Changeons le monde | Hannah

Elle ne savait même plus pourquoi elle faisait tout ça. À la base, le plan était simple : se rapprocher d'Hannah Hellström, apprendre à la connaître puis la recruter dans le Voile Blanc. Ce n'était là rien de plus que ce qu'elle faisait depuis des siècles. Parfois, ses découvertes la décevaient, parfois elle ne parvenait pas à se décider, mais cette fois-ci était différente.

Même si elle ne se l'était pas avouée directement, Elle devait bien reconnaître une chose : Hannah l'avait impressionnée. Elle faisait montre d'une force de caractère impressionnante et suivait ses convictions jusqu'au bout, pas seulement quand ça l'arrangeait. Ces deux qualités, l'antique démone les adorait et l'inspirait. Quand on passait autant de temps qu'elle à voyager, bouger, agir il arrivait parfois qu'on se lasse. Mais il lui suffisait d'une Hannah pour inverser la tendance. En réalité, Elle ne voulait plus seulement recruter la jolie suédoise, elle voulait la pousser au bout d'elle-même. Et c'était bien pour cette raison qu'elle avait dû légèrement changer ses plans.

Elle n'avait pas donné de nouvelles à sa nouvelle amie comme elle l'avait promis. À la place, elle était venue comme une fleur, vers dix-sept heures trente, avec ses armes : une trompette dans son sac à dos et un synthétiseur en bandoulière. Le genre un peu lourd mais pas trop, fonctionnant avec un nombre impressionnant de piles pour pouvoir être trimbalé un peu partout. Plutôt que de sonner, comme toutes personnes censées l'auraient fait, elle repéra la fenêtre qui correspondait à celle d'Hannah et se posta en face. Posant ses lourds fardeaux, elle récupéra sa trompette et esquissa un sourire en en caressant doucement la surface cuivrée. Encore un souvenir.

Les premières notes furent très vite suivies par toute une chanson. Et puis une autre. Jusqu'à ce que l'artiste quitte sa bulle et jette un coup d'œil à sa fenêtre.

Levée très tôt, je n'avais pris qu'un léger déjeuner avant de quitter rapidement la cuisine pour retrouver mon atelier chéri. Je me levais dès les premières lueurs du jour, au moment où la majorité des gens de mon âge glissaient vers le sommeil. La raison était fort simple : tout m'inspirait plus, à cette heure. Les photos étaient de meilleures qualités avec la lumière du soleil levant, le silence paisible m'aidait à me concentrer. Tout était en arrêt, sauf moi, et je me sentais privilégiée de partager ce moment avec moi-même, à quelque part. J'étouffais quelques baillements parfois, mais rien de bien dramatique.

Je constatai avec plaisir que l'humidité de la pièce était idéale. Ma toile ne sècherait pas sitôt que la peinture y serait posée et cela me permettrait de la colorer à la perfection. Le dessin était déjà tracé sur une acétate, il se réflétait sur ma toile et il ne me restait qu'à combler les vides. Ces temps-ci, je retombais beaucoup dans mes souvenirs. Le meilleur moyen de rappeller aux hommes qu'ils étaient imparfaits était toujours de leur montrer les erreurs qu'ils avaient faite. Après avoir fait quelques toiles - surtout des tryptiques, en fait - sur la deuxième guerre mondiale, j'étais passée aux guerres civiles. Le génocide du Rwanda ayant été le premier vrai conflit que j'avais vécu, il était au centre de mes préoccupations.

Vous voyez, l'ourson de peluche, là, au centre ? Il est en bon état, il est beau, un peu sale. Normal, quoi. Il n'a rien de spécial, non...jusqu'au moment où on apperçoit son propriétaire, à l'arrière-plan. Un jeune garçon torturé, au ventre ouvert, aux yeux globuleux, vitreux. Victime de la guerre. Toutou Tutsis, c'est le titre de ma future oeuvre. Sanglant, non ? Je regarde ce que je m'apprête à faire et le ressent comme si j'allais réellement tuer ce gamin. Je le vois comme lorsque j'avais quatre ou cinq ans et que, dans cette scène, tout ce qui m'arrêtait, c'était la peluche. Je trempe mon pinceau et fait vivre ces émotions-là, violentes, désespérées.

J'oublie tout, même de manger. Ça fait des heures que je suis dans l'atmosphère étouffante de mon atelier, sans me soucier du monde extérieur, lorsque me parvient une petite musique. Je fronce les sourcil. Qu'est-ce ? En levant les yeux, je vois la jolie étrangère rencontrée hier. Je lui adresse un sourire : pour tout dire, je l'avais oubliée. En quittant à regrets ma relation avec cette aquarelle, je monte et lui ouvre la porte, avant de la raccompagner jusqu'à ma pièce fétiche. La toile est presque finie, il ne reste que quelques finitions, mais je ne me décide pas sur la couleur et l'épaisseur voulue. Peu importe : il me reste quelques minutes encore avant que ça ne sèche.

« Pour quelqu'un qui ne sait que quelques pièces, tu te débrouilles assez bien, je trouve. »

Ma propre guitare traîne au fond de la pièce, attendant sagement qu'une inspiration quelconque me prenne.

Dérangeait-elle ? Elle n'aurait su le dire mais dans tous les cas, elle était presque certaine d'interrompre quelque chose. Au vu des quelques traces de peintures qui jalonnaient immanquablement doigts et joues de la peintre, il y avait fort à parier que la démone arrivait au beau milieu d'un accouchement artistique. Peu importait, au fond, et cela n'empêcha pas la jeune lycéenne de se hisser sur la pointe des pieds avec naturel pour faire la bise à sa nouvelle connaissance, sans laisser une quelconque possibilité à sa « victime » d'esquiver.

Très vite, Hannah conduisit son invitée dans son atelier. Elle en profita pour ouvrir grand les yeux et repérer les détails qui l'intéressaient, sans rien dire. Son éternel sourire collé sur les lèvres, elle respirait la bonne humeur et la légèreté, ce qui devait offrir un contraste intéressant avec une artiste qui se focalisait depuis le début de la journée sur la mort et la souffrance.

« Je te l'ai dit, non ? Jouer un morceau est une chose facile, mais je n'ai jamais essayé d'en créer un. » Laissant traîner ses yeux un peu partout, Elle repéra bien vite la reine de la journée. « Toi, par contre, tu n'as pas chaumé. »

Elle n'en dit pas plus pour le moment. Si la toile semblait plus que bien avancée, certains détails laissaient entendre qu'Hannah n'avait pas totalement terminée. Préférant se taire plutôt que de dire des bêtises, elle se contenta donc de regarder, d'admirer, de détailler. Si sa bouche ne disait rien, ses yeux étaient qu'en à eux plus bavards et la démone supposait que c'était plutôt ce genre de critiques que recherchaient Hannah pour le moment.

« J'aurai sans doute dû prévenir avant... Tu veux sans doute la terminer. Je vais me poser dans un coin et te laisser mettre ton point final. Ensuite, il faudra que je te propose quelque chose, une idée que j'ai eu hier. »

Et elle sourit, joueuse, sans en dire plus. Elle préférait que la suédoise se posât des questions avant de dévoiler le lapin blanc. Somme toute, ce qu'elle avait derrière la tête n'avait rien de vraiment original. Néanmoins, si elle parvenait à concrétiser tout cela, elles avaient une chance de passer une fin de journée très intéressante.

La politesse veut que je soit courtoise, que je m'occupe de mon invitée, mais mon esprit est ailleurs, dans un monde chimérique d'idées. L’encre que je fis couler sur le papier, véritable rivière d’énigmes, a séché convenablement – à votre tour de voir si la simplicité charmante de la toile saura vous conquérir. Pourtant, il manque un ruisseau, un courant, qui ajouterait la force de toute la chose et j'ai besoin de temps pour découvrir le chemin qui y mène. Débroussailler la route, solidifier les pierres. Mon attention distraire est portée sur Elle, joyeuse, à qui je n'ai pas le coeur d'avouer qu'elle brise totalement ma magie créatrice.

« Bah, quelques heures à peine. »

Ouais, enfin, je ne savais plus trop. Quelle heure était-il, au juste ? Mon ventre qui grognait indiquait que j'avais probablement passé un repas, sinon deux. Faisait-il noir, dehors ?

Fallait dire que j'avais tendance à exagérer.

Je pince les lèvres, déçue. Ma toile sera probablement gâchée parce que je ne pourrai la finir immédiatement. Je déteste appliquer des couches séparément, ça gâche très, trop souvent les couleurs ou donne un rendu trop épais et franchement pas attirant. À mon goût.

Elle me surprend en me proposant de me laisser finir. Je souris : elle n'est peut-être pas une artiste, mais elle comprend, au moins. Je prends seulement le temps de boire un peu, après tout, ça fait bien deux ou trois heures que je ne me suis pas hydratée, puis je retourne vers mon oeuvre.

« Tu me joues quelque chose ? »

Sans même se soucier de ce qu'Elle avait à me dire, je retourne à mes amours, ma gestuelle légère finissant d'emplir le vide de ma toile. Lentement, le tout prend une forme plus définie et, peut-être 35 minutes plus tard, j'ai enfin le résultat escompté.

Parfait.

L'adrénaline redescend, je suis plus fatiguée, mais si fière, après tout...

Lui jouer quelque chose ? La demande avait fait sourire Elle, qui n'avait pas l'habitude de se produire pour quelqu'un d'autre qu'elle-même. La musique n'était pas pour elle une passion transcendante, elle aimait sortir des notes harmonieuses de ses instruments, mais elle le faisait avec la précision d'une technicienne, pas avec le cœur d'une musicienne. Cela n'empêchait pas, bien sûr, ses petites prestations d'être impressionnantes — elle avait eu le temps de se perfectionner — mais il lui manquerait toujours quelque chose pour toucher son public.

Qu'à cela ne tienne, Hannah ne semblait de toute façon chercher qu'un fond sonore et cela, la démone pouvait le faire. Hochant simplement la tête, elle prit le temps de bien regarder l'œuvre encore naissante avant de choisir son registre. Ouvrant la sacoche qui contenait son synthétiseur, elle s'assit en tailleur et le posa sur ses jambes avant de commencer, prenant bien garde de rester dans le ton de l'artiste. Si elle s'amusa parfois à jouer de quelques effets électroniques, elle resta la plupart du temps dans le classique.

Pendant plus d'une demi-heure, le silence se fit dans l'atelier, seulement troublé par les notes basses d'Elle et les coups de pinceaux — déjà plus silencieux — d'Hannah. Attentive, Elle prit bien garde à ne pas en perdre une seule miette, regardant le visage de la jeune suédoise, observant sa concentration, sa volonté. Si jeune, et déjà, la belle savait ce qu'elle voulait, savait comment elle le ferait et se plonger à corps perdu dans ses résolutions. Elle était une leçon de vie pour bien des « adultes plein de maturités » de la planète.

« Hum, il va peut-être falloir repousser mon idée à un autre jour, fit remarquer Elle quand Hannah eut visiblement terminé. Tu m'as l'air épuisée. Tu as mangé, au moins ? » demanda-t-elle en penchant la tête, comme si changer d'angle de vue lui permettrait de desceller plus de choses.

Posant son instrument sur sa housse, elle se redressa avec souplesse avant de rejoindre la peintre devant sa toile. Avec un respect et une solennité qui dénotaient assez fortement avec la joie simple qu'elle dégageait en temps normal, Elle se permit de la féliciter ; malgré deux mille ans de vie, l'ancienne faiseuse de religion était impressionnée.

« C'est une très belle pièce. »

Je ris doucement. Effectivement, en l'invitant, j'avais un peu oublié à quel point je pouvais être fatiguée après des heures de peinture. Aujourd'hui, je ne serais peut-être pas des plus attentives, ou enfin pas assez concentrée pour tenir une conversation très sérieuse. Peu importe, on avait bien le temps d'y revenir, on se connaissait à peine. Sa demande pouvait bien attendre à demain. Je tolérais peu les invités dans mon atelir en général, elle pouvait déjà s'estimer heureuse de m'avoir vue à l'oeuvre. La solitude était bien plus efficace pour créer, cela allait de soi.

« Maintenant que tu en parles...j'ai dû oublier de souper. Et de dîner, aussi. »

Bref, pour faire court : j'avais mangé en me levant et j'avais complètement zappé les deux autres repas de la journée. Je haussai les épaules, un léger sourire aux lèvres. C'était un détail, j'irais me chercher quelques fruits tout à l'heure et je me reprendrais demain. Vite comme ça, c'était assez facile de comprendre pourquoi je ne grossissais pas, à sauter la plupart de mes repas, mais je n'étais pas malade et puis les Africains mangeaient beaucoup moins que moi.

Je regardais toujours ma toile, mais je sentais la présence d'Elle derrière moi, qui admirait silencieusement. Je retins mon souffle : j'avais beau dire, l'opinion des autres était ce qui comptait réellement. Mes toiles auraient pu être les plus belles du monde, si personne ne les voyait, si personne n'en voulait, elles n'avaient plus de signification et le message passait dans le vide. Pour autant, je ne voulais pas de faux compliments. L'hypocrisie, très peu pour moi : s'ils aimaient, ils le disaient. S'ils n'aimaient pas, c'était ok ; dans les deux cas cependant, j'aimais bien des arguments, le pourquoi de l'impression. Avec Elle, je n'en eus pas besoin. La simplicité de sa remarque et la sincérité qui en ressortait valait tous les atguments du monde.

« Merci. Ça m'étonne toujours que la beauté peut naître de quelque chose d'horrible. »

Je me retourne enfin, délaissant mon bébé, qui suivra son propre chemin. Peut-être restera-t-il dans mon sous-sol, peut-être finira-t-il dans le bureau de fader ou d'un de ses amis. Je ne sais pas encore. Ça ne presse pas, elle ne va pas s'envoler non plus.

« Tu joues bien, tu sais ? »

Décidément, ils étaient bien tous les mêmes. Qu'ils fussent du quinzième ou du vingt et unième siècle, ils se laissaient submerger par leur art tant qu'ils en oubliaient les plus simples réflexes de survie. Tout de go, Elle décida de prendre les choses en main — comme elle l'avait fait avec d'autres, d'ailleurs — en éclatant de rire.

« Où est la cuisine ? demanda-t-elle avec bonne humeur. Laisse moi apporter ma pierre à l'édifice en permettant à l'artiste de ne pas mourir d'inanition. »

Tout cela lui rappelait des souvenirs ; de très bons souvenirs, même, qu'elle ne manquait jamais de ressasser. C'était là encore un des paradoxes de l'étrange démone. Ancrée dans le présent, le regard tourné vers l'avenir, cela ne l'empêchait pas de cultiver avec un amour particulier ses aventures du passés.

Elles en revinrent, et c'était bien normal, à l'attraction de ce début de soirée. Définitivement, Hannah possédait un petit quelque chose qui ne laissait pas Elle indifférente. C'était un détail, au delà du simple don qui se cachait derrière l'agencement presque savant des peintures, d'ailleurs. Des êtres doués, Elle avait eu l'occasion d'en côtoyer. Mais bien plus nombreux étaient ceux qui savaient parler avec leur don. Hannah était jeune encore, et son discours était balbutiant, tout d'arrêtes coupantes et de faces rugueuses, mais il ne faudrait pas longtemps pour que ce la beauté de ce diamant brut n'éclatât au grand jour.

Et, autant ne pas se mentir, la démone avait de plus en plus envie d'être présente le moment venu, de voir cette chrysalide se fendre et d'admirer le papillon prendre son envol.

« Disons que j'ai eu l'occasion de m'exercer, répondit-elle modestement ensuite au compliment de la suédoise. Je suis du genre... obstinée. »

Elle passa une dernière fois son regard dans l'atelier avant de reprendre, avoir son éternel sourire : « Et sinon, cette fameuse cuisine ?  »

Je fus étonnée qu'elle me propose de me faire à manger, s'il s'agissait bien de cela. J'avais l'habitude de prendre soin de moi-même ( cela dit, c'était surtout parce que je refusais catégoriquement de manger quoi que ce soit qui fut préparé par des domestiques et que, fader et mère n'étant pas très portés sur la cuisine et le ménage, je n'avais pas réellement le choix. ) et ce, depuis des années. Depuis que j'étais capable de m'approcher du fourneau sans mettre le feu à la résidence, je ne demandais plus rien à personne. Ainsi, personne ne pestait contre l'odeur du kinoa ou contre mes légumes souvent trop boullis. Hélas, je restais un peu lunatique...

Au concert de grondements de mon estomac, je préférais la douceur de la musique d'Elle, sa voix calme et posée qui me semblait mature par bien des points, pour une jeune femme qui était, justement, si jeune encore. Modeste également. Les musiciens avaient tendance à être pompeux, certains que tout leur était dû, qu'ils étaient plus charmants que quinconque. Je hochai néanmoins la tête en disant qu'elle s'exerçait souvent.

« C'est plus que ça. On dirait que c'était naturel, pour toi. On ne force pas le talent. »

Et en disant cela, je savais que j'incluais un peu mes toiles également. Lorsque je ne le sentais pas, je ne prenais pas le pinceau. Je pouvais passer des heures sans même bouger, regardant la toile blanche sans m'énerver. Lorsque je commençais, ma main bougeait seule, comme indépendante. Les artistes devaient tous être ainsi : coupés du monde, vivant pour l'art seulement.

Mon ventre gargouilla du nouveau.

En passant devant Elle, souriant tout doucement, toujours exténuée mais quand même satisfaite de ma toile et de ma nouvelle amitié, je guidai mon invitée jusqu'à la cuisine lumineuse que j'oubliais de fréquenter un peu trop souvent, sans doute.

« Tu sais cuisiner végé, j'espère. »