Sorry. ( Blake )

Qu’est-ce que j’avais fait ? Rien de bon. C’était pire que mauvais, un grand désastre. Moi et ma grande gueule. Même pas foutue de la fermer deux secondes. C’était terrible, ce que j’avais dit. Je ne pensais même pas aux insultes, ça, je pouvais vivre avec. Mais j’avais trahi Blake, je l’avais trahie. Je m’en voulais tellement.

Et maintenant que j’y pensais, il me semblait que Liam Hartwood m’avait manipulée du début à la fin. Il voulait savoir comment se portait l’amour de sa vie et le seul moyen pour qu’il y arrive, c’était que sa meilleure amie enflammée et totalement naïve lui déballe tout. J’avais marché dans son plan machiavélique. J’avais fait pire, même.

J’espérais avoir été manipulée. Avoir une excuse, une seule. Blake s’était confié à moi et je n’avais pas gardé ses secrets. J’étais une bien piètre amie si j’avais été capable de dire tout ce qu’elle ressentait au connard qui la mettait aussi mal. Elle allait m’en vouloir, mais je n’avais pas le droit de lui cacher cela.

La nuit était déjà tombée, je me déplaçais sans vraiment savoir où mes pas me mèneraient. Je pensais, je réfléchissais. Mes remords me pesaient énormément, six heures seulement après notre petit esclandre dans sa salle de classe. Qu’est-ce serait dans une semaine ? J’avais envie de vomir. Je m’arrêtai sur le bord d’un buisson, me penchant, mais si la bile me montait aux lèvres, il n’y avait rien de plus. Les larmes, par contre… j’allais perdre Blake. Ma meilleure amie. Ma seule amie. C’était trop pour moi.

- Laurys…Laurys, pitié.

Il ne viendrait pas. Il m’avait déjà dit quoi faire : parler à ma petite amie. Laurys prenait très au sérieux mon éducation sociale. Qu’est-ce que je m’en fichais ! J’avais besoin de bras pour m’entourer et pour m’aider. Mais pas Blake, je n’avais pas le droit de lui faire ça. Le devais-je ?

Mes pas m’ont menée directement devant chez elle. Je ne respirais plus du tout, ma poitrine me faisait mal. La petite lumière à sa fenêtre m’indiquait qu’elle ne dormait toujours pas. J’ai recommencé à marcher, j’ai tourné la poignée, et je suis entrée.

- Alice ? Qu’est-ce que ?

Sa mère n’eut pas le temps de finir que je traversais déjà la maison pour entrer dans la chambre de mon amie. La poignée tournait dans mes mains, lentement me semblait-il, je serrais les dents et ne respirait toujours pas. Quand la porte s’ouvrit sur une Blake surprise, je ne trouvai rien d’autre à faire que de me jeter sur elle en la renversant complètement sur son lit et de m’y agripper comme un naufragé à une épave.

- Je suis une imbécile ! Pire, une conne ! JE SUIS PIRE QU’HITLER !

J'étais dans ma chambre et je refaisais la déco, comme à peu près une fois par semaine. Quand je m'ennuyais, ou que j'avais un trop-plein d'énergie, ou que j'avais besoin de déstresser, je mettais un jean merdique, un T-shirt blanc taché de peinture, et je refaisais les murs. Enfin, les deux murs auxquels j'avais accès - ma mère avait refusé que je déménage tous les meubles pour réussir à en foutre partout. Du coup, le sol couvert de grandes feuilles de papier blanc était devenu multicolore, et moi je ne valais pas mieux, ayant réussi à m'en mettre jusque sur le visage. Je jetai un coup d'œil rapide à mon miroir. Merde, dans les cheveux aussi. L'air penaud, mon large pinceau dégouttant sur le sol, je ressemblais à une petite fille prise en faute. En réalité, j'étais juste en pleine réflexion sur comment finir mon paysage.

C'était principalement à dominante verte, couleur espoir, sans doute dans une vague tentative de le faire entrer dans ma vie. Mais il n'y avait que de vagues formes, des taches floues, je n'étais pas encore entrée dans les détails et on se serait cru devant un brouillon de Monet. Je m'étais inspirée d'une carte postale de l'Irlande. Sans doute à cause de Kieran - le mal-être qu'il ressentait à être loin de son pays était criant, et j'avais voulu me représenter ce qu'il pouvait éprouver là-bas, tout en sachant que ce ne serait jamais une pâle copie, d'autant que je n'y avais jamais mis les pieds. Une copie d'une copie. J'oubliais farouchement les origines de Liam Hartwood, refusant de m'imaginer le moindre rapport entre ça et mon dernier choix.

Je sursautai quand la poignée de la porte se tourna, et posai mon pinceau au sol juste avant de me faire littéralement renverser sur mon lit par Alice. Et MERDE ! Je ne comprenais rien à ce qu'elle racontait, trop choquée par son débarquement surprise. Elle me serrait si fort qu'elle me faisait mal, et je priai pour qu'elle ne tienne pas trop à ce qu'elle portait. Je lui tapotai maladroitement le dos, les yeux sur mon plafond - j'aurais été bien en peine de les poser ailleurs, renversée comme une tortue que j'étais - et soufflai, peinant à respirer sous son poids :

- Alice, je suis convaincue qu'Hitler ne se peinturlurait pas avec du vert printemps.

Son air confus m'attendrit. Je lui tapotai la joue - joli maquillage - et elle bascula sur le côté. Nous nous assîmes au bord du lit et je soupirai en voyant l'état de la housse de couette. Dire que j'avais juré à ma mère de faire attention cette fois-ci. Enfin, y avait plus important. Un imbécile se serait rendu compte que ma meilleure amie allait mal. La priorité était déjà de savoir pourquoi, pour mieux la consoler après.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je doucement.

J’étais certaine qu’elle ne comprenait pas pourquoi j’étais aussi agitée. Dans un certain sens, ça m’allait plutôt bien. Je n’aurais pas dû venir ici. Maintenant, j’étais certaine de perdre la seule qui avait bien voulu m’offrir son amitié de façon sincère. Les autres, c’était venu hypocritement. Lorsqu’ils avaient vu que j’étais belle, bonne, douée. De la même façon que les nuls suivent les plus populaires, je m’étais retrouvée avec une horde de fans. Je n’en voulais même pas. Blake avait voulu être mon amie avant même de savoir qui j’étais vraiment. Je l’aimais elle, pas les autres. J’allais la perdre, tout de suite. Mes yeux en étaient humides.

Pourtant, ses bras qui me serraient me faisaient du bien. C’était bien notre amitié, ça. Elle ne savait même pas ce qui me troublait et elle ne m’en voulait pas. Elle me consolait et advienne que pourra. Si seulement je trouvais le courage de lui dire que c’est elle que j’avais trahie ! C’est certain qu’elle allait me repousser, que j’allais m’écraser sur le sol et que je n’allais plus pouvoir bouger. C’était affreux, d’éparpiller les confidences ainsi. À l’ennemi, même. Et pourtant, elle était si généreuse.

Ce n’est que lorsqu’elle toucha ma joue que je me rendis compte que je devais lui faire mal. Sans me traiter d’obèse, il fallait dire qu’elle n’était pas bien grosse. Je touchai ma peau, poisseuse, en fronçant les sourcils. L’habitude qu’avait ma copine – mon ex-copine, mon ex-amie qui allait vouloir me tuer – de changer la décoration tous les deux jours me laissait perplexe. Enfin, j’imagine que ça représentait bien son état d’esprit. Ça m’aurait changé les idées, de l’aider à tout refaire. Mais je devais lui parler. Lui expliquer pour quelle raison j’avais gâché sa couette et mon chandail. Mes mains tremblaient tout de même, tant j’avais peur de sa réaction. Enfin, me dis-je en rassemblant mon courage, elle ne pouvait pas être pire qu’Hartwood. Je pris sa main dans la mienne, plongeant dans ses yeux que je voyais brouille tant j’étais sur le point d’éclater en sanglots.


- Je suis allée voir machin, enfin tu sais de qui je parle, l’autre connard ce matin. Enfin, il m’est tombé dessus pendant mon cours et…je l’ai…il a… j’ai…

J’ai quoi ? Je l’ai provoqué ? Il m’a manipulée ? Je l’ai frappé ? J’ai dévoilé tous tes secrets ? Ou le pire, ce qui restait encore à avouer. Elle ne devait plus avoir de sang dans la main tant je la tenais fort. Je décidai de commencer par quelque chose de simple, pour lequel elle me poserait des questions c’était bien évident. Alors elle choisirait de ce que je lui dirais après. Parce que, c’était évident, elle allait vouloir savoir pourquoi on s’était rendus là.

- Je l’ai traité de salaud et je l’ai giflé du plus fort que je pouvais.

Limite, je passais pour une victime comme ça. Tant pis. Elle saurait bien assez tôt à quel point j’étais coupable. Hartwood valait cent fois mieux que moi, sur ce coup-là. La bile remonta à nouveau, son goût amer brûlant ma gorge, mais je fixais Blake d’un air désespéré en attendant son verdict. Elle trouvait qu’il faisait pitié. Elle m’en voudrait déjà de l’avoir frappé, non ?

Je dois dire que je ne pensais absolument pas qu'elle serait dans tous ses états à cause de ça. De lui. De nous. Alice avait bien le droit d'avoir ses propres problèmes aussi, et je pensais que c'était pour cela qu'elle était venue me voir, pour me conter un de ses problèmes pour lequel je pourrais la soutenir et la consoler, et lui rendre ce qu'elle avait fait pour moi dans toute cette histoire. Je me remettais peu à peu, j'essayais de ne plus en parler, y penser et finalement, grâce notamment à Kieran, ça ne marchait pas trop mal. Les cours de lettres étaient toujours insupportables, son regard où se mêlaient colère et tristesse insoutenable, mais en dehors de cela, je m'en sortais tant bien que mal. Déjà, mes cauchemars ralentissaient la cadence. Finalement, c'était dommage que j'aie pris une filière littéraire parce que je devais le supporter six heures par semaine, mais bon, les arts valaient bien ça. Enfin, je crois. Cette pensée fonctionnait moins bien lorsque j'étais face à lui.

Bref, tout ça pour dire que je restai bouche bée lorsqu'elle m'annonça qui l'avait mise dans cet état. Mais pourquoi était-elle allée le voir ? Qu'avaient-ils bien pu se dire ? La tension qu'elle faisait régner dans l'attente était intolérable. Je la pris par les épaules et me mis à la secouer comme un sac.

- Quoi, quoi, quoi ? Dis-moi ce qui s'est passé, Alice ! Qu'est-ce qu'il a fait ?

Oh. Qu'est-ce qu'ELLE avait fait. Oh, bon Dieu. Je la fixai, yeux ronds, bouche ouverte. J'imitais merveilleusement bien la carpe. Ou la truite. je me sentais aussi conne qu'une truite. Ça devait avoir un trop petit cerveau pour comprendre la situation, une truite. Ben moi, je ne comprenais rien du tout. En fait, j'avais presque envie d'éclater de rire. Alice s'obstinait sur cette histoire alors que je passais doucement le cap. C'était totalement illogique. Je me mordis la lèvre. En fait, j'imaginais Alice avoir le culot de gifler Hartwood après l'avoir insulté, et je trouvais cette scène délicieusement agréable. Quoi que.

Pourquoi j'avais envie d'aller m'excuser pour Alice auprès de lui ? Bah, peu importe.

- Seigneur, Alice, mais je peux savoir ce qui t'a pris ? Qu'est-ce qu'il t'a dit pour te pousser à faire une chose pareille ?

Je ne lui en voulais pas, pas encore. Après tout, elle me défendait, c'était légitime de sa part, néanmoins, je me sentais gênée vis-à-vis de lui. Oh ! C'était lui qui avait commencé, hein !

Elle imaginait que c’était moi qui avais souffert. En fait, oui. J’avais très mal, mais c’étaient les remords qui causaient cette souffrance. Ça me tuait complètement de l’intérieur. D’accord, Liam Hartwood avait le méchant rôle. Il était celui qu’on pouvait accuser à tords et à travers, mais dans la présente situation il n’était pas du tout à blâmer. Il n’avait rien demandé. C’était moi la fautive, la seule et unique fautive. J’avais beau me répéter qu’il y avait un truc, que ce pédophile était un genre d’hypnotiseur, je savais très bien que tout ça, c’était de ma faute.

Je ne savais pas ce qui était le pire. Ce que j’avais fait, l’envie de rire manifeste de Blake ou son air de compassion totalement faussé par les ridules de ses lèvres. J’aurais ri de la situation, moi aussi, si j’avais été à sa place. Malheureusement, je n’avais pas du tout le cœur à rire. Je m’efforçais de trouver la bonne façon de tout déballer, mais il semblait qu’une atrocité en reste une peu importe. La guerre, c’est la guerre. Qu’on la nomme massacre ou mission de protection du territoire.

- Il n’a rien dit Blake… c’est ça le pire. C’est moi. C’est de ma faute, entièrement.

Mes mains serraient tellement les siennes qu’elle ne devait plus avoir de sang qui s’y rendait. Je m’en fichais un peu, je devais l’avouer. Je regardais obstinément ses yeux. Je voulais voir précisément le moment où elle se mettrait à me détester. Graver cette seconde dans ma tête. Chaque millième de son amitié comptait pour moi et je ne m’en rendais compte qu’au moment où j’allais finalement la perdre. Je pourrais me faire changer d’école. Aller au privé, par exemple. Ou retourner en France, là où j’aurais dû rester et ne pas mettre la merde partout, tiens !

- Je suis sortie de mon cours d’Anglais. Il m’a trouvée pendant que je laissais ma rage filer…enfin. Il m’a traitée d’hypocrite, je l’ai mal pris. Et j’ai dit la vérité. Ça ne lui faisait rien, il me riait au visage alors que j’avais si mal! Alors je l’ai giflé. Mais Blake…

Les larmes coulaient définitivement, mon nez aussi peut-être. Quelle importance des larmes contre une meilleure amie ?

- Je lui ai tout dit ! Toutes tes confidences, tous tes secrets. Et qu’est-ce que ça pouvait faire qu’il n’y porte pas attention ? Je lui ai tout dit ! Tout ce que tu m’avais dit, toutes tes souffrances. Je suis la pire amie du monde !

Mes yeux quittèrent les siens, je me levai du lit sans attendre de réponse. Ma manche essuya mon visage. Laurys ne pourrait pas dire que je n’avais pas tout fait pour son amitié. Hartwood n’aurait jamais rien dit, j’en étais convaincue. Blake n’aurait pas su. Mais je lui avais dit, je ne pouvais pas lui cacher ça.

- Je m’excuse Blake. Je m’en vais, tu ne me subiras plus jamais. C’est une promesse que je ne briserai pas, cette fois. Je suis…excuse moi.


J’avais la main sur la poignée lorsque je me suis retournée.

Je ne comprenais rien. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait eu un énième affrontement. Surtout, je ne comprenais pas ce qui avait bien pu mettre mon Alice dans cet état. Et elle n'avait pas l'air d'être totalement détruite à cause de quelque chose qu'il aurait dit ou fait. Visiblement, là, c'était l'inverse. Mais enfin, depuis quand ma meilleure amie s'en voulait-elle de me défendre ? Là, j'avais envie de lui dire que ça n'avait pas été tellement la peine. mais je me taisais parce que ça me touchait. Amitié indéfectible et indestructible. Ce qui me blessait, c'est que je n'avais toujours pas eu l'occasion de lui rendre la pareille. Elle avait fait tellement de sacrifices pour moi alors que je ne lui avais rien donné en échange ! Mes baisers, ce n'était pas grand-chose, et c'était trop normal pour être un réel remerciement.

La colère contracta mes traits alors qu'elle me disait son indifférence. Son ignorance, sa moquerie, son ironie. Combien de fois j'avais rêvé de lui arracher cette expression du visage, de le lacérer de mes ongles pour qu'il cesse de me regarder avec cet air narquois ! J'exécrais ce comportement, je le maudissais chaque seconde où il l'endossait. Tout de suite, je ne pouvais plus m'interroger sur le pourquoi du comment de la situation. Comment pouvait-elle réagir autrement ? On ne pouvait plus qu'utiliser la violence physique quand les mots glissaient sur lui comme de l'eau sur une toile cirée. Il avait le don de nous faire craquer. Le pire était sans doute que les coups étaient parfaitement sans effet également. Aucun moyen de l'atteindre

Quoique, moi aussi je l'avais fait craquer après tout. Une fois, une seule. Je l'avais trop bien payé pour oser recommencer, même si j'étais sans doute la seule et unique à avoir ce pouvoir sur lui. Je m'en serais bien passée, finalement ! Je ne voulais pas avoir le moindre rapport avec lui. Ça faisait trop mal de savoir ce que je lui infligeais. Pourquoi moi ?

Je lui fourrai un mouchoir sur le nez, désolée. Je ne comprenais pas pourquoi elle s'en voulait à elle.

- Alice, franchement, c'est pas la fin du monde... C'est à lui qu'il faut en vouloir, pas à toi ! Pourquoi tu te mets dans cet état ?

Parce qu'elle lui avait tout dit.

Je restai pétrifiée, regardant le vide soudain devant moi alors qu'elle s'était levée, comme frappée par la foudre. Elle lui avait tout dit. Elle lui avait dit que je ne supportais plus la situation. Elle lui avait dit que je ne pouvais plus voir la souffrance dans ses yeux. Elle lui avait dit que moi aussi, j'en souffrais. Elle lui avait peut-être même avoué que je ne parvenais plus à le haïr autant qu'avant. Ou alors, il aurait deviné. Ça allait être vingt fois pire, maintenant. Cent fois, mille fois.

- Pourquoi tu as fait ça ? fis-je d'une voix brisée, sans même tourner la tête vers elle, sans même savoir si elle était partie ou pas.

Je n'avais pas la force de me mettre en colère. je n'avais pas plus le courage de la rassurer. Je voulais être lâche et tout oublier. J'en avais marre de me battre, et je ne pensais pas qu'Alice me forcerait un jour à faire preuve de courage dans cette histoire. Est-ce qu'elle n'était pas censée être là pour que je puisse me vautrer dans la lâcheté, la laissant agir à ma place ? Jusque là, elle avait eu tout bon. Et elle venait de faire la plus grave erreur de sa vie.

Je n’étais même pas certaine d’avoir entendu sa voix. Peut-être que je voulais juste l’entendre, pour me rassurer, pour me dire que je n’avais pas gâché une amitié comme celle-là aussi facilement. Elle était faible, enrouée. Quand je me tournai vers elle, elle ne me regardait même pas. Elle avait l’air hébétée, je la comprenais parfaitement. J’avais livré des secrets qui n’étaient pas les miens. Des secrets qu’elle ne voulait surtout pas révéler, qu’elle m’avait avoué à mots couverts. Parce que j’étais sa meilleure amie. Pas un foutu connard qui rêvait d’elle, merde.

- Je…je ne sais pas Blake.

Crois-moi, pitié. Je n’avais aucune idée de la manière dont j’avais résolu de lui déballer tout ça. C’était vraiment étrange. D’une certaine façon, j’aurais aimé pouvoir dire qu’il m’avait manipulée. Blake m’aurait cru, elle le connaissait assez pour ça. C’était vrai qu’il savait jouer avec les mots, qu’il pouvait se montrer très persuasif. Je ne voulais pas lui mentir comme ça, par contre. Parce que lui, il avait voulu partir. Je l’avais rappelé. Je l’avais obligé. Et je m’étais convaincue toute seule de lui parler de ma meilleure amie, espérant un meilleur avenir pour elle.

- Je te vois souffrir, tous les jours un peu plus. Peut-être que je voulais qu’il comprenne qu’il n’était pas tout seul. J’imaginais peut-être qu’il allait se reprendre. Les choses que les adultes font, normalement.

Qu’il semblait incapable de faire. Parfois, j’avais l’impression que j’étais la plus responsable des trois. Entre Blake qui ne prenait rien en mains et le professeur qui donnait l’impression de bouder parce qu’elle ne l’aimait pas comme il l’aimait. Un mioche à qui on retire son jouet préféré. Mais il avait au moins eu raison sur une chose : ce n’était pas à moi de dire ça. Consoler ma copine tous les jours ne me laissait pas le droit de dire tout ce qu’elle me disait : encore moins ce qu’elle avait eu du mal à m’avouer à moi, la seule personne sur qui elle se reposait.

- Je ne veux pas te mentir, Blake. Tu ne l’aurais probablement jamais su si je ne te l’avais pas dit. Mais je n’arrivais pas à te le cacher. Sur le moment, j’avais l’impression d’agir pour ton bien. Maintenant je ne sais plus.

Je referme la porte, je reviens vers le lit, m’agenouille maladroitement face à elle, même si elle fixe toujours son mur. J’attrape sa main de nouveau, la presse dans l’attente qu’elle la presse également. Je préfèrerais qu’elle me hurle dessus. Pas qu’elle joue au zombie. Je voulais qu’elle m’engueule, qu’elle me pardonne, qu’elle fasse n’importe quoi. Ma voix est brisée, presque inaudible.

- Blake, je suis désolée…tellement désolée…

J'étais restée sonnée, abasourdie, pendant toutes ses explications. Je l'entendais mettre une pointe de sarcasme à son sujet - on ne pouvait jamais s'en empêcher. Même dans une discussion sérieuse comme celle-ci, l'on réussissait à se moquer de lui, le rabaisser. Mais ça ne me remontait plus le moral. Oui, ça pouvait paraître immature. Mais elle ne l'avait pas vu comme je l'avais vu : elle ne pouvait pas comprendre qu'il ne pouvait pas se reprendre aussi facilement. Je le voulais, de toute mes forces, je le maudissais pour en être incapable. Mais j'avais au moins conscience de pourquoi il ne le pouvait pas, et je le comprenais... Pourquoi Alice ne le voyait-elle pas ? Ne percevait-elle d'habitude pas tout ce qui nous entourait exactement comme moi ? Il ne pouvait pas passer outre. Ou alors, il était vraiment insensible, comme je l'avais cru pendant deux ans.

Ce furent ses excuses qui me firent enfin réagir.

- Tu peux être désolée. Comment ne comprends-tu pas ce que ça implique ?

Je me levai et me mis soudain à tourner en rond comme un lion en cage. Je n'étais même pas blessée pour les raisons qu'elle pensait. Je me moquais, finalement, qu'elle ait révélé quelque chose d'aussi secret, ce n'était pas ça qui m'inquiétait. C'étaient les conséquences, dont elle n'avait pas la plus petite idée, dont elle ne pouvait avoir idée, parce qu'elle n'était pas à ma place. J'en étais bien heureuse pour elle, d'ailleurs. Je croyais qu'elle se rendait compte de ce que c'était, qu'elle me comprenait, mais peut-être que non en fait. Peut-être que nous n'étions pas si unies que nous l'avions cru. Cela me blessait, cela aussi. Que son acte me fasse réaliser que nous n'étions pas si semblables...

- Ça va être pire maintenant ! Il va savoir que j'en souffre aussi. Il va voir que je ne m'en fiche pas ! Que je ne le déteste plus ! Et du coup, il va encore plus en souffrir parce qu'il saura que ça me blesse qu'il soit comme ça... Et parce qu'il va savoir que la barrière n'est plus aussi grande et... et...

Je m'embrouillais dans mes explications, je ne savais plus ce que je disais. Tout ce que je savais, c'est que dans ses bonnes intentions, Alice n'avait fait qu'aggraver la situation, alors même que je commençais à me sentir mieux. Je me rassis face à elle, repris sa main, la serrai à l'en broyer, et posai mon regard éperdu sur son visage.

- Ça va aller, hein ? Dis-moi que ça va aller, s'il te plaît...

Je ne lui en voulais même pas. C'était de sa faute, peut-être... Mais c'était ma meilleure amie. J'avais besoin d'elle, j'avais toujours eu besoin d'elle. De son soutien indéfectible, de sa loyauté de toujours. Elle avait fait une erreur. Mais elle pensait sincèrement agir pour mon bien... J'aimais trop Alice pour la rejeter seulement à cause de ça. Et étant donné ma rancune tenace, c'était un sacré exploit qu'elle avait réussi là. Mais c'était Alice... Alice était capable de tout.

Que pouvais-je faire de plus ? Hartwood n’aurait jamais rien dit, j’en étais convaincue. J’avais été plus qu’honnête avec Blake, parce que j’aurais pu laisser couler sans qu’elle n’en sache rien. Je lui avais tout dit, j’avais présenté mes excuses, deux fois plutôt qu’une. Alors j’attendais, dans un silence seulement ponctué par mes reniflements pathétiques, par le souffle rapide de Blake, par mon impatience de voir la clémence dans ses yeux. Il n’y en avait pas. Il y avait le désespoir, la colère, l’anxiété. Mais pas de pardon, toujours pas. Était-ce parce qu’elle considérait qu’il n’y avait rien à pardonner ? Ou que justement, elle n’allait pas pardonner. Ce qui me semblait bien plus probable. Ses paroles me touchèrent, me blessant.

- J’essaie ! J’essaie et tu le sais très bien !

Sauf qu’elle devait comprendre elle aussi que c’était difficile pour moi. Elle, elle le voyait. Pas moi. Je ne voyais pas la souffrance de notre enseignant, seulement celle de Blake. C’était elle que je désirais protéger, Blake, ma belle, mon amie, ma copine, ma petite sœur. La seule qui comptait vraiment. Je la regardais se mouvoir dans la chambre, aussi agitée qu’un homme qui attendait sa sentence de mort. Je m’en voulais, oui, mais je devais me répéter que je n’avais pas voulu lui faire de mal. J’en avais fait, mais je ne l’avais pas voulu. Je n’étais pas méchante, pas coupable – homicide involontaire de la joie de ma meilleure amie.

- Ou peut-être qu’il va comprendre…qu’il va essayer de faire mieux pour ne pas te blesser davantage…tu ne sais pas encore.

Même si j’y croyais très peu. À mes yeux, c’était un égoïste qui ne pensait qu’à lui et au diable le bonheur des autres. Si ça n’avait pas été le cas, il aurait été assez responsable pour ne pas entrainer Blake dans ses filets. Il l’aurait laissée tranquille, il aurait déménagé, il l’aurait oublié. On oubliait tous, non ? Les amours étaient éphémères, les gens si volatiles. Quelques années, du bonheur arraché et on fuyait, on recommençait. Blake partirait du lycée dans quelques semaines à peine. Quelques semaines et il ne l’aurait plus vue, il l’aurait forcément oubliée. Néanmoins, si Blake voulait que je ne parle plus de lui, je n’en parlerais plus. J’attrapai sa main, la serrant aussi fort qu’elle me serait, et de ma main libre j’écartai les mèches folles qui balayaient son visage, essuyai les larmes qui coulaient de ses yeux.

- Je te le promets. Tout va bien aller.

J’étais déjà heureuse qu’elle s’accroche ainsi à moi. Elle m’avait pardonnée. Tout allait être bien…tant que lui ne serait pas dans les parages, tant que je n’aurais pas à baisser le regard, trop intimidée par ce regard de glace, tant que Blake ne se fondrait pas dans mes bras par peur. Si faible, si forte. Qui étions-nous vraiment ? Il était une chose dont j’étais certaine : les petits jeux de Liam Hartwood commençaient à m’énever.