Confession [Blake]

Enfin, je revivais. Enfin, je me ressourçais dans ma chère Irlande, qui m'avait tant manqué ces derniers mois dans la froide Angleterre. Bien sûr, Sasha avait adouci ce mal du pays et m'avait apprit à apprécier Londres, mais mon cœur restait irlandais et ne voyait dans ma patrie que le plus beau pays du monde. On pouvait bien me taxer de chauvinisme, j'en avais tant parlé à Sasha et mes amies qu'elles avaient du penser que j'exagérais. Et pourtant, quand nous avions débarqué sur le sol irlandais, quand je leur avais fait voir les paysages époustouflants et fais goûter à la chaleur des soirées dans les pubs, elles avaient été soufflées par tant de beauté et de convivialité. Sorcha et moi n'étions pas peu fiers de voir ces anglaises apprécier notre mère patrie, qui avait énormément souffert sous le joug de l'envahisseur. Combien d'irlandais morts de faim durant la grande famine? Combien de monuments détruits? L’Irlande était riche d'histoire mais ses témoignages étaient rares, disparus dans une guerre aveugle.

Restaient les landes sauvages, les étendues vertes, les légendes que Sorcha nous contait le soir au coin du feu, avec un talent certain. Parfois, j'accompagnais sa voix mélodieuse de quelques notes de musique, Blake dessinait tout le folklore que Sorcha faisait naître dans son esprit. Nous étions bien, nous étions libres. Nous n'avions aucun itinéraire précis, rien de prévu et nous nous laissions guider par les envies. J'avais trop de choses à leur montrer et pas assez de temps. Nous nous concertions avec ma sœur pour les endroits à visiter, à voir, pour qu'elles en prennent plein les yeux. Nous marchions, nous prenions le vélo, le bus... Nous partions à l'aventure, campant à la sauvette. Je n'étais pas certain que la mère de Blake et les parents d'Alice soient au courant des conditions exactes de ce périple. Cela les aurait sans doute inquiété, pourtant, elles ne risquaient rien.

Nous faisions halte près de Galway. Ici, il y avait encore des endroits où les habitants parlaient gaéliques, pas pour l'anecdote, mais réellement. Socha et moi nous étions fait un plaisir de nous mêler à eux pour pouvoir entendre et parler cette langue chantante et magnifique. Pour occuper le temps, j'apprenais quelques mots aux filles, honorant le marché que j'avais fait avec Alice de lui apprendre le gaélique. Tout se passait merveilleusement bien.

Une légère inquiétude assombrissait pourtant parfois mon humeur. Aaron avait disparu, parti pour essayer un traitement expérimental pour soigner sa leucémie, alors qu'il était condamné. Je m'étais rongé les sangs quand il avait disparu, avant qu'il ne me contacte et ne m'informe de cette opportunité, me baragouinant des termes scientifiques abstraits. j'espérais que ce n'était pas un faux espoir. Mais alors qu'il aurait déjà du être mort selon ses médecins, il était bel et bien toujours en vie. Alors moi aussi je me prenais à espérer. J'étais parti le cœur un peu plus léger, craignant moins qu'il ne décède quand nous serions loin de lui. Je lui avais promis d'être là jusqu'à la fin.

Sorcha racontait de nouveau une histoire, Alice et Sasha l'écoutaient, fascinées. Blake se tenait un peu à l'écart, grignotant des gâteaux. Le grignotage était devenu une manie chez elle. Je me demandais si tout allait bien... Finalement, j'embrassai Sasha et me levai, pour venir m'asseoir près de Blake, faisant remarquer l'air de rien :

- "Tu devrais faire attention, je sais qu'on a tendance à se laisser aller en vacances, mais tu vas finir par devenir énorme à manger autant."

D'ailleurs, il me semblait qu'elle avait déjà prit un peu de poids. Nous nous dépensions pourtant pas mal, logique que nous ayons un appétit d'ogre quand on se posait. Mais la nourriture semblait profiter à Blake et je n'avais pas envie de voir débarquer Hartwood pour m'accuser de l'avoir trop nourrie.

Chaque jour, je pensais que je ne pourrais être plus émerveillée, et chaque jour, Kieran et Sorcha parvenaient à nous surprendre davantage. Le paysage du lendemain était toujours plus beau que celui de la veille, les gens étaient toujours plus sympathique, le folklore toujours plus intéressant, les histoires de Sorcha toujours plus fascinantes. Je ne savais pas comment ils arriveraient à tenir tout le mois, mais pour l'instant ils maintenaient très bien la longueur. A ce stade, j'allais finir par tomber dépressive quand je retournerais dans mon Angleterre froide, triste et grise ! Londres était l'enfer grec quand l'Irlande était l'île de Callypso. Tiens, il faudrait que je fasse un petit quelque chose là-dessus. Je fourmillais d'idées dont les trois quarts ne tenaient pas dans ce carnet aux pages désespérément étriquées. Cela venait de l'Irlande, mais je soupçonnais aussi ma grossesse de décupler mon imagination.

Elle ne décuplait pas que ça, d'ailleurs. Je n'avais plus aucun mal à m'endormir, assommée par un sommeil de brute dès que je posais la tête sur l'oreiller, alors que j'aurais dû faire des quantités de rêves avec tout ce que je rencontrais de nouveau. Je savais de quelle manière je fonctionnais. L'appétit que j'avais était affolant aussi, même en sachant comment nous courions toute la journée. Je mangeais pratiquement à chaque minute, et je commençais à sentir la curiosité de Sasha et Sorcha, ce qui me gênait un peu. pas que ça m'aurait dérangée de leur dire que j'étais enceinte, mais elles risquaient de me considérer franchement étrangement. Cela avait beau me paraître normal et évident, j'avais conscience qu'une ado de dix-sept ans qui gardait son enfant n'était pas très courant. Ce qui était déjà un miracle en soi. Je ne comptais plus les nombres de fois où l'on m'avait dit que j'agissais ou réagissais étrangement, suivi d'un regard abasourdi de ma part.

Du coup, je tâchais de m'écarter un peu lorsqu'il me prenait une soudaine envie de grignotage. Je réduisais à néant tous nos stocks de goûters, et mes hanches et mon ventre s'épanouissaient déjà, alors que je devais être enceinte de deux mois, deux mois et demi maximum. Comme ça au moins je n'avais pas le choix ; ça passait encore aujourd'hui, mais il était clair que je ne pourrais pas dissimuler cette grossesse très longtemps. Nous passions une soirée paisible, autour d'un feu de camp que nous avions mis près d'une demi-heure à réussir à allumer - mais nous faisions de nets progrès, le premier soir avait approché des deux heures et nous avions fini par toutes abandonner et nous rouler dans des couettes en nous moquant de Kieran qui s'obstinait. Autant dire qu'il avait sacrément pu frimer quand les flammes s'étaient élevées.

Sorcha racontait une de ses histoires à mi-voix. Sasha et Alice, les yeux mi-clos, l'écoutaient. Légèrement à l'écart, engoncée dans trois pulls, je mangeais des gâteaux secs. Je m'étais résignée à devoir faire le tri parmi les histoires de Sorcha que je voulais dessiner ou pas, je n'aurais jamais assez de place dans ce foutu carnet que j'avais acheté en catastrophe dans une boutique duty free à l'aéroport. Je souris à Kieran lorsqu'il s'approcha de moi.

- En même temps, que je mange ou pas, je serai obligée de prendre du poids, fis-je avec un léger rire.

Et puis qu'il ne se plaigne pas, je n'avais pas (encore) les célèbres envies tordues de femmes enceintes, qui décidaient généralement de vouloir manger précisément la nourriture la plus difficile à obtenir. Pour l'instant, moi, tant que j'avais à manger !

Mon sourire se fana subitement alors qu'elle rétorquait dans un rire que de manger ou pas n'y changerait rien, elle allait prendre du poids de toutes façons. Parce que si cela l'amusait, moi, je sentais que la raison n'allait pas me plaire le moins du monde. D'ailleurs, j'eus comme un bug, un moment où le cerveau cesse totalement de fonctionner alors que je la regardais avec incompréhension. Comment ça elle allait grossir de toutes façons? Il n'y avait pas 36 façons pour une femme de grossir même sans manger et je sentis mon sang se glacer dans mes veines... Non, je me faisais des films, c'était impossible que Blake soit... enfin, si elle était enceinte, elle ne serait surement pas si sereine... Elle n'avait que 17 ans, elle avait raté son bac et devait donc refaire une année au lycée et elle ne pouvait décemment pas mettre au monde un bébé conçu avec son prof. Professeur qu'elle allait devoir fréquenter une année supplémentaire et donc relation à dissimuler 12 mois de plus si elle ne voulait pas que son cher Liam se fasse virer suite à un tollé général des parents d'élèves bien pensants et horrifiés de voir un professeur pédophile enseigner à leurs chères têtes blondes.

A mon avis, je dus pâlir légèrement devant les élaborations de mon cerveau. Pourtant, si on y réfléchissait bien, cela expliquait certaines choses... Qu'elle dormait comme un loir alors qu'elle était hyperactive, qu'elle se goinfrait toute la journée de saloperies que je ne lui avais jamais vu manger. Non, mais elle ne m'aurait pas caché un truc comme ça... Et Liam, il était au courant? Et sa mère? Soudain, cela fit naître une foule de questions, alors même que je n'étais pas certain de mes conclusions.

Je rétorquai donc, après ce qui me sembla une éternité, d'une voix hésitante :

- "Tu me fais marcher là."

Je me mordis la lèvre, jetant un regard aux trois filles installées plus loin avant d'ajouter :

- "T'es pas en train de me dire que tu es... enceinte?"

Non, à 17 ans, elle n'allait pas foutre son avenir en l'air avec un gosse qu'elle aurait eu avec son professeur de littérature, elle ne pouvait pas être si immature, n'est-ce pas?

Sur le coup, je n'ai absolument pas compris le long silence de Kieran. Je n'ai pas compris l'évanouissement de son sourire, je n'ai pas compris sa pâleur soudaine, pas plus que je n'ai vu la compréhension se faire lentement jour dans ses yeux noirs que j'avais pris tant de plaisir à dessiner. Parce que Kieran était tellement proche de moi, la confiance que je lui portais était tellement surprenante venant de ma part que cela m'avait paru, eh bien... évident qu'il soit au courant. C'était forcément venu sur le tapis alors qu'on se voyait fin juillet pour régler les détails du voyage, non ? Forcément, c'était trop gros pour que je ne lui en ai pas parlé ! Et devant son air d'incompréhension totale, j'étais déjà prête à lâcher un « Mais t'es au courant que les femmes enceintes grossissent, rassure-moi ? »

Mais je fronçai les sourcils alors qu'il prenait la parole avant moi. Ce qu'il disait ne semblait pas tellement convenir à la situation. J'eus un moment de bug, arrêtant même de mâcher mes précieux gâteaux, le fixant avec peu ou prou la même expression d'incompréhension qu'il arborait quelques secondes auparavant. Comment ça, je le faisais marcher ? Si si, Kieran, j'te jure, les femmes enceintes grossissent, même lorsque ce sont juste de misérables ados de dix-sept ans. J'allais pas devoir lui faire un cours, quand même ? Tu sais, l'appareil génital, l'utérus, le bébé qui se fait sa place peinard pendant neuf mois, toussa toussa... Faut bien le mettre quelque part le bout de chou. Non, ça lui disait rien ?

Je compris l'embrouille à l'instant même où il me posa la question qui me l'aurait fait saisir. Mais bon Dieu. Kieran ne savait pas ? Mon Kieran n'était pas au courant d'un truc aussi important ? J'avais quand même pas pu oublier de lui dire ? Si, si, je lui avais forcément dit. Il avait dû mal comprendre. Ou mal entendre. Ou ne pas m'entendre, carrément. C'était obligé. Je le regardai d'un air complètement abasourdi et balbutiai, la bouche à moitié pleine :

- Bah... Je te l'avais pas dit ?

Vu l'expression de fureur qui habitait ses prunelles, non, je ne lui avais pas dit. Je me ratatinai sous son regard, me faisant minuscule et cessant instantanément de manger, repoussant le paquet, désireuse soudainement de cacher tout ce qui montrait que je pouvais être enceinte. Je relevai mes genoux, les serrant contre moi, dissimulant le léger renflement renforcé par mes pulls. Kieran ne m'avait pas encore vue en maillot de bain, mais désormais, il verrait clairement la différence entre un peu de ventre et des rondeurs de femme enceinte. Je ne pus m'empêcher de reculer, instinctivement, très légèrement.

- Je suis désolée Kieran, je pensais vraiment que tu le savais !

Sa réflexion eut le don de m'achever. Heureusement que j'étais assis parce que je crois que l'énormité de ce qu'elle disait m'aurait scié les jambes. Je la regardais, légèrement ahuri, avant de hocher négativement la tête et me fendre d'une petite réponse cynique et assassine :

- "Et bien non, ma chère, tu ne me l'as pas dit... C'est vrai que c'est un détail, quelque chose de presque anecdotique."

Non mais... Putain, Blake, quand même, ce n'était pas une petite nouvelle ça! Merde, elle était enceinte... Elle avait 17 ans, c'était une lycéenne et elle était enceinte de son professeur! Mais quel gros connard, il ne pouvait pas mettre une capote? Et elle, cette irresponsable, elle ne pouvait pas prendre la pilule? Mais ce n'était pas possible d'être aussi léger! Et les maladies alors? Avec tout ce qu'on voyait à la télé, toutes les campagnes de pub, les reportages, Blake ne savait pas qu'en couchant avec un mec sans aucune protection il y avait une petite éventualité qu'elle tombe enceinte? J'étais dans une colère noire devant son inconséquence, devant son inconscience et Hartwood ne valait pas mieux, il avait 30 balais et il n'était pas foutu de faire gaffe quoi! Génial l'exemple!

- "Et comment je l'aurais su, puisque tu ne me l'as pas dit? Ce n'est pas écrit sur ton front et je ne te reluque pas à longueur de journée pour guetter des signes de grossesse, parce que JAMAIS je n'aurais pensé que vous étiez assez cons pour faire un bébé. Putain Blake, mais toute mesure de précaution te passe donc complètement au dessus de la tête? Et le sida? L'hépatite? t'es intelligente pourtant. Enfin normalement. Et cet abruti, il ne pouvait pas non plus prendre les choses en main? A son âge, on pense à ce genre de choses! Comme s'il pouvait se permettre de mettre une de ses élèves enceinte! Tu vas redoubler Blake, tu vas rester au lycée, et tu vas avoir un bébé de ton prof, mais qu'est-ce que vous avez dans la tête, sérieusement?"

Je chuchotais furieusement, l'engueulant sans ménagements. Je ne cherchais pas à la faire pleurer ou quoique ce soit, mais quand même, merde, il fallait bien que quelqu'un lui mette un peu de plomb dans la tête! Je me calmais pourtant, respirant furieusement, avant de demander d'une voix lasse :

- "Et t'es enceinte de combien?"

De rouge, je passai à une blancheur plus pâle encore qu'un cachet d'aspirine. Sa remarque ironique ne me faisait pas vraiment rire, à vrai dire. J'étais simplement horrifiée d'avoir pu OUBLIER de dire une chose pareille à mon meilleur ami. Comment j'avais fait mon compte ? Non, là, franchement, Blake, bravo, reine des gourdes quoi ! Je m'étais précipitée chez Alice dès que je l'avais su, parce qu'Alice serait toujours la première dans mon cœur quoi qu'il arrive. Et puis je l'avais révélé de la manière la plus stupide qui soit à Liam, et à ma mère, alors que j'aurais voulu surtout ne rien leur dire. Et à Kieran, j'oubliais, comme ça, purement et simplement ? Non mais vraiment, n'importe quoi !

Mais finalement, je savais pourquoi. Quand j'allais vers Kieran, c'était pour lui demander conseil. C'était pour savoir ce que je devais faire, pour qu'il me guide dans mes choix. Je n'avais pas eu de choix à faire concernant ce bébé. Je savais que je le garderais, point final, il n'y avait aucune discussion à avoir sur ça. La seule chose sur laquelle il aurait pu me raisonner était Liam mais je l'avais vu après que ce dernier soit au courant, après que je sache qu'il acceptait cet enfant, qu'il nous acceptait. Alors finalement, la première fois que j'avais vu Kieran après avoir appris cette grossesse, tout allait parfaitement bien, et je n'avais pas eu besoin de lui en parler.

Et je n'avais même pas pensé à le mettre au courant.

Non mais vraiment...

Et plus il parlait, plus mes yeux étaient grands ouverts sous la frayeur. non, on n'avait pensé à rien de tout ça. En même temps, j'étais vierge, je ne pouvais pas avoir de maladies sexuellement transmissibles, si ? Et j'avais confiance en Liam. Hum... Bon, OK, je n'y avais pas du tout pensé en fait, mais quand bien même j'y aurais pensé, j'aurais eu confiance en Liam. Et la grossesse... Ben...

Oui, non, en fait, on n'avait strictement aucune excuse. Et la seule chose que je parvins à répondre à Kieran fut :

- Mais on ne l'a pas fait exprès !

Nan, sans rire ?

Baissant la tête, toute contrite, je me mis à compter sur mes doigts. On s'était mis ensemble début juin, donc j'avais dû tomber enceinte la première quinzaine de juin, et on était la première quinzaine d'août. Oh, ça faisait déjà longtemps...

- Deux mois, deux mois et demi, soufflai-je l'air malheureux. Pourquoi ?

J'ouvris la bouche, pour la refermer aussi sec sans proférer un son quand Blake, après mes reproches, me contra par une réplique absolument brillante. Ah oui, bravo Blake, magnifique contre argumentation, magnifique défense. Elle avait quand même réussi à me couper la chique et heureusement que j'étais assis parce que devant la pertinence de cette réponse, j'avais les jambes sciées. Je la regardai un moment sans rien dire, avant de finalement lâcher :

- "Sérieusement, il va vraiment falloir que tu bosses en cours l'année prochaine. La pauvreté de ta défense me laisse pantois."

Résumons : ma meilleure amie avait 17 ans, avait raté son bac et devait donc doubler sa terminale. Jusque là, c'était assez normal pour une jeune fille, elle n'était pas la première, ni la dernière à repiquer une année, Alice en était la preuve. Sauf qu'à cela s'ajoutait que la dite meilleure amie était folle amoureuse de son professeur de littérature, qui avait 12 ans de plus qu'elle et qu'elle était tombée enceinte à peine après avoir couché avec lui. Mais c'était vraiment merveilleux. Hartwood pouvait bien jouer les indifférents avec ses grands airs, il était aussi crétin qu'un adolescent irresponsable. Il avait réussi à mettre une de ses élèves enceinte cet abruti. Et Blake qui ne se rendait même pas compte qu'elle foutait son avenir en l'air... On dirait qu'elle faisait les mêmes erreurs que sa mère. Sa mère, si elle était au courant, devait être folle.

Et moi, du coup, je ne savais pas ce que je ressentais. J'étais scandalisé, horrifié aussi, ça me paraissait vraiment trop jeune. Si Sasha était tombée enceinte, ça aurait été la panique totale. Sauf que moi, je n'étais pas prof avec des revenus et que nous n'avions ni l'un, ni l'autre, de parents pour nous filer un coup de main. Il valait mieux que ça arrive à Blake qu'à Sasha. Non, puis Blake, maman... Blake avec un bébé... Je buguais. Elle n'était déjà pas fichue de s'occuper d'elle-même...

Je lui demandai de combien elle était enceinte et elle compta rapidement. D'accord... Elle était obligée de compter, elle ne le savait même pas. Ça faisait peur quand même. Deux mois, voire deux mois et demi. Elle n'avorterait pas. Elle avait parlé de prendre du poids de toutes façons et elle ne serait pas tranquillement ici, si elle ne voulait pas garder le bébé. Misère.

- "Pour savoir."

Je baissai le regard vers son ventre. Ça faisait une drôle d'impression quand même de me dire qu'elle allait grossir, qu'il y avait un bébé et qu'elle le mettrait au monde dans 7 mois. Blake n'aurait jamais son bac. Elle élèverait son bébé en se faisant entretenir par Hartwood, si toutefois, il assumait.

- "Sérieux, tu t'imagines maman, Blake? Tu te vois avec un bébé dans les bras?"

Moi, je bloquais personnellement.

- "Et Hartwood, il est au courant? Il va assumer ses conneries?"

Je soupirai et levai la tête vers le ciel, blasé.

- "Si j'avais su, on n'aurait pas eu un tel rythme de marche, tu vas te fatiguer et je doute que cela soit bon..."

Je toussai légèrement, avant de répondre timidement :

- Techniquement, si ça te laisse pantois, tu peux pas répondre non ? Donc c'est que c'est pas si mauvais que ça...

Tentative désespérée de détendre l'atmosphère avec de l'humour, mais je ne savais pas si ce serait très probant. J'étais carrément morte de honte. Je me serais détestée si j'avais été à la place de Kieran. Je n'arrivais toujours pas à comprendre comment j'avais fait mon compte. OK, je n'avais pas eu BESOIN de lui en parler, mais c'était pas une raison ! Et puis du coup je lui avais annoncé d'une façon pas tellement glamour. Enfin... Je sais pas, ça se disait avec un minimum de panache ces choses-là. J'étais contente d'avoir un bébé. Je ne voulais surtout pas le cacher à quelqu'un d'aussi important pour moi que Kieran.

Je finis par me détendre un peu lorsque son regard descendit sur mon ventre. Je décroisai les bras, allongeai les jambes, et posai les mains dessus. Non, ce n'était pas vraiment un ventre de femme enceinte. C'était encore justifiable par la quantité de gâteaux et autres cochonneries que j'avais avalés ces derniers jours. Mais il y avait une différence, subtile certes mais présente, que l'on voyait sans mal lorsqu'on était au courant. Pas avec la quantité de pulls que j'avais enfilés là. Mais en sous-vêtements, c'était parfaitement discernable. Je me rendis compte que j'arborais un sourire passablement débile. Je me recomposai un visage neutre et me concentrai sur ce que Kieran venait de me dire.

- Je n'imagine rien du tout, Kieran ! C'est mon bébé, c'est tout. Je l'aime déjà et il est strictement hors de question que je m'en débarrasse. Peu importe que je n'en ai pas voulu, peu importe que je sois trop jeune, peu importe que je n'aie même pas mon bac, maintenant qu'il est là, il y restera. Et je saurai m'en occuper. Une maman, ça sait toujours comment s'occuper de son bébé. Même si tout le monde pense qu'elle est irresponsable et immature, elle le saura. Ça s'appelle l'instinct. Ou l'amour maternel. A vrai dire, je ne sais pas trop. Mais je sais que j'y arriverai !

J'avais parlé avec ferveur, presque la même que celle qui m'animait lorsque je parlais d'art, quoique d'une essence encore différente. Je n'avais pas peur de mal m'en occuper, c'était quelque chose qui ne m'avait jamais angoissé. Ça se ferait naturellement, je ne m'inquiétais pas. Nul n'avait jamais suivi de cours pour apprendre à s'occuper d'un bébé et pourtant la plupart y arrivaient très bien. J'y arriverais. J'y arriverais forcément parce que je l'avais aimé du plus profond de mon être dès que j'avais su qu'il était là.

Et puis mes yeux s'illuminèrent alors qu'il parlait de Liam. Tout mon visage s'éclaira, pas tellement volontairement.

- Il est au courant. Il est au courant, et il reste. Pour tout t'avouer, en fait...

Je baissai la tête, de nouveau contrite. Kieran me faisait sans cesse passer de la joie à la honte, sans même le faire exprès, à me confronter à mes propres fautes.

- J'avais pas tellement l'intention de lui dire. En fait, je lui ai dit sans faire exprès. Il était pas très... pas très... Pas très content.

Euphémisme, voire litote. Il m'en avait voulu à mort, oui. Je frissonnais encore rien qu'à repenser à son regard à la fois tellement glacial et si brûlant de colère.

- Mais il va rester... Il m'avait déjà promis de rester, quoi qu'il advenait. Il me l'a encore dit.

Je me rapprochai de Kieran et me blottis contre lui, laissant ma tête aller sur son épaule.

- Il ne me laissera pas, dis ? S'il m'a promis... Il me laissera pas...

J'eus un léger sourire, les yeux fermés, alors qu'il me disait qu'il aurait voulu être au courant ne serait-ce que pour adapter notre rythme. J'étais habituée à me dépenser avec mon hyperactivité et j'étais sans doute celle de nous trois qui souffrait le moins. Je n'avais jamais eu peur pour le bout de chou qui grandissait en moi. J'avais confiance en Kieran.

- T'inquiète pas, va. Le parrain de mon enfant ne pourrait pas lui faire de mal.

Ça m'était venu comme ça. Je n'y avais jamais réfléchi avant, mais là, ça me semblait évident que ce serait lui. Et Alice la marraine, quand bien même elle n'était pas vraiment croyante. Kieran l'était pour deux, de toute façon, et comblerait aussi mes lacunes en la matière. Moi je ne savais trop en quoi je croyais, mais puisque je ne serais pas seule avec mon bébé, alors c'était qu'il y avait forcément quelqu'un là-haut qui veillait sur moi. N'est-ce pas ?

J'ouvris la bouche pour répliquer quelque chose de hautement spirituel alors que miss Earl faisait de l'esprit, mais je refermais la bouche sans avoir proférer un mot finalement, ne trouvant rien de pertinent à opposer à cette réponse ô combien amusante. Mademoiselle faisait de l'esprit, super. Si elle pensait que cela allait détourner mon attention et me faire avaler la pilule plus facilement, elle se mettait le doigt dans l'œil jusqu'au coude.

Je coulai un regard vers son ventre, avant de lui demander si elle s'imaginait mère. Parce que moi, pas du tout. J'imaginais bien Hiroshima, mais pas Blake avec un bébé... Avec un petit bébé tout fragile et complètement dépendant d'elle. C'était flippant, franchement. Enfin moi, je trouvais que c'était l'angoisse et si Hartwood avait deux sous de jugeote il aurait la trouille aussi... Quoique bon, coucher avec son élève et la foutre en cloque, cela ne montrait pas de grandes capacités de réflexion. C'était bien la peine de jouer le glaçon en cours, le type impassible et super maître de lui. Quand on voyait le résultat alors que monsieur s'enflammait pour une gamine... Il y avait de quoi rire.

Et Blake m'opposa une défense passionnée comme seule elle en avait le secret et je me retins de rire devant ses arguments un peu... légers. C'était tout Blake : je fonce avant, je réfléchis après. C'était un peu moi aussi, bien que je ne me donnais pas l'impression d'être à ce point inconscient.

- "Scientifiquement, l'instinct maternel, c'est de la connerie, c'est juste pour rassurer les mères."

J'avais balancé ça sans laisser transparaître d'émotion particulière. C'était juste un fait établi, qui venait sans doute doucher son enthousiasme que je trouvais déplacé dans sa situation. Mais à sa place, j'aurais été catastrophé! Si ça, ce n'était pas une preuve d'immaturité! Je demandai un peu ce qu'en pensait Hartwood de toute cette histoire. Il avait un peu sa part de responsabilité et un peu son mot à dire. Et Blake s'enthousiasma de nouveau, des étoiles plein les yeux... Elle était vraiment accroc à ce type et je ne savais même pas pourquoi. Et elle était toute contente de m'annoncer qu'il était au courant et qu'il restait avec elle. Ah oui... Son fameux complexe du : les hommes sont tous des salauds qui abandonnent les pauvres biches effarouchées que nous sommes. j'imaginais sans mal le film qu'elle avait du se faire. Je suis enceinte, oh mon dieu, le méchant garçon va me laisser forcément tomber. Contrite, elle m'avoua ne pas lui avoir dit exprès et je la regardais avec de grands yeux effarés.

- "Sans déconner? Il n'était pas content de se rendre compte que sa nana ne comptait pas lui avouer être enceinte de lui? Oh ça alors, c'est incroyable comme réaction... c'est vrai, c'est pas comme s'il avait son mot à dire, ce n'est qu'un homme, un sale type qui t'aurait abandonné, hein?"

Je soupirai, me massant la tempe.

- "Franchement, t'es désespérante. Je ne sais pas comment il fait pour ne pas te claquer. Il doit vraiment tenir à toi pour ne pas foutre le camp devant tes peurs idiotes et irrationnelles. Si t'as besoin d'une preuve de son amour, je crois que là, tu l'as."

Je ne disais même pas cela méchamment. Au contraire. Il y avait une réelle tendresse dans mes reproches, comme une petite sœur qui avait besoin d'être poussée, secouée, mais que je soutiendrais quand même, quoiqu'elle décide, quoiqu'elle fasse. J'étais ainsi avec Sorcha. Et avec Blake. Elle vint se blottir contre moi et je l'accueillis bien volontiers, passant un bras sur ses épaules et jouant avec ses longues mèches brunes.

- "Non, il ne te laissera pas."

Je n'avais aucune certitude, mais même si je pensais que c'était un connard, le fait qu'il assume et tout, me portait à croire qu'effectivement, il ne l'abandonnerait pas. Et c'était ça qu'elle avait besoin d'entendre. Cela dit, je lui en voulais de ne pas m'avoir mis au courant. D'une parce que j'étais son ami et que ce n'était pas une nouvelle anodine. Et de deux parce qu'on avait mené un train d'enfer et que pour un bébé, ce n'était quand même pas l'idéal. Je m'en voudrais à mort si elle le perdait à cause de la fatigue.

Et là... Blake ou l'art de désamorcer une rancœur en moins de 12 mots. j'eus un moment de flottement, le temps de comprendre ce qu'elle venait de dire. Le parrain? Je n'avais pas rêvé, elle me proposait d'être le parrain? Wow... C'était une sacrée responsabilité... Je ne savais pas quel était le degrés de croyance de Blake, mais me concernant, c'était quelque chose de sérieux, voire de sacré. Pas une décision à prendre à la légère.

- "Blake... Tu me balances ça comme ça, naturellement, sans préparation, rien... Tu veux me tuer, hein?"

Je lui embrassai le crâne avant de soupirer :

- "Tu es un sacré phénomène, tu sais? On va quand même faire gaffe, je ne voudrais pas qu'il arrive quoi que ce soit à mon ou ma... filleule."

Ça faisait vraiment, mais alors vraiment bizarre de soudainement raisonner comme ça, mais en même temps, ça donnait une existence beaucoup plus réelle à ce bébé.

- Ouais mais je suis pas scientifique, donc si je décide que c'est pas de la connerie, alors c'est que ça marche.

Et bam ! Si je croyais en l'instinct maternel, y avait pas de raison que ça existe pas. Au moins pour moi. Si j'avais pas eu d'instinct maternel, je ne me serais pas encombrée d'un bébé à mon âge, et d'ailleurs si l'instinct maternel n'existait pas, moi non plus je n'aurais pas existé. Sans doute que certains que je fatiguais un peu trop s'en seraient réjouis, d'ailleurs, mais en l'occurrence c'était pas le cas. Peut-être que tout le monde ne l'avait pas, cet instinct, mais moi j'y croyais de toutes mes forces, comme je croyais aux légendes d'Irlande alors que je visitais ce pays merveilleux. Quand Sorcha nous racontait ses histoires, il ne venait pas casser l'ambiance avec des explications scientifiques, alors pourquoi il venait m'emmerder, là, hein ? Non mais oh !

Je rougis de plus belle alors qu'il recommençait avec ses sentences ironiques. Oui, bon... OK, j'avais eu tort. Sur toute la ligne, peut-être pas. Kieran pouvait dire ce qu'il voulait, il n'empêchait que si j'avais grandi sans père, ce n'était pas un hasard. Mais au moins sur Liam, j'avais eu tort, tort de ne pas lui faire confiance, tort de lui jeter la pierre, tort de ne pas avoir voulu lui avouer cette grossesse. Kieran parlait d'irrationalité et pourtant, dans ma tête, c'était parfaitement logique. D'ailleurs, même si je ne l'aimais que de plus belle pour avoir passé outre mes croyances, je ne parvenais pas à comprendre Liam. Pour moi, ce n'était pas normal qu'il reste. Je n'arrivais pas à concevoir qu'il puisse m'aimer assez pour ne pas m'abandonner alors que j'étais enceinte et surtout que je voulais le garder - ça signifiait quelque chose pour moi qu'il était impossible à imaginer.

- Je suis si insupportable que ça ? demandai-je timidement.

Au fond, c'était une question rhétorique, je savais bien que oui. Je savais que Liam haïssait mes peurs et mes craintes, je savais qu'il détestait le fait que je n'arrive pas à avoir confiance en lui dès lors qu'il devait jouer la comédie avec moi. J'essayais, j'essayais vraiment, mais je n'y parvenais jamais. Je ne savais pas si j'y arriverais un jour - je priais pour que oui, ou nous risquions de ne pas survivre à cette nouvelle année. Je soupirai alors que Kieran me confirmait qu'il ne me laisserait pas. J'avais besoin d'y croire, et pour y croire, j'avais besoin que l'on me le répète. Cela me faisait un drôle d'effet que de sentir ses doigts dans mes cheveux ; d'habitude, c'était Liam ou ma mère qui le faisaient. Mes mèches brunes devaient avoir un effet à aimant spécial.

Et puis, sans réflexion aucune, je finis par lui sortir que je voulais qu'il soit le parrain. A vrai dire, je n'y avais jamais réfléchi avant, tout comme je n'avais pas pensé au fait que Liam voudrait peut-être dire son mot. De toute façon, je savais - enfin, je l'aurais su si j'y avais réfléchi - que je ne penserais jamais de moi-même à l'intégrer à cette grossesse. J'avais été trop persuadée que je serais seule, que je la mènerais seule jusqu'au bout, alors non, interroger Liam sur le choix du parrain, ou de la marraine, ou même de quelque chose d'aussi important que le prénom ne me viendrait jamais à l'esprit.

- Je veux pas te tuer, c'est juste que je viens d'y penser, fis-je avec un sourire d'excuse. Mais c'est évident que ce sera toi, Kieran. Qui d'autre ? Tu es le seul en qui j'aie confiance, et je sais que c'est quelque chose qui te tiendra à cœur.

J'ajoutai, les yeux brillants de joie :

- C'est une fille. Enfin, j'en sais rien en fait. Mais je suis persuadée que c'est une fille. Je ferai une échographie dès qu'on sera rentrés à Londres et je te dirai si tout va bien, promis.

Blake et son argumentation... D'accord, elle voulait croire à l'instinct maternel, elle voulait croire qu'à 17 ans, elle était prête à devenir mère et à élever son enfant sans problèmes. C'était surement aussi bien que d'avorter, ce que je trouvais répréhensible, ou d'abandonner son enfant à la naissance, ce qui n'était guère mieux. Quand je voyais l'exemple de Sasha et ce qu'elle avait vécu, je ne pouvais souhaiter cela à personne. Qu'elle le garde était sans doute la décision la plus adulte qu'elle ai pu avoir, après mûres réflexions. Blake était un curieux mélange... Parce qu'elle s'émerveillait de beaucoup de chances, pensait vraiment que les fées existaient et qu'il y avait un chaudron plein d'or au pied des arc en ciel. Une telle candeur était touchante. Je l'enviais même de pouvoir encore croire en ces choses. Peut-être avais-je perdu cette capacité de m'émerveiller, de croire en l'impossible. Avec ce que j'avais vécu, ce n'était pas étonnant. Chacun ses traumatismes. J'avais du mal à croire au fantastique, au bonheur tout simple, Blake n'était pas fichue de faire confiance aux hommes, à cause de la faute d'un seul.

Ce que je ne manquais pas de lui faire savoir, de façon ironique. Je n'avais pas la langue dans ma poche et Blake pouvait compter sur moi pour lui dure ses 4 vérités. J'étais toujours là pour la réconforter et l'épauler mais qu'elle ne compte pas sur moi pour faire preuve de subjectivité et prendre entièrement fait et cause pour elle quand elle avait tort. Je pensais qu'elle avait besoin de cela pour avancer. Alice était le soutien indéfectible, celle qui disait amen à tout, même aux conneries, j'étais celui qui lui mettais des coups de pied au cul quand il le fallait. On s'équilibrait.

En tous les cas, je devais au moins reconnaître une qualité à Hartwood : la patience. Ou la ténacité. Je n'aurais jamais pu m'épanouir avec Blake, elle avait trop besoin d'être sans cesse rassurée. Moi aussi, d'une certaine façon, même si ce n'était pas sur les mêmes choses ni pour les mêmes raisons. Sasha me convenait parfaitement dans le sens où elle était une oreille attentive, un soutien fiable, solide et tranquille. Ma source où puiser du courage.

- "Parfois... Quand il s'agit des mecs, tu perds toute mesure et c'est vraiment lourd. Moi, je ne me plains pas, je n'ai pas ce problème avec toi, mais je n'aimerais pas être à la place de Hartwood."

Elle avait été persuadée qu'il la laisserait tomber en apprenant qu'elle était enceinte. Elle n'avait même pas songé à l'informer de la nouvelle. Alors d'accord, elle pouvait avoir la trouille à ce sujet, mais la connerie, ils l'avaient faites à deux. Et là, sans prévenir, elle me balança que je serais le parrain. j'eus un moment de flottement, ne comprenant pas bien ce qu'elle insinuait, ce que ça impliquait, avant de finalement relever. Moi? Parrain de son bébé? j'étais heureux qu'elle ai pensé à moi pour cela, même si je devais sans doute accordé beaucoup trop d'importance à cela quand ce n'était qu'une formalité... Mais pour moi, le parrain et la marraine s'engageaient à prendre soin de l'enfant si les parents ne le pouvaient plus. Ce n'était pas rien.

- "Oui, ça me tient à cœur."

J'ajoutai, doucement :

- "Que tu me fasses suffisamment confiance pour ça aussi."

Les yeux brillants, elle m'annonça que c'était une fille. Enfin, c'était ce qu'elle pensais, sans avoir aucune certitude. Elle promit de me tenir au courant.

- "Mais j'espère bien! Et je veux voir l'échographie!"

Cela dit, une inquiétude me traversa et je demandais prudemment :

- "Et si c'est un garçon?"

Sa peur des hommes n'irait quand même pas jusqu'à lui faire rejeter son fils, n'est-ce pas?

Sans doute qu'il fallait que Liam ait cru dur comme fer pendant deux ans qu'il ne m'aurait jamais pour qu'il puisse réellement me supporter, de toute façon. Je savais bien que j'étais difficile à vivre. Mon hyperactivité, mes sautes d'humeur, mes craintes absurdes - tout chez moi était fait pour décourager l'autre mais il supportait tout bravement. Kieran avait raison, c'était bien là une preuve de son amour après tout. S'il avait juste voulu profiter de moi comme mon père avec ma mère, pourquoi se serait-il encombré de tous ces défauts en plus ? Il existait quantité de filles bien moins compliquées qui soupiraient après lui. Et autant à qui je rêvais de faire ravaler leurs espoirs, d'ailleurs. C'était quelque chose de difficile pour moi, de ne pas pouvoir afficher cette relation et prouver qu'il était à moi.

Je souris alors qu'il répétait mes paroles pour mieux les confirmer. Je savais que ça le toucherait. Il me l'avait dit lors de notre première vraie discussion, celle où notre amitié s'était réellement nouée, il m'avait parlé de ses croyances en évoquant sa culpabilité envers la mort de ses parents et j'avais bien saisi à quel point cela comptait pour lui. J'éprouvais une sorte de fascination pour les croyants. Qu'on puisse espérer en quelque chose de si miraculeux, dont on n'avait aucune preuve, moi qui peinais déjà à avoir confiance même lorsque cela aurait été de la pure évidence, me paraissait impossible et, au fond, impressionnant. Quelque part, j'admirais Kieran et Sorcha. J'aurais voulu être capable de ça.

- Je te fais toujours confiance, Kieran. Pour tout. Et surtout pour ça.

J'eus un grand sourire alors qu'il me confiait vouloir voir l'écho. Je me sentais terriblement fière qu'il s'y intéresse ainsi. Je voulais qu'il y ait un maximum de monde qui s'intéresse à cet enfant et le couve, certainement pour contrebalancer ce que j'avais vécu moi. Ça ne risquait pas d'être très bon pour lui, d'ailleurs, enfin, j'aviserais bien sur le moment. De toute façon, si Alice serait de mon côté, je savais que Kieran me dirait quand j'irais trop loin. Mes deux amis s'équilibraient parfaitement.

- Bah, ce ne sera pas un garçon, de toute façon. J'en suis convaincue. Ne me demande pas pourquoi, hein, mais j'en suis certaine. On verra bien rentrés à Londres, ça fera suffisamment longtemps pour connaître le sexe à l'écho.

Avec une lueur de malice dans le regard, j'ajoutai cependant :

- Mais pourquoi tu me poses une question pareille ? Si c'est un garçon, ma foi, on lui trouvera un prénom de garçon, et c'est tout. Tu restes parrain. Enfin ça me semble évident, quoi, qu'est-ce que tu veux dire par là ?

Je ne comprenais sincèrement pas ce qu'il sous-entendait. Non, je n'aimais pas les hommes, mais les hommes et mon bébé, ce n'était pas la même chose. Je ne faisais absolument pas le lien entre ma crainte et son interrogation somme toute légitime.

Avoir la confiance de Blake quand on était un homme, ce n'était pas une mince affaire. Et j'étais fier de l'avoir en réalité. Je n'étais pas rancunier et qu'elle ai oublié de me prévenir de sa grossesse n'était déjà plus qu'un lointain souvenir. Ce n'était pas si grave que cela en définitive. Parce qu'elle avait l'intention de le garder, parce qu'elle était heureuse et parce que malgré ce que j'avais sous entendu et pensé, il était mieux qu'elle le garde et ne s'en débarrasse pas. C'était responsable. Blake, responsable. Où allait le monde? Alors forcément, quand elle m'annonça que je serais le parrain, cela me fit oublier absolument toute rancune. C'était important pour moi, pour elle et j'allais suivre sa grossesse de très près. Je serais un peu le tonton et cela me convenait bien. Je ne me voyais pas père à mon âge, pas plus que Sasha mère. Ça me semblait complètement irréaliste.

Blake me parla alors de sa fille, même si l'écho n'était pas faite et qu'elle ne connaissait pas le sexe de l'enfant. Elle était persuadée que c'était une fille, ce qui souleva une certaine inquiétude chez moi, surtout quand on connaissait ses problèmes avec les hommes. Pourtant, elle persista dans le fait que ce serait une fille. Est-ce qu'elle ne serait pas déçue si jamais c'était finalement un garçon, à force de se persuader ainsi? Blake avait des réactions si violentes parfois, ses émotions étaient trop à fleur de peau. Et elle avait une logique bien à elle que je ne suivais pas toujours.

Elle me demanda alors pourquoi j'étais inquiet. Ahaha... Sacrée Blake.

- "Oh ben je sais pas... Peut-être ta peur des mecs, le fait que tu es incapable d'avoir confiance en eux et que tu as tendance à rejeter tous ceux qui s'approchent de toi, même s'ils t'aiment à la folie... Alors d'ici à ce que tu projettes ça sur ton fils, hein..."

Je haussais les épaules.

- "Après, j'en sais rien, je ne suis pas spécialiste de la psyché humaine et encore moins de la tienne qui semble détraquée."

Je soupira, vaguement rassuré qu'elle ne comprenne pas mes craintes. Au moins, cela ne semblait pas toucher ABSOLUMENT tous les mâles.

- "Enfin bref, tant mieux si tu le prends comme ça. Tu as des idées de prénoms?"

Ah... Ah... Aaah ! Éclair soudain de compréhension alors qu'il m'expliquait pourquoi il craignait que ce soit un garçon. Évidemment, je supposais que c'était logique d'un point de vue extérieur, surtout alors que j'étais intimement convaincue que c'était une fille, et d'ailleurs je ne m'en vexai pas. Mais non, si mon bébé était un fils, je ne le rejetterais pas, bien au contraire. Il ne fallait pas qu'il s'angoisse sur ça, et je m'empressai de le rassurer :

- Oh non, Kieran, franchement ! Au contraire, si c'est un garçon, je pourrai en faire quelqu'un de bien. Si j'ai un fils un jour, je te jure que jamais il n'abandonnera sa petite amie. Mais je ne le repousserai pas. Ce sera mon fils... Ce sera à moi de veiller sur lui, et pas lui sur moi. Je pense que c'est ça qui fait la différence, tu saisis ?

A vrai dire, je n'en étais pas sûre moi-même, mais je supposais que c'était pour cela. De même que je n'aurais sans doute pas rejeté un petit frère. Je ris de moi-même à sa phrase suivante, bien consciente que je pouvais sembler étrange parfois. Combien de fois m'avait-on répété que je n'étais pas logique ? Mais c'était ma logique. Pour moi, tout ce que je faisais était parfaitement normal. C'était un peu comme l'hyperactivité ; on me disait sans cesse que je bougeais trop, inutilement, mais dans ma tête, il y avait toujours une raison valable à mes gestes. Je trouvais simplement des excuses pour me dépenser invisibles à quelqu'un de normal.

- Oui, je sais, t'es pas le premier à me le dire. Bon, je ne vais pas te mentir, je serai déçue. Mais déjà, je n'ai pas l'intention de garder la surprise, donc on le saura dès mon retour à Londres, ce qui me permettra de passer outre avant la naissance. Et de deux, déçue ou pas, je l'aimerai pareil. Ce sera juste le temps de se faire à l'idée, quoi.

Je souris de plus belle alors qu'il me demandait si j'avais des idées de prénoms. Ça me touchait réellement qu'il s'y intéresse soudain de si près, alors qu'il n'en connaissait même pas l'existence il y a dix minutes. S'il trouvait cela étrange, il le cachait très bien, et il s'y était fait très vite. C'était bien quelque chose que j'aimais en lui : il pouvait me gronder comme on gronde une gamine prise en faute, cela ne l'empêchait pas de discuter parfaitement normalement avec moi deux minutes plus tard. Sa franchise me faisait mal, mais j'en avais besoin, j'avais besoin de ses conseils avisés, et cela n'entachait jamais notre amitié. C'était ça qui me plaisait.

- Je ne sais pas. Élodie. C'est français. C'est Alice qui me l'a proposé. Élodie Earl, ça sonne bien non ?

Je pris un instant de réflexion, réalisant brusquement quelque chose.

- Ah mais non. Élodie Hartwood. Merde, j'y avais jamais pensé.

- "Je saisis oui..."

Cela dit, il y avait bien un truc qui me chiffonnait dans son raisonnement. Qu'elle l'élève pour en faire un type bien, aucun problème, mais de là à garantir qu'il ne lâcherait jamais sa petite amie... Les séparations faisaient partie de la vie. Alors il y avait bien sûr, la manière de mettre fin à une histoire. La façon dont le père de Blake s'était barré en laissant sa maîtresse enceinte, par exemple, c'était vraiment dégueulasse. Mais se séparer parce que l'on ne s'aime plus, ça n'avait rien de répréhensible.

- "Tu sais, j'ai eu quelques petites amies et je me suis séparé de certaines d'entre elles... La première personne que tu rencontres et aimes n'est pas forcément celle qui partagera ta vie. Se séparer parce que l'un des deux n'aime plus l'autre, est-ce que c'est l'abandonner? Est-ce que cela fait de moi un salaud sans cœur?"

Blake avait tendance à être tellement excessive et entière que j'essayais de m'assurer qu'elle comprenait bien certaines nuances. Elle n'aurait pas à se mêler de la vie de son fils, pas plus que ma mère ne s'était mêlée de ma façon de traiter les filles. Pas toujours très classe, je devais bien le reconnaître. Mieux valait que je ne fasse pas le détail à Blake où elle risquait de me haïr.

- "Pourtant, vient un moment où le fils devient plus grand, plus fort que sa mère et là, c'est à lui de veiller sur elle..."

J'avais dit cela d'une voix très douce, le regard un peu perdu dans le vague. Pour ma part, cela avait loupé. Ma mère était morte avant que cela n'arrive, mais je savais qu'en vieillissant, j'aurais pris soin d'elle alors qu'elle, elle aurait diminué avec l'âge. Cela n'arriverait malheureusement jamais.

Quoiqu'il en soit, je fus rassurée que Blake accepte l'idée d'avoir un fils, même si elle en serait déçue. Mais effectivement, elle aurait quelques mois pour se faire à l'idée.

- "Il parait que les petites filles ont davantage d'affinités avec leur père et les petits garçons avec leur mère."

Ça, c'était un truc de psychologie freudienne, rapport avec le complexe d'Oedipe, tout à fait normal du moment qu'il ne virait pas au pathologique. Je demandai alors si elle avait réfléchi au prénom et je fus ravi de la voir s'épanouir encore davantage. Elle était vraiment heureuse de ce qui lui arrivait. Tant mieux, dans un sens. Elle me confia alors qu'elle en avait discuté avec Alice, ayant retenu Elodie. Avant de l'associer à son nom de famille et de se rendre compte que ce ne serait sans doute pas Earl son nom de famille, mais Hartwood. Je secouai la tête, blasé. Hartwood allait s'amuser pour s'imposer.

- "C'est ça le problème Blake, tu ne penses pas."

Je soupirai, avant d'étendre mes jambes devant moi.

- "Juste comme ça, Liam a voix de chapitre sur le prénom du bébé et tout ce qui le concerne ou tu vas tout décider toute seule et tout lui imposer comme s'il n'existait pas? Que je sache, ce bébé, tu ne l'as pas avec Alice."

- Oh non, Kieran... Non, ce n'était pas ce que je voulais dire.

Il était le seul et unique à avoir eu ma confiance. Il était adorable avec Sasha, protecteur avec sa sœur, un véritable soutien pour moi. Je ne pouvais pas et jamais ne penserais qu'il était un salaud sans cœur. Je cherchai un moyen de m'expliquer, même si pour cela il fallait que je défende la gent masculine, enfin, au moins une partie, un exercice auquel je n'étais guère habituée. Je pesai mes mots, réfléchis un instant avant de répondre, pour finalement reprendre d'une voix hésitante :

- C'est la... manière de le faire, tu vois ? Se séparer n'est pas abandonner. Mais tu peux le faire dans les règles, avec tact, ou disparaître du jour au lendemain sans laisser aucun moyen de te recontacter.

Je sous-entendais que tous les hommes ne connaissaient que la deuxième méthode et je savais que ça ne lui plairait pas, mais c'était la seule manière que j'avais d'exprimer ma pensée. D'ailleurs, j'en avais été convaincue pendant longtemps, je commençais juste à être un peu plus positive en ce sens grâce à Kieran et Liam. Je n'arriverais sans doute jamais à avoir confiance en d'autres - si tant était que j'avais confiance en Liam, étant donnait que ça changeait pas mal selon mon humeur - mais c'était déjà quelque chose que je n'aurais jamais pensé faire. J'étais très bien, avant, dans mon petit monde exclusivement féminin.

Je fus un peu perturbée alors qu'il parlait soudainement d'un fils veillant sur sa mère. Je savais à quoi il pensait. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas le deviner. Je ne savais pas trop comment réagir, aussi me rapprochai-je de lui et déposai-je un léger baiser sur sa tempe.

- Être un père protégeant ses enfants, c'est aussi bien. Enfin, j'ai entendu dire que certaines petites filles auraient terriblement désiré en avoir un. Vois ce qui sera, Kieran, pas ce qui aurait pu être.

Mais nous repartîmes sur un sujet plus léger, enfin, si tant était que la grossesse d'une adolescente de dix-sept ans puisse être un sujet léger. Je ris à sa phrase :

- C'est curieux, ça n'a pas marché pour moi.

Pour une fois, je n'étais pas amère, je disais cela en plaisantant. Complexe d'Œdipe, non ? Ça pouvait difficilement fonctionner pour mon cas de figure, mais aujourd'hui, en cette période de ma vie, j'étais trop heureuse et je ne voulais pas m'appesantir sur ça, alors je préférais en rire, ce que j'avais dû faire deux fois dans ma vie à tout casser. Mon père était un sujet sensible, c'était un petit miracle que j'ose plaisanter à son propos. L'Irlande faisait vraiment des merveilles. Nous évoquâmes le nom du bébé et je me sentis contrite en voyant que Kieran prenait à nouveau une mine désespérée.

Hé, je faisais de mon mieux ! Déjà je m'en étais souvenu, c'était pas mal venant de ma part...

- Non, je sais, mais... Enfin, tu sais, quand j'ai vu que j'étais enceinte, j'étais paniquée, et il fallait que j'en parle à quelqu'un. J'ai été chez Alice et la conversation a dérivé sur ça, voilà tout...

Je m'empourprai légèrement.

- Mais j'en parlerai à Liam... Enfin... Il pourra choisir aussi...

Je poussai un long soupir déprimé.

- Je sais pas, Kieran. En fait, j'oublie tout le temps qu'on est deux parce que j'ai été trop convaincue que je serais seule. Je n'arrive jamais à penser à lui quand je pense à cet enfant. Tu crois que ça l'ennuiera ? demandai-je soudain affolée. Tu crois qu'il risque d'en avoir assez et de partir pour de bon ?

J'essayais de nuancer un peu les propos de Blake, faire en sorte qu'elle ne soit pas si radicale concernant les garçons et les relations amoureuses. Il y avait un gouffre entre plaquer sa copine parce qu'on ne l'aimait plus et coucher avec une femme, la mettre enceinte et se barrer dans rien dire de plus, c'était sûr. Mais le père de Blake avait peut-être des circonstances atténuantes. Ce n'était pas de la solidarité masculine, mais on cataloguait un peu vite les gens. Et lui était dans la catégorie salaud. y entrainant tous les autres mecs. Sympa. Elle tenta de s'expliquer et j'eus un petit sourire sardonique :

- "Larguer sa copine par SMS, tu trouves ça naze?"

Oui et immature et je l'avais fait pourtant. Coucher avec une fille et ne pas laisser d'adresse non plus... Mais j'avais eu ma période connard aussi, c'était terminé maintenant, j'avais mûri d'un coup, bien obligé. Je ne cherchais pas vraiment à faire en sorte que Blake me voit comme un autre con parmi les autres, mais je voulais qu'elle comprenne qu'on pouvait changer. J'avais surement été très con, mais j'avais fini par comprendre mes erreurs. Aujourd'hui, j'étais en couple avec Sasha, fidèle, très amoureux.

Elle parla de protéger son fils et malgré moi, je ne pus m'empêcher de faire le parallèle avec ce que j'avais vécu... ou aurais aimé vivre. j'aurais adoré prendre soin de ma mère quand elle serait devenue âgée. Lui faire ses courses, l'emmener se promener, m'occuper de son jardin, ce gendre de choses qui m'étaient désormais interdites. Blake se rapprocha et m'embrassa sur la tempe, m'arrachant un sourire. Ce qu'elle me dit alors m'amena à l'embrasser à mon tour. Oui, certaines petites filles auraient aimé avoir un père. Elle avait raison.

- "Désolé, il me reste des regrets, difficile de les oublier."

Je plaisantais alors sur les affinités des enfants avec les parents. j'avais été très proche de ma mère, avant de me rapprocher de mon père en grandissant, le prenant pour exemple. Puis de me rebeller. Blake me fit remarquer que cela n'avait pas fonctionné pour elle, avec humour, pas avec amertume. Néanmoins, je compris vite que Blake décidait de tout et n'incluait pas du tout Liam dans l'équation, ce dont je lui fis le reproche.

- "Tu es trop bonne Blake."

J'étais sarcastique. Il pourra choisir aussi. Quelle indulgence. Elle s'était empourprée. Avant de soupirer. Et de paniquer.

- "Je pense que oui, ça l'ennuiera que tu choisisses tout, que tu décides tout, sans le consulter. Il ne va pas batailler chaque heure de chaque jour pour faire partie de ta vie. Je ne veux pas t'affoler Blake, je sais qu'il t'aime vraiment beaucoup, mais n'importe quel homme à ses limites. Force-toi à penser à deux et pas toute seule. Tu n'es pas ta mère, Liam n'est pas ton père, OK?"

J'esquissai un sourire avant d'ajouter avec humour :

- "C'est un irlandais, c'est forcément un mec bien. Et c'est le père de ton bébé. Laisse-lui la joie de prendre soin de toi, de vous et de s'occuper de ta grossesse, c'est son rôle et son privilège."

Je lui jetai un regard soupçonneux :

- Oui. Et je veux pas en savoir plus.

Je voyais très bien ce qu'il voulait dire en me posant cette question. Je devinais bien que s'il me disait ça, c'était que ça avait dû lui arriver, et soyons francs, je trouvais effectivement cette méthode minable. Notez que moi, avant de me détacher définitivement des mecs, j'avais eu des petits amis. Et je les avais largués de manière encore plus minable, en coupant les ponts, en refusant catégoriquement de leur adresser la parole et sans non plus leur donner le pourquoi du comment. Mais moi, ce n'était pas pareil. C'était pour les devancer, pour éviter que ce soit moi qui doive supporter ça. Sauf que je n'allais pas l'avouer à Kieran, ça, je savais parfaitement ce qu'il en penserait.

En tout cas, je ne voulais surtout pas prendre le risque de le faire baisser dans mon estime, alors je préférais qu'il m'épargne les détails. Mon Kieran, je le connaissais comme il était maintenant, je le voyais tel qu'il était devenu avec la mort de ses parents et son déménagement en Angleterre, je le voyais tel qu'il se comportait avec Sasha. Et je l'aimais comme ça. Sans doute son statut trop brusque d'orphelin l'avait fait mûrir, je ne voulais pas savoir ce qu'il était avant. Seul m'importait le Kieran avec qui je discutais.

Cependant nous changeâmes de sujet, évoquant nos parents, et à vrai dire, les attentions qu'il aurait aimé avoir pour sa mère m'attendrirent.

- Ça viendra. Il faut se dépouiller du mauvais pour ne retenir que les bons souvenirs. C'est encore frais, mais ça viendra. Tu as Sorcha, Sasha, et même moi, même si tu m'es sans doute plus utile que l'inverse. Tu y arriveras, Kieran.

Puis nous revînmes au sujet finalement initial, ma grossesse, alors que j'étais prise en flagrant délit de misandrie. Non, je n'arrivais pas à intégrer Liam à ma grossesse. Ma mère ne savait même pas si je le gardais ou pas, parce qu'elle m'avait demandé d'y réfléchir sans réellement saisir que je m'étais décidée à l'instant où j'avais su qu'il était là. Le problème de Kieran était que sa franchise me faisait réaliser des choses. Et pas des plus rassurantes.

- Mais j'essaye, Kieran... Je... En même temps on n'a pas encore eu l'occasion d'en parler vraiment... Et si je n'y arrivais pas ?

Si je n'y arrivais pas... L'avertissement de Kieran était sans équivoque. Bon sang, Liam avait accepté de rester, je n'allais tout de même pas le perdre juste parce que j'avais été persuadée du contraire pendant trois jours ? Ses paroles suivantes me firent étrange. Pour moi, une grossesse, ce n'était pas un père fier de prendre soin de celle qui portait sa progéniture. C'était plutôt une femme seule et battante capable de s'en sortir seule. L'existence cocooning qu'il me dépeignait me paraissait étrange.

- Tu crois que ça lui plaira ? Tu crois que ça le rendra heureux de s'occuper de nous ? fis-je les yeux brillants.

Il n'y avait pas de peur dans ma voix cette fois, seulement une note vibrante de joie et d'espoir.

- "Ça tombe bien, je ne comptais pas t'en dire plus."

Non, autant ne pas ruiner l'image qu'elle s'était faite de moi, même si elle était sans doute un brin exagérée et erronée. Je n'étais pas un saint, pas un enfant de chœur, j'avais été chien avec des filles sans doute supers. Comme certaines filles étaient salopes avec des gars bien. C'était la vie, voilà tout. les leçons étaient parfois dures à apprendre, mais c'était ainsi.

Malgré moi, je plombai légèrement la discussion en parlant de ce que j'aurais aimé faire pour ma mère, avant de m'excuser d'être aussi sombre à ce sujet. Blake avait raison, je devais absolument oublier mes mauvais souvenirs et ne chérir que les bons. Comme elle le disait si bien, j'avais Sasha, Sorcha et je l'avais elle. Je souris en coin quand elle précisa que c'était moi son soutien et pas vraiment l'inverse.

- "Je n'oublie pas que tu as été la première à me tendre la main, à passer outre ma mauvaise humeur et mon mutisme. Tu m'as été utile Blake, même si tu ne t'en rends pas compte."

Même si depuis, les rôles s'étaient inversés, mais finalement, c'était grâce à elle que j'allais plutôt bien aujourd'hui. Elle avait fait énormément, par un geste apparemment anodin. Juste une main tendue. Il était vrai, qu'aujourd'hui encore, c'était moi qui lui servais de béquille. Bizarrement, j'intégrais relativement bien sa grossesse, même si je ne me rendais pas encore compte de ce que cela impliquait réellement. Mais j'apprenais le même soir et dans la même heure que ma meilleure amie était enceinte et que je serais le parrain. Sacré choc.

Et doucement, mais fermement, j'essayais aussi de l'inciter à revoir sa position vis à vis de Liam. Il était le père du bébé, elle devait l'intégrer dans l'équation. Il n'avait pas fui, il allait assumer, mais à force de l'écarter, il finirait par se barrer, de guerre lasse. Ses réserves de patience n'étaient pas inépuisables.

- "Compte sur moi pour te secouer si tu continues tes conneries."

On verrait bien si elle n'y arriverait pas. J'allais sans cesse lui rappeler qu'il y avait un homme dans sa vie, un homme qui voulait d'elle et du bébé. Je n'allais pas la laisser gâcher son bonheur avec ses peurs idiotes. Je lui fis un tableau de ce qu'un homme voulait faire pour sa femme enceinte et je vis son regard briller d'espoir alors qu'elle m'interrogeait.

- "Mon père m'a raconté ce qu'il avait ressenti quand il avait apprit la grossesse de ma mère. Une joie immense. Que ce soit quand elle était enceinte de moi ou de ma sœur. Un bébé, c'est la consécration de l'amour d'un couple. Alors bien sûr, il a eu des angoisses, à se demander s'il serait à la hauteur. Ce n'est pas toujours facile non plus, l'arrivée d'un bébé, mais il a adoré prendre soin d'elle."

Je soupirai, regardant Blake dans les yeux :

- "Et je sais que moi, je serais pareil. Alors non, je ne crois pas que cela rendra Liam heureux de s'occuper de vous. Je SAIS qu'il va aimer cela. Si tu lui en laisses la chance."

Je dois avouer que je me sentis brusquement gênée lorsqu'il me rappela que c'était moi qui étais venue vers lui. C'était presque surprenant à y repenser. Je l'avais fait parce que c'était mon rôle ; déléguée de classe, je devais accueillir les nouveaux, et puis le lycée avait plus ou moins décrété que j'étais l'ambassadrice de service. J'étais ainsi, sociable, souriante, obstinée. Toute une combinaison qui faisait que j'arrivais généralement à dérider et intégrer les gens les plus réfractaires. Mais quand il s'agissait de garçons, ma foi, cela n'allait jamais très loin. Quelques discussions légères par-ci par-là mais dès qu'ils s'étaient fait d'autres amis, je les délaissais. Cela faisait deux ans que mon monde était exclusivement féminin ; j'avais ma mère, Alice, mes autres amies, c'était tout. C'était peut-être pour ça que j'étais convaincue que mon bébé serait une fille. Parce que j'étais trop habituée à en avoir autour de moi.

Enfin bref, pour en revenir à Kieran, cela n'avait été au départ qu'une mission comme les autres et je pensais que je me détournerais de lui comme des autres dès que j'aurais réussi à vaincre le besoin de solitude de cette tête de mule. Moi, je ne pouvais pas vivre seule, et je n'arrivais pas à concevoir que des gens puissent chercher à l'être. Kieran m'avait fascinée, par ce côté-ci, par son calme aussi. Il était mon opposé en quelque sorte, une personne que je ne pouvais définitivement pas comprendre. Et curieusement, je m'étais rapprochée de lui, sans doute par ces confidences que notre première vraie discussion dans le parc nous avait amenés à faire... Mais ensuite, il avait été la personne mature, franche du collier, l'adulte présent pour soutenir l'enfant. Et de fait, j'avais complètement oublié que c'était moi qui étais venue vers lui. Pourtant c'était vrai...

- Je suis tellement habituée à ce que ce soit toi mon soutien que je l'avais totalement oublié, souris-je.

Je lui faisais confiance pour me secouer, ça oui. Sa franchise faisait mal mais m'avait toujours été d'une grande aide. Rien que dans cette discussion, il m'avait permis de voir des choses que je n'aurais sans doute jamais réalisées seule, ou trop tard, quand j'aurais été mise en face des conséquences. J'avais besoin de quelqu'un comme Kieran.

- J'en doute pas une seconde. Heureusement que tu as débarqué. Qu'est-ce que je ferais sans toi, hein ?

Que des conneries. Un jour, il faudrait que je sois capable d'apprendre à mûrir. Parfois, j'avais conscience d'être puérile, d'être encore une enfant, généralement quand je discutais avec Kieran ou Liam, mais je ne savais pas vraiment comment faire pour devenir adulte. Sans être vraiment capricieuse ou gâtée, j'avais quand même eu une mère qui s'était sacrifiée pour moi. J'étais habituée à vivre dans son cocon. Il faudrait que je m'en détache si je voulais élever cet enfant sans encombres. Je savais qu'elle me soutiendrait, mais il ne fallait pas pour cela qu'elle l'élève à ma place, et je savais très bien que cela pouvait se passer ainsi. Je devais grandir, pour lui. Enfin, elle. Je n'en démordais pas.

Mes yeux se mirent à briller au spectacle qu'il me décrivait. A vrai dire, j'avais du mal à imaginer Liam ainsi. Cette étrangeté que j'éprouvais lorsqu'il était si tendre avec moi était probablement pour moitié dans la délicieuse magie que je ressentais dans ses bras. Cela passerait sans doute, lorsque je me serais bien ancré dans le crâne qu'il n'était pas qu'un prof de littérature glacial, mais pour l'instant cela persistait encore, et je n'arrivais absolument pas à le voir en père. Pourtant, c'était une image qui, même sans me sembler crédible, m'attendrissait terriblement. Alors si je pouvais avoir la chance de le voir ainsi en vrai, pourquoi le repousser ? Kieran avait raison. Je devais le laisser essayer.

- Je la lui laisserai. Mais j'espère que tu seras là pour me le rappeler. Dans de telles situations, je suis comme Doris : j'oublie trop vite comment vous pouvez réellement être.

Vous, les garçons. J'éclatai de rire toute seule à cette plaisanterie stupide avant de lui déposer un baiser sur la joue.

- Je suis contente que tu sois là pour moi, Kieran.

Et j'espérais qu'il y serait toujours.