mains d’Elle sont un peu le seul crochet qui me reste, la seule prise concrète. Je ne suis pas certaine que le sol soit encore sous mes pieds, pour ce que j’en sais, il n’a peut-être jamais existé. Peut-être suis-je morte, au fond. Peut-être que mon esprit, à l’agonie, créé ces images pour me réconcilier avec moi-même. Peut-être suis-je folle. Ce que je sais, c’est que sans Elle, la chute sera trop longue, trop blessante. Elle l’a déjà trop été, si je peux m’arrêter au milieu de ravin, c’était déjà mieux que rien.

C’est pour ça que, lorsqu’elle s’éloigne sans mots dire, je rattrape sa main au vol, tremblante, pas assurée. C’est pour ça que lorsqu’elle se retourne vers moi, à moitié étonnée, je laisse nos regards se croiser. C’est pour ça que, lorsqu’elle s’apprête à ouvrir la bouche, je laisse mes lèvres désespérément closes. Parce qu’il n’y a rien à dire. Parce qu’il y a des choses qui ne se réparent pas. Des choses qui ne se disent pas. Qui ne doivent pas être dites. Des choses comme papier, panier, piano. Parce qu’on a l’air ridicule. Des choses comme pardonne-moi. Parce que c’est déjà fait. Des choses comme je t’aime. Parce qu’on ne sait plus aimer. Qu’on n’a jamais su. C’est pour ça que je me lève à mon tour et que je m’accroche à elle, que je la serra presque au point de l’en briser dans mes bras, que mes doigts entrent presque dans ses côtes. Parce que quand tout a été dit, seuls les gestes comptent de nouveau. Et vomir sur ses chaussures, ce ne serait pas un bon geste.

« Je te déteste. »

Le ton est peu assuré, mais il ne dévoile pas de la haine. Il est doux, à peine expressif, il remercie, il apaise. Il résonne longtemps dans l’air, même quand les syllabes ont été prononcées. Et surtout, surtout, les mots si durs révèlent un amour plus difficile encore.

    Elle ne l'attendait plus, et pourtant. Avec douceur, ses bras entourèrent la silhouette si fragile de Hannah et elle la serra doucement contre elle, dans un contraste saisissant avec la crispation de la jeune humaine. Doucement, les doigts de la démone vinrent caresser la chevelure blonde de sa protégée. Il n'était plus question de magie, il n'était plus question de surnaturel.
    Elle avait cru comprendre que tout était perdu ; le silence de Hannah signait la fin de ses tentatives pour regagner l'estime et la confiance de la demoiselle. Quand elle s'était redressée, elle s'était résignée à renoncer. Renoncer à l'âme de la demoiselle mais pas seulement, car toute démone et toute ancestrale qu'elle fut, Elle n'était pas devenue au fil des âges une espèce d'entité détachée du monde, se complaisant dans la solitude. Non, Elle était une démone qui foisonnait d'émotions et de sentiments. Elle les exprimait à sa façon, parfois bien égoïstement, mais il n'en demeurait pas moins qu'elle en était venue à aimer sincèrement la suédoise. Accepter de l'avoir perdue avait été difficile. Découvrir, quelques secondes plus tard, que ça n'avait pas été le cas avait effacé tout le reste.
    Malgré elle, la scandinave esquissa un sourire tendre quand la voix timide de l'artiste brise le silence. Certes, les paroles furent dures, mais Elle vit au delà des mots. Elle vit la douleur, elle vit la peur mais elle croit aussi décelé l'espoir de voir tout s'arranger finalement. « Je sais. » Dans l'étreinte, Elle gardait toute sa douceur. Elle ne semblait pas décidée à y mettre un terme, d'ailleurs. Elle l'avait, d'une certaine façon, trop attendue. « Je t'aime aussi. » Et, bien que douce, les paroles se teintèrent d'une légèreté qui n'était pas sans rappeler celle d'une certaine Elle Greece, petite française pleine de charme et de bonne humeur.