Il est un ange qui s'envole | Kieran

C'était difficile de me laisser aller avec Sorcha. Non pas que je n'ai pas confiance en elle, cela n'avait rien à voir, mais c'était surtout parce que j'étais l'aîné, que j'étais son frère et que c'était à moi de prendre soin d'elle. J'avais toujours essayé de paraître fort et assuré, comme si je savais exactement ce que je faisais pour nous, comme si je n'avais aucun doute. Ce qui était loin d'être le cas. Mais les parents donnaient toujours cette impression à leurs enfants et j'avais tenté de faire de même avec ma petite soeur.

Mais aujourd'hui, c'était moi qui avais besoin d'aide. Moi qui risquais de perdre Sasha. Je l'aimais trop, presque désespérément. Je m'étais raccroché à elle, quelque part et elle m'avait donné la force de relever la tête et de faire des projets d'avenirs. Je ne concevais pas qu'elle puisse disparaître de ma vie. Je ne pouvais pas l'imaginer tant cela me faisait suffoquer d'horreur et de solitude. Sorcha ne pourrait jamais remplacer Sasha et réciproquement. Elles n'avaient pas la même place dans mon cœur et l'une ou l'autre ne me suffisait pas. Elles se complétaient.

Sorcha m'embrassa alors doucement la joue, avant de m'assurer que Sasha allait s'en sortir puisqu'elle avait prié pour cela. j'eus un sourire amer à sa réflexion innocente, naïve.

- Tu crois que la vie est toujours juste?

La mort de nos parents était-elle juste? Non, elle ne l'était pas et celle de Sasha n'aurait pas davantage ou moins de sens. Parce que ça n'en avait aucun, quoiqu'on en dise. Et qu'on me sorte que les desseins du seigneur étaient impénétrables pour nous autres mortels, me donnait envie de hurler.

Il y avait trop de souvenirs dans les hôpitaux et que des mauvais. Sorcha avait vécu la même chose que moi, c'était tout aussi difficile pour elle, mais cette fois, égoïstement, je n'en tins pas compte. Sorcha m'enjoignit de croire en Dieu et d'avoir foi en lui. Sasha avait déjà survécu à l'intervention, c'était beaucoup. Oui, et Dieu pouvait décider de me l'arracher après m'avoir laissé espérer...

- Et si c'était parce que je n'ai pas le droit d'être heureux après ce que j'ai fait?

Avec Sasha, j'avais oublié ma mélancolie, mon malheur... Ma culpabilité. Peut-être était-ce une punition après tout.

- J'aimerais avoir cette confiance...

Ma main se porta à la fine croix que je portais autour du cou, la sortant de mon t shirt pour la montrer à Sorcha. Avais-je encore la foi? je n'en savais rien... Je priais, mais cela suffirait-il...

Bien sûr que non, la vie n'était pas toujours juste. Et c'était terriblement difficile de défendre un Dieu invisible, évanescent, face aux doutes insidieux de Kieran lorsque l'on avait subi quelque chose d'aussi atroce que cet accident qui nous avait coûté la vie de nos parents. Je n'avais jamais cherché à convaincre ou persuader les autres de l'existence d'un dieu, de les empêcher de mener une vie dissolue. Les gens faisaient ce qu'ils voulaient. Mais pour ce qui était de Kieran, j'avais toujours considéré important qu'il continue à avoir foi en nos croyances. Je ne savais pas pourquoi. Je considérais mon frère comme un pilier, mais aurais-je pour autant douté de Dieu si Kieran s'en était détourné ? Sans doute pas. Je ne savais pas vraiment pourquoi j'avais besoin qu'il continue d'y croire.

- Il faut qu'il y ait un équilibre ou tout s'effondrerait. Elle a été suffisamment injuste avec nous comme cela.

Ce n'était pas une explication. Ce n'était même pas une excuse valable. Et je doutais fort que cette phrase minuscule suffise à convaincre mon pessimiste de frère. Blake, ça lui aurait suffi. Blake réussirait sans doute mieux que moi à lui réconforter le moral, parce que quand elle disait des phrases de ce genre, elle y croyait dur comme fer. Moi, ce n'étaient que des paroles en l'air. Le seul soutien que j'avais trouvé...

- Kieran... Tu as été pardonné.

Je m'humectai les lèvres. Je n'avais pas tellement envie de dire ce que j'allais dire. J'avais cru Kieran coupable. Parfois, aujourd'hui encore, quand je pleurais silencieusement mes parents la nuit, je le haïssais de toutes mes forces d'avoir provoqué cet accident. Je lui mentais éhontément en lui affirmant qu'il n'y était pour rien, que je pensais qu'il n'y étais pour rien. Ce n'était pas vrai. Et j'avais demandé, comme je me doutais qu'il l'avait fait lui-même, j'avais demandé si pour cela il risquait de ne pas être pardonné par le Seigneur. Tu ne tueras point. Kieran avait tué nos parents, même involontairement.

- Tu ne l'as pas fait exprès. Et tu regrettes. Cela suffit. Tes remords sont une punition suffisante... On ne va pas t'arracher celle qui t'aime, que tu aimes, et qui parvient à te redonner goût à la vie.

Je posai ma main sur la sienne, entourant sa croix. Continue à la porter et à croire en ce symbole, Kieran...

- Quand elle se réveillera, tu pourras l'avoir. Parce que tu sauras que j'avais dit vrai.

Il faut un équilibre où tout s'effondrerait... J'aurais aimé être aussi certain que Sorcha qu'il y avait une justice dans les épreuves que l'on pouvait se voir infliger. Les prêtres disaient que Dieu ne nous infligeait jamais davantage que ce que l'on pouvait endurer. J'aurais aimé que cela fut vrai, parce que je savais que je ne me relèverais pas du départ de Sasha. Ce serait trop pour moi. Alors si vraiment c'était une vérité absolue... Sasha se réveillerait. Je me raccrochais à cette pensée magique, absurde, enfantine... j'avais eu ma période, je crois aux miracles, je crois aux fées et aux farfadets, mais c'était terminé depuis bien longtemps. Cela m'avait amusé de voir Blake y croire dur comme fer et Sorcha enjoliver encore davantage la réalité pour appuyer l'imagination de mon amie.

Enjolive ma réalité Sorcha...

Je relevai la tête vers ma soeur quand elle m'assura que j'avais été pardonné. Il y avait donc bien eu faute pour qu'il y ai pardon. Elle m'avait toujours assurée que ce n'était pas ma faute, qu'il n'y avait rien à pardonner... Simplement pour ne pas accroître encore ma culpabilité? Elle avait souffert elle aussi, elle gardait des séquelles de ce terrible jour, aussi bien psychologiques que physiques. Si elle, elle pardonnait, moi, je ne me pardonnais pas. Et je ne me pardonnerais sans doute jamais.

Elle continua, disant que mes remords étaient une punition suffisante et qu'on n'allait pas m'arracher Sasha en prime. Pourquoi sentais-je une condamnation silencieuse derrière se paroles? Punition... Je devais être puni et Sorcha le disait clairement. Sa main se posa sur la mienne, alors qu'elle me disait d'avoir la foi. Je fronçai les sourcils, avant de lâcher cette croix et de lâcher, plus comme une affirmation, qu'une interrogation :

- Tu m'en veux.

Je marquai une pause, pas certain de vouloir m'engager là dedans, mais c'était peut-être enfin le moment d'être honnêtes.

- Tu as toujours dit que non, mais tu me penses coupable de leur mort... Ce qui est vrai d'ailleurs.

Ne me condamne pas Sorcha...

J'avais hésité. J'avais vraiment hésité, parce que je connaissais Kieran par cœur. Son instinct, la façon qu'il avait de deviner des vérités se profilant derrière des mots. De plus, il avait toujours été convaincu que je le pensais coupable de mes parents, et m'employer à le convaincre que non alors qu'il avait raison avait été une lutte de tous les instants, un véritable acharnement. Mais s'il y avait une chose sur laquelle j'étais prête à mentir toute ma vie, c'était bien celle-là. N'importe quoi pour que mon frère se sente mieux et sache sortir de cette foutue dépression... Aussi coupable le pensais-je, j'avais besoin de lui et je l'aimais. Je savais bien qu'il n'avait pas assassiné nos parents, c'était un accident. Il était la seule famille qu'il me restait...

Il n'y avait rien à faire, c'était clair que Sasha était bien plus douée que moi pour le réconforter et lui redonner sa joie de vivre. Bien sûr que j'étais jalouse. Et même maintenant que j'avais appris à l'apprécier, j'éprouvais toujours un pincement au cœur lorsque je la voyais rire avec mon frère, ou pire encore l'embrasser, et je me consolais en me rappelant que c'était le cours normal des choses. Les frères et sœurs grandissaient, se trouvaient des petits amis, se séparaient, c'était ainsi. Moi-même, je serais bien contente que Kieran ait Sasha pour l'occuper quand je me trouverais quelqu'un, je le savais. Et l'important était que Kieran sourît à nouveau, peu importait qui en était l'instigateur. J'avais appris à passer outre.

Alors qu'était-ce donc le plus important... La sauvegarde de ce mensonge guère efficace ou bien qu'il croie en la survie de Sasha ? Il fallait qu'il y croie. Absolument. Seule cette pensée pourrait le réconforter. Et si jamais elle ne se réveillait pas, je passerais moi-même dans l'autre monde pour la tuer une deuxième fois, point. Elle n'avait pas le droit d'abandonner mon frère ! Cette fois, il n'échapperait pas à une réelle dépression, et je n'osais imaginer ce qu'il serait capable de faire de pire. Et encore, j'ignorais à quelle saleté il avait cédé la dernière fois...

J'avais préféré lui dire ces mots, quitte à ce qu'il devine ce que je pensais réellement. Et c'était soudainement beaucoup plus difficile de se souvenir de Sasha et du bien-être qu'elle lui apportait quand ses yeux d'obsidienne se rivaient ainsi à mes iris verts, implacables de vérité, m'empêchant de m'enfuir.

- Kieran...

Je ne savais pas quoi dire en vérité. Je n'allais tout de même pas lui répondre un simple oui !

- Kieran, écoute-moi...

Je ne savais même pas quoi lui répondre en vérité. J'espérais au moins que le gaélique l'attendrirait un peu. Pitié, Kieran, ne m'en veux pas... de t'en vouloir. Ça ne m'a jamais empêché de continuer à t'aimer... Cent fois j'aurais voulu être capable d'arrêter de te considérer comme le coupable de l'accident ! C'était un véritable supplice que de considérer sa dernière famille, son frère adoré, comme le meurtrier de ses parents.

Parfois, aux prises avec mes remords, je me disais que j'étais aussi coupable que lui dans mes mensonges.

- Ne dis pas ça, je t'en prie... C'est du passé maintenant. Il n'y a plus à s'en soucier. Tu dois arrêter de vivre dans ce souvenir... Papa et maman sont certainement heureux de voir que tu aies retrouvé le sourire grâce à Sasha. Tu imagines à quel point ils doivent avoir peur pour toi, en cet instant ? Ils sont forcément en train de veiller Sasha eux aussi, pour qu'elle se réveille, pour qu'elle puisse venir te réconforter... Concentre-toi sur ça. Uniquement sur ça.

Ma main s'était serrée sur mon propre pendentif, et en même temps que je priais, j'égrenais des prières dans ma tête. Je ne savais même plus à qui elles étaient adressées tellement j'avais peur ; au Seigneur, à mes parents, à Sasha, sans doute même à Kieran. N'importe qui ayant la possibilité de sauver la situation, de tout point de vue !

En cet instant, où j'avais besoin de soutien, plus que tout, de ma sœur, les révélations m'assommaient. Oh, j'avais toujours su, finalement, qu'elle m'en voulait, même si elle disait le contraire, mais se l'entendre ainsi confirmer faisait mal. Une blessure de plus... Je n'étais plus à cela près, mais cela faisait toujours aussi mal. Ce n'était pas la première fois que ma sœur me blessait cruellement... Et le pire était qu'elle ne le faisait même pas sciemment. néanmoins, je décidais de l'affronter, d'affronter ses griefs, une bonne fois pour toutes. Qu'au moins, nous laissions cela derrière nous. Sasha était entre la vie et la mort dans la pièce d'à côté et moi, je parlais de ma culpabilité quant à la mort de mes parents avec ma sœur.

Tout était parfaitement normal.

Sorcha n'avait sans doute pas songé que je pourrais déchiffrer ses accusations muettes derrière ses paroles et elle se retrouvait prise au dépourvu par ma soudaine accusation. Je frémis quand elle reprit en gaélique, lui jetant un regard acéré alors que ma mâchoire se contractait de contrariété. Je n'aimais pas qu'elle change de langue dans cette situation, comme si elle cherchait à m'amadouer. Et malheureusement, cela avait tendance à fonctionner alors que roulait cette langue qui n'appartenait qu'à nous. Nous rappelant qui nous étions et qui je n'oublierais jamais que j'étais. Dusse-je vivre 50 ans en Angleterre, je serais irlandais jusqu'à la fin de ma vie. Enfin, 50 ans, sans Sasha, ce n'était même pas la peine d'y songer.

Elle reprit alors, me disant de me concentrer sur le fait que nos parents seraient heureux de me voir sourire de nouveau, grâce à Sasha. Je la regardais, avec une réelle douleur dans le regard. Parce que dans ses paroles, elle ne parlait que des défunts. Pas des vivants. Pas d'elle. Pas de ce qu'elle pouvait ressentir elle. Je ravalais une bouffée de tristesse, avant de doucement glisser ma main derrière sa nuque, pour venir l'embrasser sur le front.

- Puisses-tu me pardonner un jour Sorcha. Ce n'est pas de la bienveillance des morts dont j'ai besoin, mais de la tienne. Je suis désolé.

Je soupirai, avant de la relâcher et de me relever.

- Je vais retourner près d'elle. Je te tiens au courant. Tu devrais rentrer, tu ne vas pas passer la nuit ici. Préviens Aaron qu'il peut s'en aller aussi s'il le désire. Merci d'être venus.

Je marquais une pause avant d'ajouter :

- Fais attention à toi.

Je lui souris, un sourire un peu figé, avant de retourner dans le service, m'asseyant sur un fauteuil près de Sasha, prenant sa main entre les miennes et lui parlant pour la faire revenir, lui disant tout ce que j'avais sur le cœur, tout ce que je voulais faire avec elle. Au petit matin, le sommeil eut raison de moi et je lâchais enfin prise.

Elle ne s'était toujours pas réveillée.

Je ne sus dire à quel point le soulagement m'envahit lorsque je vis qu'il n'allait pas se mettre en colère, soulagement presque aussitôt contrebalancé par la douleur que je voyais dans son regard. Je ne m'en sortirais pas aussi facilement. Peut-être qu'il ne me montrerait pas qu'il m'en voudrait, que je l'avais blessé, mais sa souffrance était mienne. Je baissai les yeux, incapable de soutenir son regard alors qu'il me demandait de lui pardonner. Cela m'était insupportable, alors que je lui avais menti si longtemps. N'était-ce pas plutôt à lui de me pardonner de n'avoir su être franche avec lui ?

- Je t'ai déjà pardonné, Kieran.

Je venais juste de le faire. Je réalisais à l'instant que je ne lui en voulais plus, qu'il avait effectivement largement expié sa faute par ses souffrances et ses remords. Je venais de lui pardonner, parce qu'il n'avait franchement pas à supporter le poids de mes reproches en plus de celui de sa conscience torturée et de Sasha entre la vie et la mort. Il ne méritait pas que sa sœur lui en veuille. J'avais aussi beaucoup de choses à me faire pardonner, ces derniers mois... Il était temps que je m'occupe de mon cas avant de vouloir gérer celui de mon frère.

- Je vais rentrer mais ne t'arrête pas à l'heure qu'il peut être ou d'autres stupidités si tu as besoin de moi. Tu m'appelles, c'est tout. Je serai toujours là pour toi, Kieran. Et Sasha sera à tes côtés aussi. On a beau être toutes petites, à nous deux, on devrait réussir à te soutenir.

Je déposai un baiser sur son front, lui adressant un ultime sourire d'encouragement avant de disparaître. Arrivée à la maison, je fus incapable de penser à autre chose qu'à Sasha et au désespoir de mon frère.

Non, Sasha, tu n'as pas le droit de faire une chose pareille. Seigneur, ne détruisez pas mon frère.