Etrange coïncidence [Blake]

On pouvait dire que le voyage en Irlande se passait merveilleusement bien. Le temps était relativement beau, exceptionnellement beau selon mes critères d'Irlandais en fait. Sorcha était d'accord avec moi et les filles ne pouvaient pas vraiment se plaindre. L'Angleterre, ce n'était quand même pas l'Espagne niveau climat. Nous allions à l'aventure, décidant la veille au soir de ce qu'on ferait le lendemain.

Franchement, la vie était belle et c'étaient les plus belles vacances de ma vie. J'avais toujours voulu partir avec des amis, mais jamais je n'aurais pensé que cela se déroulerait ainsi. J'avais toujours pensé que je partirais avec mes potes irlandais je ne sais où au juste, et non pas que je partirais avec des amies londoniennes à la redécouverte de mon pays qui me manquait tant.

La vie jouait parfois de drôles de tours. Et malgré l'euphorie de me retrouver ici, la nostalgie n'était jamais très loin quand je songeais à toutes ces vacances en famille, avec mes parents et ma sœur. Quelque chose que je ne connaitrais plus jamais. C'était cela aussi, grandir.

Les lacs étaient terriblement attirants... Il était 15h, il faisait un très beau soleil, il y avait un peu de vent, mais nous ne résistâmes pas à l'envie de tester l'eau. Comme des gamins, nous entrâmes dans l'eau assez froide, avant de chahuter pour nous réchauffer. Et là, quelque chose me sauta aux yeux, que je n'avais jamais remarqué avant. Blake avait une marque sur l'épaule. Toujours dissimulée par ses vêtements. Une marque que je connaissais bien parce que je l'avais vu sur Sasha, exactement au même endroit, exactement de la même forme.

Perturbé, je ne soufflai mot, avant de sortir de l'eau quand le froid eu raison de nos jeux. Et ce n'est que plus tard que je profitai d'un petit moment d'accalmie pour aller rejoindre Blake et lui demander sans prendre de gants :

- "Blake... Toute à l'heure, quand on était dans l'eau, j'ai remarqué un truc... Ta tâche sur l'épaule, c'est de naissance?"

C'était une drôle de coïncidence quand même... Que les deux filles aient la même... Sasha avait des traits asiatiques. Blake aussi, bien que plus atténués. Sasha ne connaissait pas ses parents, étant orpheline depuis toujours. Blake ne connaissait pas son père. Je commençais à me monter à bateau surement... Ce n'était pas possible que ce que je pensais soit vrai.

C'était absolument génial. Tout me semblait dix fois mieux qu'en Angleterre. Les paysages étaient plus beaux. Les villes étaient plus belles. La langue - gaélique ou simplement accentuée - était plus belle. Les habitants étaient plus beaux. Même le climat était plus beau. La pluie ? Il ne pleuvait pas si souvent que ça, et puis la pluie irlandaise était bien mieux que la pluie anglaise. Pourquoi, j'aurais pas su l'expliquer, mais en tout cas c'était mieux, ça c'était sûr.

Les champs et les lacs étaient absolument fascinants et rien ne me plaisait tant que cette campagne verdoyante à perte de vue, moi qui avait toujours vécu entourée d'immeubles et de grisaille. Jamais je n'avais vu la campagne, et les seuls arbres que je connaissais étaient les pauvres branches nues et taillées que l'on daignait semer sur les trottoirs. Il fallait le dire, j'étais tout simplement impressionnée. D'ailleurs c'était peut-être tout ce vert qui m'apaisait, en réalité.

Aujourd'hui, nous avions cédé à l'appel des lacs et tous plongé tête la première - ou presque - dans l'eau glacée. Eau traîtresse d'ailleurs puisque la surface avait été réchauffée par le soleil et qu'on croyait en s'y glissant pouvoir profiter d'une baignade tièdes, espoirs bien vites détrompés par le dessous glacial. Kieran et Sorcha, visiblement habitués, avaient pu se moquer allégrement de nous lorsque nous avions poussé des cris de souris, mais néanmoins nous nous étions toutes prêtées au jeu, même Alice malgré son horreur du froid. Un clin d'œil entendu entre nous nous avait rappelé la nuit délicieuse que nous avions passée la dernière fois que nous avions plongé dans un lac, peut-être était-ce cela qui l'avait décidée à ne pas jouer les rabats-joies - en tout cas, j'aimais y croire.

Néanmoins nous avions finir par sortir nous sécher et nous frictionner vigoureusement dans une vaine tentative d'effacer la chair de poule sur notre corps. Deux heures plus tard, nous étions toujours emmitouflées dans des couettes, en pestant contre celui qui avait eu l'idée merveilleuse de plonger là-dedans. Sauf que nous ne savions plus qui c'était vu que nous avions tous plus ou moins eu envie en même temps, alors on ne pouvait même pas se venger. Désespérant.

Je croquais une Alice version glaçon sur mon carnet lorsque Kieran se rapprochait de moi. Mon sourire chaleureux disparut aussi sec pour laisser place à une expression glaciale alors qu'il évoquait ma tache de naissance. D'une voix plus froide que le lac que nous avions quitté tout à l'heure, je répondis :

- Oui. Elle me vient de mon père, il avait la même. On parle d'autre chose, tu veux bien ?

Je détestais cette tache, aussi jolie soit-elle. Je détestais qu'on vienne me complimenter dessus, et je cassais généralement tout net les effusions, quitte à installer une ambiance gênée. J'avais toujours haï mon père, et de même je haïssais tout ce qui me venait de lui. J'étais contente d'avoir échappé à ses traits japonais, bien que mes yeux fussent légèrement bridés. D'ailleurs, bien que je ne l'eusse jamais avoué à Kieran, je n'avais franchement pas été satisfaite quand j'avais vu sa petite amie pour la première fois. J'étais restée distante de Sasha la première semaine, et bien que le voyage eût nécessairement fini par nous rapprocher alors que j'apprenais à la connaître et l'apprécier, nous n'avions encore jamais parlé toutes les deux, seulement dans des discussions de groupe. C'était plus fort que moi, voir des traits asiatiques et plus particulièrement japonais me déprimait.

Wow.

Comment refroidir l'ambiance en une phrase... Je ne pensais pas que c'était un sujet sensible pour Blake. Franchement, je ne l'avais jamais vu se fermer aussi vite et être aussi glaciale. C'était presque flippant, tellement ce n'était pas la Blake que je connaissais. Que cette marque vienne de son père, ce père qu'elle n'avait pas connu et qui avait abandonné sa petite amie enceinte expliquait surement ce soudain changement d'attitude. Malgré tout, je n'étais pas décidé à lâcher le morceau. Je me mêlais sans doute de ce qui ne me regardait pas, peut-être ferais-je même mieux de me taire et de laisser les choses comme elles étaient, mais je n'arrivais pas à laisser un mystère irrésolu.

Et que Blake et Sasha, toutes deux n'ayant pas connu leur père, toutes deux du même âge, toutes deux nanties de traits asiatiques, aient exactement la même tâche de naissance... Désolé, je n'étais pas très scientifique, mais là, quand même... Ça ne pouvait pas être une simple coïncidence.

- "Désolé de toucher à un point sensible Blake."

Elle devait sentir le mais quand même... Allez Blake, tu connaissais à me connaître.

- "Je suis sans doute trop curieux mais... Enfin, je suppose que deux personnes ne peuvent pas avoir deux tâches de naissance identiques par hasard, hein?"

Je titillais sa curiosité, l'empêchant de partir ou de m'envoyer bouler sans autre forme de procès. Malgré moi, je glissais un regard sur ce qu'elle dessinait, reconnaissant Alice, le sujet préféré de Blake.

- "Blake, Sasha a exactement la même marque... Même forme, même endroit, même taille..."

- C'est pas grave, répondis-je, bourrue, enfonçant la tête dans les épaules et refusant encore de le regarder, continuant à dessiner.

Je pensais qu'on en aurait fini là, mais c'était compter sans l'obstination de Kieran, évidemment. Je commençais juste à me détendre en espérant que la conversation serait terminée mais je me crispai de nouveau, serrant les dents, alors qu'il insistait de nouveau. Là, je me retenais de ne pas me lever et de l'envoyer au diable avec ses questions, et si ce n'était pas Kieran il y aurait clairement eu droit. J'avais oublié qu'il n'était pas Alice, qu'il ne se contentait pas de me ficher la paix lorsque je lui demandais. Mais en même temps, pourquoi insistait-il sur cette tache ? On s'en fichait, non ?

- Mais qu'est-ce que j'en sais, moi ? J'ai pas fait une étude scientifique sur les taches de naissance ! C'est bon, on s'en fout !

Je parlais au travers de mes dents serrées, et j'avais conscience d'être agressive. Mais pourquoi posait-il une question pareille, aussi ? Là, c'était carrément insister lourdement, à croire que ça lui faisait plaisir de me blesser. or, si Kieran avait toujours été franc avec moi, me sortant la tête du sable, il n'avait jamais été méchant gratuitement avec moi, me forçant à parler de sujets qui me déplaisaient lorsque ce n'était pas nécessaire. Nerveuse, je plaquai brusquement mon carnet au sol lorsque je me rendis compte qu'il regardait ce que j'y faisais. Geste qui montrait bien ma tension alors que d'habitude, je me fichais qu'on m'observe en train de dessiner.

- Ah cool, tant mieux pour elle, je l'avais pas vue. Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Kieran ? J'en sais rien, d'où ça lui vient. La mienne vient de mon père mais après tout faut bien une première fois pour qu'une tache apparaisse. C'est sans doute une coïncidence.

Voilà. Drôle de coïncidence certes, surtout alors qu'elle était japonaise comme mon père, mais bon.

C'était même pour ça que je n'avais pas vraiment voulu me rapprocher d'elle au début... Oh seigneur. Je pâlis alors que mon esprit enchaînait les déductions à partir de là. Sasha était japonaise. Sasha ne connaissait pas plus son père que moi. Sasha avait la même tache de naissance que moi. Et comme disait Kieran, c'était un sacré hasard...

Il y avait beaucoup trop de hasards dans cette histoire en vérité.

- Tu crois quand même pas... que...

Ma voix était devenue blanche. C'était impossible. Et je n'arrivais même pas encore à saisir le quart de ce que ça impliquait.

Si j'avais bien une qualité (à moins que ce ne soit un défaut, j'étais sûr que Blake allait voir ça comme un défaut), c'était la ténacité. Quand j'avais une idée en tête, je ne la lâchais généralement pas. En l'occurrence, quand bien même je m'excusais d'aborder un sujet qui fâche et qu'elle se passionnait soudainement pour son dessin, je n'allais pas gentiment passer à autre chose. Aussi lui donnais-je un faux espoir. Malgré tout, ça ne m'amusait pas de devoir la pousser dans ses retranchements alors que je voyais bien qu'elle n'avait absolument plus envie de parler de ça, ce sujet sensible qu'était son père, qui avait abandonné sa mère. Et qui avait été infidèle, apparemment. Charmant. Tu m'étonnes qu'elle avait une idée un peu déplorable des hommes, mais nous n'étions pas tous ainsi.

Blake se braqua alors que j'insistais. Non, on ne s'en foutait pas. Je doutais qu'elle s'en foute d'avoir une sœur. Une demie sœur. Je doute que Sasha se foute d'apprendre qui était son père et de savoir que Blake et elle avaient du sang en commun. Je glissais alors que Sasha avait la même tâche de naissance qu'elle et elle répondit dans l'ironie, ne voyant pas tout de suite où je voulais en venir et ce que cela signifiait. Je ne répondis rien à son argumentation complètement bidon, me contentant de l'observer et de laisser son cerveau faire ses conclusions.

Et enfin, j'eus une réaction. Blake était un kinder en fait, brune à l'extérieur mais blonde à l'intérieur. Il lui fallut un peu de temps pour que son petit cerveau turbine et assemble les pièces du puzzle. Puzzle super simple en plus. C'était comme additionner un et un quoi. Elle pâlit brusquement et je me demandais soudain si un tel choc ne pouvait pas avoir des conséquences sur le bébé. Paraît qu'il ne faut pas stresser les femmes enceintes. Après, pour ce que j'en savais... Enfin, elle était assise, c'était déjà ça, pas de chute impromptue et malgré moi, j'étais déjà prêt à la retenir si jamais elle tombait dans les pommes. Je ne la pensais pas si affectée, mais Blake était tellement excessive dans ses affects que ce n'était pas à exclure.

- "Si, je crois que Sasha et toi, vous avez le même père."

Et pan. La diplomatie, c'était pour les tapettes. Mais autant appeler un chat un chat. Père japonnais, ayant abandonné la mère de Blake, n'ayant surement jamais su que celle de Sasha était enceinte. Il n'y avait pas de ressemblance physique évidente entre elles, si ce n'était les yeux légèrement étirés. Mais cette tâche de naissance, par contre... Inconcevable que ce soit un pur hasard. Toutes deux londonniennes, toutes deux âgées de 17 ans. Tout collait. Désolé Blake, en plus d'être un salaud, ton père est un infidèle.

Sasha et moi, on avait le même père.

OK. On reprend à zéro et on redémarre lentement.

Sasha et moi, on avait le même père.

Donc... Techniquement... Je venais de me trouver une sœur. Je devins encore plus pâle d'un seul coup alors que je réalisais cela. J'avais une sœur. Ça me semblait trop fou, simplement incroyable. Je n'avais jamais eu la moindre famille, celle de ma mère l'avait rejetée et n'existait pas à mes yeux. Je ne l'avais jamais rencontrée. Ma famille, les Earl, c'était moi, ma mère, et c'était tout. Deux petites filles trop craintives des hommes pour réussir à y intégrer quelqu'un d'autres, deux enfants forcées de grandir trop tôt qui s'étaient raccrochées à l'autre pour avancer ensemble, quoi qu'il en coûte. Nous nous étions refermées sur nous et je réalisais brusquement que quand bien même ce que je pouvais qualifier de famille était minuscule, je ne voulais y insérer personne d'autre. Et je me découvrais une sœur tombée de nulle part...

Je coulai un regard sur Sasha qui était un peu plus loin. Je l'aimais bien. Du peu que je la connaissais, je l'aimais bien. Mais de là à en faire une sœur, comme ça, d'un seul coup ? Nous n'étions pas assez proches. Et puis nous n'avions aucun point commun. Sasha était débrouillarde, forte, mature, quand je n'étais encore qu'une gosse. Comment pourrait-elle m'estimer comme sa sœur ? Elle me prendrait pour une idiote. Des sœurs, ça doit se soutenir, Sasha n'avait pas besoin de soutien quand j'en nécessitais trop. Il devait y avoir une erreur. Comment pouvait-on être sœurs ?

- Mais c'est pas possible, fis-je d'une voix blanche, mourante. C'est impossible. C'est ma... C'est ma... On ne peut pas être...

Je n'arrivais même pas à formuler ce mot. Il se bloquait dans ma gorge.

- C'est une trop grosse coïncidence, Kieran, ça existe pas, dans la vraie vie, des trucs comme ça. On se croirait dans un soap-opera. Ma vie ressemble de plus en plus à ces séries ridicules. J'ai pas envie... J'ai pas envie, tu entends ? C'est impossible !

Mon regard s'était à nouveau fixé dans le vide, mais il glissa de nouveau sur Sasha. Elle me ressemblait, vaguement, ou alors je l'inventais maintenant que je connaissais notre lien, possible. Brune, menue, sans beaucoup de formes, avec ces traits typés japonais qui m'avaient rendue si distante au début. Le même âge accentuait la ressemblance. Deux filles paumées de dix-sept ans qui avaient dû s'en tirer seules - elle s'en était beaucoup mieux sortie que moi, d'ailleurs, alors que pourtant elle, elle était vraiment seule là où j'avais ma mère. Je ressentis un élan de pitié impromptu pour elle, soudainement étouffé par une autre révélation.

Si nous avions le même âge...

Je fondis brusquement en larmes en m'enfouissant dans les bras de Kieran.

Enfin, elle comprenait et je suivis son regard vers Sasha. Oui, elles étaient demi-sœurs. Ma copine et ma meilleure amie avaient le même père... Tu parles d'une coïncidence étrange. Sauf que l'esprit de Blake se cabrait devant cette vérité et qu'elle refusait d'y croire. je me retins de lui lancer un commentaire acerbe du genre : oui ben moi, je ne veux pas que mes parents soient morts et pourtant, ils le sont. On n'a pas toujours ce qu'on veut dans la vie, il ne suffit pas de fermer les yeux et d'espérer très fort pour qu'un miracle se produise. Ou de faire l'autruche. J'offrais une sœur à Blake et à Sasha. Peut-être que cela ne changerait rien, peut-être que ça changerait tout.

Et soudainement, elle fondit en larmes et me tomba dans les bras. Surpris, je l'accueillis. Je ne pensais vraiment pas susciter une réaction aussi violente chez elle. Plus de déni, mais je n'étais pas certain que ces pleurs valaient mieux en fait. Je me sentais couillon de la faire pleurer avec ça. Mais il fallait qu'elle sache non? j'avais longtemps pesté après Sorcha, mais heureusement qu'elle était là, ma petite sœur. Sasha et Blake étaient enfant unique et finalement sœurs.

Je caressai doucement le dos de Blake, essayant de me montrer apaisant et protecteur, alors que je relevais la tête pour croiser le regard de Sasha. Qui devait trouver bizarre que Blake soit en larmes dans mes bras. Cela dit, rien d'ambigu. Quand bien même j'avais embrassé Blake en fin d'année scolaire, cela avait été une erreur et je n'éprouvais rien d'autre pour elle qu'une réelle amitié. J'espérais que Sasha ne pensait pas qu'il y avait autre chose.

- "Tu n'a jamais eu que ta mère et Sasha n'a jamais eu personne... Les sœurs, c'est chiant parfois, mais c'est aussi vraiment bien."

Je soupirai, espérant que ses larmes allaient se tarir. Son père était un salaud, infidèle et irresponsable, la nouvelle était dure à digérer. Mais ce n'était pas comme si elle l'avait idéalisé et que je lui brisais son image parfaite.

- "Elle a le droit de savoir elle aussi."

Alors je fis signe à Sasha de venir. Sans doute allait-elle hésiter, peu désireuse de se retrouver mêlée à cette scène, mais il était temps de mettre cartes sur table.

Je pleurais. Je pleurais alors que quelque part, je supposais que j'aurais dû être heureuse, non ? J'avais été seule toute ma vie, trouvant Alice bien tardivement au lycée, même si notre alchimie avait été si soudaine et immédiate que j'avais l'impression d'être avec elle depuis toujours. Nous étions restées à deux enfermées dans notre monde sans jamais y intégrer personne, même pas un homme pour ma mère. J'ignorais si elle avait eu des relations, cela paraissait sans doute bien extraordinaire qu'elle n'eût jamais vu personne aux yeux d'un autre, mais pour moi, c'était logique, normal. Elle et moi, personne d'autre. Et pourtant nous en aurions bien eu besoin parfois...

Et je me découvrais une sœur ? Mais est-ce que je n'aurais pas dû être contente ? Mais je n'y arrivais pas. Je ne parvenais pas à la considérer ainsi, c'était trop brusque, trop soudain, il y avait quelque chose d'artificiel dans cette relation. Si j'avais découvert que Kieran était mon frère, là oui, ça ne m'aurait posé aucun problème. Mais Sasha et moi... Nous n'étions pas liées comme des sœurs. Quitte à avoir un lien familial, lointaines cousines aurait été parfaitement représentatif. Qui se parlent de temps en temps, s'entendent bien, mais sans plus.

Et du coup, tout ce que je retenais, c'était qu'en plus de tout le reste, mon père avait allégrement trompé ma mère. Et sans doute trompé la mère de Sasha, aussi, d'ailleurs ; je doutais qu'elle soit plus au courant que la mienne qu'elle n'était qu'une maîtresse. Combien d'autres ? Combien d'autres s'étaient fait avoir, hein ? Combien de demi-sœurs me traînais-je à travers Londres ?

- Je pleure pas pour ça... sanglotai-je, avec de la peine à parler. Je pleure parce que... Parce que... Comme si tout ce qu'il n'avait fait n'était pas suffisant... Il a fallu qu'il la trompe, en plus ! J'espérais... Je voulais croire au moins qu'il l'avait aimée... Qu'il était juste parti à cause de moi, mais qu'il l'avait aimée avant... Et il s'est tout le temps foutu d'elle, en fait... Pourquoi il lui a fait ça, hein ? C'est pas juste ! C'est pas juste ! C'est pas juste...

Avoir une sœur, je m'en contrefichais. Ce n'était pas que je voulais rejeter Sasha, mais elle me rappelait trop de choses désagréables. Et je me crispai tout entière lorsqu'il lui fit signe de venir. Je m'écartai brusquement de lui, me rencognai sur moi-même, laissant les larmes couler silencieusement sur mes joues, et me refermai comme une huître, sans regarder personne. Ce n'était pas moi qui lui dirais un truc pareil. Et comment était-on censé annoncer une chose comme ça, d'ailleurs ?

Doucement, je câlinais Blake et elle me confia ce qui la mettait vraiment dans cet état là. Le fait que son père avait juste baisé sa mère, comme d'autres jeunes anglaises, avant de se faire la belle sans plus se préoccuper de ces amantes d'un temps. Elle n'avait déjà pas une image reluisante de son père, mais là, c'était sans doute le pire qu'il ai pu faire pour que sa fille le haïsse et le méprise.

- "D'accord, c'était un enfoiré. Ce n'est pas juste, c'est vrai, mais Blake, tu n'es pour rien dans tout cela. Il n'est pas parti à cause de toi, il est parti parce qu'il n'a aimé aucune des femmes qu'il a approché, c'est tout."

Elle qui culpabilisait depuis toujours en pensant qu'elle avait été la cause du célibat de sa mère, elle s'était trompée. Son père était un connard, fin de l'histoire. Ni Blake, ni sa mère, n'y étaient pour quelque chose. Je fis signe à Sasha de nous rejoindre et Blake quitta soudainement mes bras, se renfrognant et restant muette.

D'accord, à moi de présenter les liens familiaux entre les deux filles... Sasha s'approcha, hésitante, avant de demander ce qu'il se passait. Logique, Blake pleurait, elles n'étaient pas spécialement amies, alors pourquoi je la mêlais à ça? Je tendis la main, invitant Sasha à venir s'asseoir près de moi, et je lui passai une main dans le dos avec douceur.

- "Sasha, j'ai remarqué quelque chose toute à l'heure..."

Je me passais la langue sur les lèvres, un peu mal à l'aise. Je ne savais pas du tout comment Sasha allait prendre la nouvelle.

- "Blake et toi, vous avez exactement la même tâche de naissance. Je pense que... vous avez le même père."

- Deux, grognai-je.

Oui, oui, très fin n'est-ce pas ? J'avais conscience d'être puérile, stupide, de toute façon l'on n'y pouvait rien et ça ne servait à rien de faire ma mauvaise tête. Ce n'était pas un fait que je pourrais effacer d'un caprice, et Sasha n'y était pour rien. La nouvelle devait être aussi choquante pour elle que pour moi, je n'étais pas obligée de l'enfoncer avec des jeux de mots débiles. Déjà que j'avais laissé à Kieran le soin de lui annoncer la merveilleuse nouvelle... Non, pour moi, ce n'était pas une merveilleuse nouvelle. Pour moi, ça ne signifiait pas que j'avais gagné une sœur, juste que mon père était encore plus salopard que ce que je pensais. Je ne savais pas si Sasha s'était construite de merveilleuses histoires sur ses parents, et de toute façon nous ne saurions probablement jamais qui était sa mère, mais c'était clair que si elle avait eu des illusions sur son père, elles allaient vite être brisées.

- Mon père est japonais. Tu es japonaise. Et je sais qu'il avait la même tache de naissance. Ça fait beaucoup de coïncidences, non ?

Kieran lui avait annoncé la nouvelle brusquement - en même temps, comment annoncer un truc pareil ? - et je ne cherchais pas à adoucir le choc. Je m'en foutais. Je regrettais déjà de ne pas être partie quand il l'avait appelée, mais en même temps, j'avais voulu savoir sa réaction. Comment elle le prendrait. Comment elle me verrait... Je me redressai brusquement lorsque j'entendis mon nom et me tournai vers eux, les yeux plein de flammes.

- Non, Blake pleure parce que Blake a compris que son père était un connard pire encore que ce qu'elle pensait. Notre père. On partage tout maintenant, le bon comme le mauvais. Ce n'est pas ce que font des sœurs ? Et je peux t'assurer que le plus mauvais qu'on aura toujours en commun, c'est bien notre cher géniteur !

Sur ces bonnes paroles, je me levai brutalement et fonçai dans la tente. Je ne voulais voir personne, et même pas Alice, c'était dire à quel point le sujet me touchait. J'avais juste besoin d'être seule, seule, et pleurer toutes les larmes de mon corps, pleurer toute la haine que j'éprouvais pour lui et qui venait d'être doublée, alors même que j'avais cru que jamais je ne pourrais détester plus fort.

Je préférais ne pas tourner autour du pot pendant 107 ans et j'annonçai alors à Sasha qu'elle avait surement le même père que Blake. Incrédule, Sasha laissa échapper une exclamation assez peu éloquente et Blake en profita pour faire une remarque assez peu constructive, si bien que je lui lançai un regard noir. Ce n'était pas malin et ce n'était vraiment pas approprié. Il y eut un léger silence, bientôt rompu par Blake qui expliqua davantage ce qui nous avait amené à cette conclusion. De façon assez directe elle aussi. La nouvelle ne l'enchantait pas et elle ne cherchait pas à l'adoucir.

Sasha demanda alors si c'était pour cela que Blake pleurait, avant de prendre tout cela avec philosophie, ne sachant trop comment réagir et proposant d'en reparler plus tard quand tout le monde aurait digéré la nouvelle. Blake se réveilla finalement. Elle se redressa brusquement, le regard enflammé et je sus qu'elle allait s'énerver. Elle n'avait pas moufeté jusqu'à maintenant, perdue dans ses pensées, mais elle bondit comme un diable hors de sa boite en nous disant ce qui la perturbait vraiment. Son père était un salaud de première, qui n'avait pas aimé sa mère, mais juste couché avec plusieurs femmes et fait des lardons au passage, sans les assumer.

Et elle se leva, nous plantant là pour aller pleurer tout son saoul sous mon regard médusé. Je finis par reprendre mes esprits, désolé qu'elle le prenne ainsi, mais je supposais qu'elle avait besoin de digérer la nouvelle, aussi ne lui en parlerais-je plus pour le moment, attendant que l'idée fasse son chemin. Doucement, je me déplaçai, venant m'asseoir derrière Sasha et l'entourant de mes bras, baisant son cou, avant de souffler :

- "Je suis désolé pour tout ça. J'aurais peut-être mieux fait de me taire."

Je soupirai, nichant mon visage dans son cou alors qu'une idée s'imposait brutalement dans mon esprit concernant Blake. Elle était enceinte. Sasha était sa demie sœur et j'étais le copain de Sasha donc...

- "C'est con, mais je viens de réaliser qu'en plus d'être parrain, je vais être tonton, d'une certaine manière... et toi tata."

Réflexion très idiote, d'accord, je ne savais pas pourquoi j'avais pensé à ça maintenant, alors qu'il y avait plus important ou plus grave. Je me levai de nouveau, lui tendant la main.

- "Viens, on va aller faire un tour tous les deux, pour se changer les idées."

Elle prit ma main et nous nous éloignâmes du campement, n'imposant pas notre présence à Blake et la laissant à sa solitude pour les heures à venir.

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