Dernière tentative [PV Iago, Liam]

La pluie diluvienne s'était abattue proprement sur Londres d'un seul coup, exactement cinq minutes avant la fin des cours. On aurait presque pu entendre distinctement le gémissement simultané des trois mille élèves du lycée. Je faisais partie du lot, j'habitais à une bonne demi-heure de marche et je rentrais toujours à pied. Moi qui avais toujours besoin de me défouler, j'adorais marcher et on n'avait pas dépensé d'argent inutile pour un abonnement quelconque aux transports en commun. Et de fait, j'adorais marcher, mais pas au point de batifoler sous une pluie largement équivalente à une bonne douche. J'eus une vague pensée pour mes cahiers qui allaient se transformer en bouillie dans mon sac de tissu absolument pas imperméable.

Un grognement général courait sur toutes les bouches alors qu'un embouteillage se formait aux portes, chacun mettant des heures avant de se décider à courir sous la pluie. Le vent formait des vagues sur la cour goudronnée, et je me maudis pour avoir mis une jupe, des collants et des ballerines. Merde, il faisait beau, ce matin ! Je mis mon sac sur mon dos, enfilai ma veste par-dessus dans une tentative dérisoire de protection, pris une grande inspiration lorsque mon tour arriva dans la cohue qui régnait, et me mis à courir. La pluie fouettait mon visage et je fus trempée comme une soupe de la tête aux pieds en un temps record. Je n'étais qu'une brindille contre le vent, j'arrivais à peine à marcher. Je renonçai cent mètres après le lycée, en m'engouffrant dans le premier café que je dénichai.

Il était bondé. Quelques habitués, mais la plupart étaient venus ici pour s'abriter de la pluie, comme moi, tentant désespérément de sécher leurs affaires sans réellement y arriver. L'atmosphère était étouffante et pas beaucoup plus sèche que dehors, mais au moins je ne mourais pas de froid ici. J'allai m'attabler au bar, laissant tomber aux pieds de mon tabouret ma veste totalement inutile et mon sac par terre, me recroquevillant sur moi, toute frissonnante. Je tombai sur mon reflet dans le miroir du fond et fis la grimace devant mon air de bébé. Mes cheveux plaqués par la pluie arrondissaient encore davantage ma figure de gosse, je ne supportais pas ça. Je tentai vaguement de les ébouriffer pour leur redonner du volume et affiner mon visage, mais cela ne servit à rien. Sauf qu'en plus d'avoir l'air d'une gamine, j'avais l'air d'une gamine décoiffée.

La porte s'ouvrit et une rafale de vent m'assaillit. Je me retournai pour fusiller du regard celui qui m'avait un peu plus transformé en glaçon, pour me heurter à Hartwood. Oh, seigneur. Voilà que je me retrouvais coincée avec lui - et une cinquantaine d'autres personne, relax, Blake ! A peine l'avais-je reconnu que je m'étais déjà retournée, priant pour qu'il ne m'ait pas remarquée. J'espérais qu'il ne viendrait pas me parler. Certainement pas, mais avec quelqu'un d'aussi tordu que lui, on ne savait jamais. Dans un élan désespéré pour lui échapper - alors que je ne savais même pas s'il m'avait vue - j'adressai la parole à la personne placée à côté de moi sans même regarder sa tête en sortant la première imbécillité qui me vint à l'esprit.

- Hé, je n'ai pas de monnaie. Vous voulez bien me payer un café s'il vous plaît ?

Ah nan, c'était pas du tout DU TOUT une bonne idée, ça, ils ne vendaient pas de déca ici ! J'allais être plus excitée qu'une pile électrique, ça allait donner ce soir à la maison. Youhouh ! Je fusillai le reflet de Hartwood du regard.

Londres et ses averses. Londres et son ciel gris. M'y ferais-je jamais? Je n'étais pas un adepte de la pluie à vrai dire. J'aimais l'obscurité, qui avait son charme, comme les belles journées ensoleillées. Mais la pluie... C'était déprimant et cela avait tendance à me rendre mélancolique. J'avais trouvé refuge dans un petit bar, bourré de jeunes étudiants. Ou lycéens. Je ne dénotais pas dans cette atmosphère. Jean, polo, une veste trempée... Mes cheveux bruns, mi longs, avaient eux aussi souffert de la pluie, pas longtemps cela dit. C'était idiot d'être immortel, d'avoir des pouvoirs et d'être aussi pitoyable que les humains dés qu'il y avait une averse. Enfin, tant pis. Je n'avais pas pensé à prendre un parapluie, grave erreur en Angleterre.

J'allais m'accouder au bar, me frayant un chemin parmi la foule qui commençait à grossir. Je n'avais pas été le seul à me faire prendre par surprise... Je jetai un coup d'œil aux jeunes filles en jupe et aux petites chaussures printanières trempées. Avant de délaisser toutes ces gamines pour commander un café. C'était davantage un temps à boire quelque chose qui réchauffe. Ironique quand on savait que je maîtrisais les flammes... Un don que je n'utilisais qu'en dernier recours, mieux valait garder ses atouts dans sa manche.

Une jeune fille vint s'asseoir à côté de moi. C'était assez rare, les filles allaient assez peu souvent vers le bar, préférant les tables. Sauf qu'aucune ne semblait libre. Je lui jetai un coup d'œil par le truchement de la glace, avant de m'en désintéresser... Jusqu'à ce qu'elle m'adresse la parole, avec une audace qui me fit sourire. Ah les femmes de maintenant... Si effrontées, si déterminées... Plus de complexes, plus de retenue. Et j'adorais ce culot. Elle était trempée également et habillée trop légèrement pour cette pluie. Surprise elle aussi. Et jeune. Trop jeune pour autre chose qu'un café ou une limonade.

- "Tu as un sacré culot."

J'arborais un petit sourire en coin, faisant signe au barman.

- "Mais c'est demandé si gentiment."

Elle avait fixé la glace, d'un regard noir. Et étrangement fixe. Elle regardait quelqu'un, comme je l'avais fait plutôt.

- "Je ne sais pas ce que t'a fait ce miroir pour mériter de se faire ainsi fusiller du regard..."

Ma voix était amusée. Grave et un brin envoûtante. J'avais bien du mal à laisser de côté ma nature séductrice, même avec une gamine. Gamine qui n'était pas loin d'être une femme au demeurant. Le barman arriva alors et je laissais la demoiselle commander son café, curieux. Cela me sortait un peu de l'ordinaire. Même si la présence de cette ange fourbe aux basques de Ciel suffisait à pimenter mon quotidien.

[Tu m'excuses, c'est naze xD]

Un petit rire nerveux m'échappa lorsqu'il me répondit. Je ne m'étais même pas rendue compte de l'insolence de ma question, aborder ainsi un inconnu pour lui demander de l'argent - même si c'était pour un misérable café. Je fus soulagée toutefois quand il accepta. Ça ne pourrait me faire que du bien. J'étais frigorifiée, trempée, et la surchauffe de la salle n'était en rien agréable, trop pleine d'humidité. Un bon café, voilà qui me réchaufferait efficacement. Je me fouettai mentalement, m'efforçant de faire cesser ma tremblote. Et à la question qui suivit, je levai un regard qui était sans doute quelque peu paniqué sur lui. Aussi bizarre que ça puisse paraître, je ne voulais pas que l'on sache ce qui me liait à Hartwood. Tout avait été beaucoup trop loin, son baiser à lui, celui d'Alice, notre provocation puérile, je le savais - n'empêche que sur le coup, ça m'avait fait du bien. Je voulais réussir à occulter tout ça.

J'aurais pu lui dire la vérité adoucie sur les bords (voire carrément un mensonge par omission en fait quand on y réfléchissait, mais bref, un prof que je n'aime pas et puis basta) mais je venais de voir le visage de mon interlocuteur. Et là, même moi, qui n'étais pourtant pas la première à me soucier de la beauté des mecs qui m'entouraient, je n'avais pu m'empêcher d'avoir un léger choc. Il était vraiment beau, le type même du beau brun ténébreux qui vient vous chercher sur son cheval blanc. Et je n'avais aucun grief contre lui qui faussait mon jugement, aussi décidai-je de poursuivre la conversation. Ça m'occuperait jusqu'à la fin de l'averse de toute façon - si ce déluge se terminait avant quarante jours et quarante nuits.

- Je n'aime pas les miroirs. Surtout lorsqu'ils me montrent sous mon pire jour.

Je secouai ma chevelure trempée d'un air déprimé. Irrécupérable. Avec un soupir, j'enserrai la tasse brûlante qu'on venait de m'apporter de mes mains, réchauffant mes paumes à son contact, puis je bus une gorgée de café sans prendre le temps d'attendre, me brûlant la langue au passage.

- Sinon, vous faites quoi dans la vie, à part offrir des cafés aux adolescentes surprises par l'orage ?

C'était une entrée en matière pitoyable, mais je m'en foutais, c'était juste histoire de passer le temps.

[Je n'excuse plus, je tue]

Audacieuse, certes, mais gênée que je lui fasse remarquer. Intéressant. Sans doute m'avait-elle abordé sur un coup de tête. Et ne s'était-elle pas attendu à ce que je la rembarre. Même si, en définitive, j'acceptai galamment de lui offrir son café. Cependant, j'avais une longue expérience d'observation des comportements humains et sa façon de foudroyer le miroir du regard ne m'échappa pas. Sans doute apercevait-elle le reflet de quelqu'un qu'elle n'appréciait pas. Il y avait tant de monde qu'il était impossible d'en être certain et le cas échéant de savoir qui. Je vis son regard quelque peu paniqué se lever sur moi alors que je lui posais la question. J'aurais presque pu voir les rouages de son cerveau se mettre à fonctionner. Et sa réponse vint, me faisant sourire. Je cessais de la regarder pour observer son reflet, une expression pensive affichée sur mes traits.

- "Les miroirs sont rarement flatteurs et montrent nos reflets nantis des pires défauts. Le regard des autres est souvent plus juste."

C'était surement facile pour moi de dire cela. Même trempé, je conservais une certaine classe, un certain charisme, mais je n'étais pas à égalité avec tous ces mortels. Je la regardais donc de nouveau, de mes yeux noirs, appréciateur. Elle était assez jolie. Pas d'une beauté foudroyante, c'était certain. Je ne me serais pas retourné sur elle dans la rue, rien de remarquable, mais vraiment pas désagréable à regarder.

- "Tu es bien sévère avec toi même. Ton reflet ne mérite surement pas un tel regard meurtrier..."

Croyais-je à son mensonge? Non. Il n'était pas assez naturel, il avait mit trop de temps à venir et son expression paniquée l'avait trahi. Mais soit, qu'elle mente, je n'en avais cure.

- "Offrir des cafés aux adolescentes culottées surprises par l'orage, nuance."

Sinon, je ne l'aurais jamais abordé et je serais resté dans mon coin, à observer cette masse grouillante à la vie si éphémère.

- "Je suis un jeune héritier oisif. En d'autres termes, je ne fais rien de ma vie, sinon en profiter avec une fortune assez confortable."

Ce qui était l'exact vérité. Enfin, presque. Je n'étais pas jeune, ni un héritier. Cette fortune était la mienne, amassée au fil des siècles. Quelques judicieux investissements et placements et le temps avait fait le reste. Je ne travaillais pas, mais je surveillais les fluctuations du marché et plaçai mon argent. J'avais un don pour cela.

- "Un café ne me ruinera donc pas."

J'esquissai un sourire, avant de demander d'une voix de velours :

- "Puis-je quand même savoir avec qui je discute?"

[Fidèle à ta nature de démon hein >.<]

Le regard des autres, hein ? De nouveau je contemplai Hartwood dans le miroir. Comment me voyais-je dans son regard, avec tout ce qui s'était passé ? Étais-je une petite peste arrogante, une adolescente trop sûre d'elle, ou simplement une élève parmi tant d'autres ? Non, je ne savais pas trop ce qui se passait, mais ce qui était certain, c'est que plus jamais je ne serais juste une élève, comme il ne pouvait plus être simplement mon professeur. Et ça, ça m'énervait prodigieusement. J'aurais mieux fait de penser à quoi je ressemblais pour Alice, tiens. Là, c'était simple, clair, évident. Allez, arrête de penser à lui, Blake, c'est pas de sa faute non plus si vous êtes entrés tous les deux dans un café à deux pas du lycée ! Étonnant que je fusse si charitable malgré ma mauvaise humeur.

- Peut-être. Peu importe. Au fond, je m'en moque.

Un sourire retroussa mes lèvres. J'étais franchement amusée, peut-être à cause de ces mots que j'avais entendus tellement de fois. Moi, culottée ? Jamais de la vie ! Un infime soupir d'envie traversa mes lèvres lorsqu'il m'apprit comment ils vivaient. Je fus tentée de sortir une remarque cynique mais je me contins. Je risquais de devenir impolie si je me laissais aller à critiquer, même en plaisantant, ceux qui vivaient richement sans avoir besoin de travailler - en somme, l'inverse exact de ma mère. Aussi me contentai-je d'une réponse neutre et plate.

- Il y en a qui ont de la chance.

Tu es d'une crédibilité, ma petite ! Un rire nerveux me secoua. Ça allait mieux, assise au chaud avec un bon café entre les mains à discuter avec un bel inconnu, néanmoins je n'arrivais pas à me détendre totalement. Sa présence, même avec une bonne dizaine de personnes entre lui et moi, me crispait nécessairement. Allez, stop, concentre-toi sur ton interlocuteur. Osef des imbéciles de profs !

- Blake. Élève au lycée d'à côté, qui a préféré s'arrêter ici plutôt que de rentrer à pied jusque chez elle par ce temps. Rien de bien palpitant en somme. Et comment puis-je vous appeler ?

Quel mensonge peu crédible. Cette petite allait devoir faire de sacrés efforts pour se montrer un peu plus convaincante quand elle proférait des mensonges. A trop évoluer dans les ténèbres, j'avais fini par adopter un comportement de duplicité. Quelle ironie quand j'avais accusé cette ange de ne jamais dire de vérités. Je ne valais guère mieux. Mais les notions de bien et de mal étaient si abstraites... Il n'y avait guère que le pouvoir. Un pouvoir que Dieu convoitait et que Satan voulait empêcher. Voilà pourquoi nous étions là, dans cette guerre ridicule. Je n'étais ni le bien, ni le mal. Même si je réprouvais certaines pratiques. Mais n'étais-je pas déjà un monstre d'avoir osé volé l'âme d'un enfant? Myriam n'avait pas été d'accord avec cela. Sa moralité était plus irréprochable que la mienne.

Je me permis de la corriger quand elle me demanda ce que je faisais dans la vie hormis payer des cafés à de jeunes adolescentes fuyant la pluie. Ma remarque sembla l'amuser, amenant un sourire sur ses lèvres. Cela ne devait pas être la première fois qu'on lui disait ces mots. J'aimais son effronterie. J'aimais la modernité des femmes de maintenant. j'avais assisté à leur évolution et je ne pouvais que m'en féliciter. J'étais arrogant et hautain, mais pas macho. J'aimais que mes interlocuteurs aient du répondant. Surtout les femmes. Les relations n'en étaient que plus intéressantes.

Je lui fis part alors de mon mode de vie et un discret soupir s'échappa de ses lèvres. Je la regardais par le truchement du miroir, remarquant peut-être, un brin de désapprobation. Sa réponse, dite d'une voix monocorde et peu convaincante finit de me conforter dans le fait qu'elle n'approuvait pas cette oisiveté. Voilà, j'étais un gosse de riche pourri gâté, qui n'avait aucune valeur de l'argent et du dur labeur. Sans doute habitué à claquer des doigts et à obtenir ce qu'il voulait. Quels vilains préjugés.

- "J'en conviens. Mais la chance se provoque."

Sur ce commentaire énigmatique, je me tus, me contentant de sourire en coin, l'air mystérieux. Cette aisance, je l'avais gagnée. Je n'étais pas né avec. Surement pas. J'avais été un guerrier nomade, sans autre fortune que son armure, ses armes et son cheval. C'était amusant de regarder en arrière et de voir la distance parcourue entre le rustre cavalier et le lettré dandy d'aujourd'hui. Je sentais sa nervosité. Sa façon de regarder sans cesse dans ce miroir. Je lui demandais alors son nom et elle m'en livra davantage. Lycéenne dans le bahut d'à côté, ayant trouvé refuge ici. Blake...

- "Et oui, le soleil de ce matin nous a tous trompé."

Personne n'avait songé au parapluie. Pourtant, les anglais de naissance auraient du se douter de quelque chose non? Je n'étais pas ici depuis assez longtemps pour connaître les variations de climat.

- "Iago."

Je m'étais présenté le plus simplement du monde. Pas de nom de famille, pas de phrases pompeuses. J'étais curieux de sa réaction. Mon prénom, (ou du moins celui que j'avais choisi), n'était pas banal.

Je ne réagis pas à sa réponse. La chance se provoque... S'il était un héritier, il n'avait pas eu grand-chose à provoquer, juste à naître dans la bonne famille, et on ne choisit pas ses parents, j'étais très bien placée pour le savoir. Néanmoins, je m'en voulus un peu, j'avais compris qu'il avait senti ma désapprobation. Enfin, il n'en avait pas l'air spécialement vexé au moins. Est-ce que je saurais provoquer ma chance ? Mes aptitudes se situaient dans des domaines où il fallait savoir être culotté, justement. L'art, le dessin, la danse, le théâtre. Parlant de théâtre... Son prénom éveilla un écho grandissant en moi.

- Iago ? Rien que ça ? Ce n'est pas courant comme prénom.

Iago était l'un de mes personnages favoris. Délicieusement manipulateur, avec une personnalité complexe et insaisissable, le genre de rôle qui nous fait regretter d'être une fille. Othello était l'une des œuvres de Shakespeare que je préférais, et que j'aurais adoré interpréter. Rien qu'à cette pensée, je m'animais déjà. Trop passionnée, toujours trop passionnée, n'était-ce pas ce qu'on me reprochait, lui en particulier ?

- Eh bien, j'espère que vous n'avez pas les caractéristiques associées à ce rôle ! Autrement, je m'enfuis tout de suite. Oh quoique. Vous ne trouvez pas que le Iago de Shakespeare est absolument fascinant ? Ce doit être très édifiant de discuter avec lui !

Je fis une grimace amusée.

- Il faut juste ne pas se faire prendre dans ses filets. Et ça, ce n'est pas gagné. Surtout pour une pauvre jeune fille innocente comme moi. Même si elle est culottée !

Arrête, ma fille, il a dû en entendre des vertes et des pas mûres sur son prénom, ne le gonfle pas avec ça ! Mais c'était plus fort que moi, je m'étais laissé emporter. Et puis franchement, il n'avait pas essayé de noyer son prénom parmi d'autres informations, il l'avait prononcé simplement, marquant sa singularité, peut-être que cela lui plaisait de voir la réaction des gens. Au fond, je m'en fichais, jamais le qu'en dira-t-on ne m'avait empêché de dire ce que je pensais. Et je pensais que Iago était fascinant, c'était comme ça. Peut-être que sa réincarnation lui ressemblait, peut-être pas, mais ça pouvait devenir amusant !

- "Non en effet, mais je suis quelqu'un de singulier."

Un prénom banal n'aurait pas été à la hauteur de celui que j'étais désormais. Quant à mon vrai nom, il était tombé en désuétude aujourd'hui. Même si une expression du langage courant y faisait encore allusion. Une expression qui m'allait comme un gant et qui venait du temps des roi Parthes. Du temps de ma mortalité. Intéressant n'est-ce pas? Comme cela avait traversé les siècles... J'esquissai un sourire quand elle reprit, s'animant enfin. Je sentais la passion dans sa voix et une certaine érudition pour une fille aussi jeune. Un bon point pour elle. Je me penchais vers elle, l'air énigmatique et un sourire un brin cruel sur les lèvres :

- "Fascinant est le mot."

J'étais en fait, pire que ce personnage, mais je n'allais pas lui avouer n'est-ce pas? Quoique, je pouvais m'amuser un peu après tout. J'étais un démon... Je pouvais impressionner qui je voulais et mon aura avait quelque chose d'intimidant si je le décidais. Je m'amusais donc à en jouer alors que je murmurais à la jeune Blake :

- "Écoute ton propre conseil et prend tes jambes à ton cou... La réalité dépasse parfois la fiction."

Je me reculais légèrement, portant ma tasse de café à mes lèvres, satisfait. Cette petite avait un peu de culture, c'était agréable. Jusqu'à quel point pouvions-nous deviser ainsi?

- "Ma mère pensait sans doute comme toi pour me nommer ainsi... Penses-tu qu'un prénom puisse influencer une destinée Blake?"

Que j'ai pu cherché à égaler l'original, voire à la dépasser? il y avait pourtant bien des différences. Si je saluais l'esprit fourbe et le jeu double du personnage, ainsi que sa ruse, je n'étais en aucun cas jaloux de personne, ni malade d'ambition.

- "Malheureusement, je ne suis ni jaloux de mon Maître, ni avide de pouvoir, désolé de te décevoir."

Et pourtant, j'avais un Maître. Aussi étonnant que cela puisse paraître, je servais quelqu'un. Pour mon bénéfice à la fin, mais cela ne changeait pas la donne. Sauf que je ne jalousais pas Ciel. Il n'était qu'un gamin.

- "Tu as l'air instruite en littérature Blake. C'est si rare chez quelqu'un de ton âge. C'est surprenant. Et agréable."

Je me retins de frissonner lorsqu'il se pencha sur moi, me murmurant quelques mots qui ressemblaient presque à une menace. Je masquai ma gêne le nez dans mon café, avalant une nouvelle gorgée moins brûlante que la première, alors qu'il se redressait et reprenait la parole l'air de rien. Il était devenu inquiétant l'espace de quelques secondes, et puis il était redevenu un gentleman parfait. Drôle de sensation. Mais il en jouait certainement volontairement. Je n'aurais pas aimé me le mettre à dos, quelque chose me disait que malgré toute mon ingéniosité, jamais je ne pourrais gagner contre lui, et ce n'était pas rassurant.

Eh, stop le délire là. C'est juste un inconnu qui t'a gentiment payé un café et que tu ne recroiseras plus jamais. Je réfléchis presque sérieusement à sa question malgré son côté fantasque.

- Je n'y ai jamais pensé. Je ne crois pas. C'est comme les signes astrologiques. Pourquoi tous ceux nés à une même période de l'année devraient tous avoir le même caractère ?

C'était l'un de mes jeux préférés, lire tous les horoscopes trouvables dans les magazines, sur le net, dans les pubs, et choisir le meilleur pour la journée. Parfois cela s'accordait, et parfois toutes les prévisions se contredisaient, ce qui était une source inépuisable d'hilarité entre moi et ma mère, qui m'avait enseigné ce jeu. On s'amuse comme on peut.

- Mais si c'est le cas, je suis mal barrée, ajoutai-je avec un sourire. Destinée à être du côté des ténèbres. Moi qui suis une si gentille petite fille, fis-je en battant des cils d'un air délicieusement innocent - et absolument pas crédible.

Allons bon, je n'étais pas déçue. Je n'avais pas très envie de discuter avec un mégalo. Pour un héritier oisif, si je reprenais ses propres termes, il était plutôt agréable. Ou peut-être étais-ce moi qui avais trop de préjugés, je ne savais pas. Peu importait. J'eus un franc sourire lorsqu'il me dit que rencontrer quelqu'un de mon âge qui s'y connaissait en littérature changeait agréablement. Un vrai sourire de gamine comme moi seule en avais le secret, plus d'expressions narquoises ou moqueuses. J'aimais les compliments de ce genre.

- Je n'ai aucun mérite. C'est juste que je suis du genre euh... surexcitée.

Doux euphémisme.

- Alors quand je fais quelque chose, je le fais à fond. Je ne lis pas, je dévore, et généralement quand je m'intéresse à un auteur je vais lire au moins deux ou trois de ses oeuvres à la suite. Quand j'ai... Quand j'ai failli jouer Roméo et Juliette, j'ai lu plusieurs pièces de Shakespeare. C'est pour ça que je connais bien Othello. C'est ma préférée, je préfère ses tragédies à ses comédies.

Les comédies de Shakespeare m'énervaient, je les trouvais désespérément mièvres, ses tragédies en revanche me fascinaient. Et celle-ci, Othello, j'en étais tombée amoureuse. Tomber amoureuse de personnages, de romans, ah ça oui j'étais très douée ! Parfois je me disais que quelque chose ne tournait pas rond chez moi.

Elle avait du cran. Impressionnée, mais pas au point de reculer. Elle détourna simplement le regard, trouvant sa tasse de café soudainement très intéressante. Allons, à mon âge, s'amuser de faire ainsi peur à une gamine... Je repris mon attitude plus chaleureuse, si bien qu'elle aurait presque pu pensé avoir rêvé cette sensation de menace oppressante. J'avais joué mon vilain tour, j'étais assez fier de moi, c'était terminé, revenons-en à un peu de normalité dans une banale discussion entre un jeune homme aisé et une adolescente lycéenne. Une lycéenne assez branchée littérature, ou du moins, théâtre à ce que je voyais. Je lui posai alors une question étrange, à laquelle elle eut la bonne grâce de répondre.

- "C'est bien vu. Tu ne crois donc pas que les astres puissent définir ce que nous sommes?"

Je penchais légèrement la tête, reprenant avec un sourire :

- "Tous les horoscopes qu'on peut lire ne sont qu'un tissu d'âneries. Mais il a existé de vrais astrologues, peut-être en existe-t-il encore, capables de te cerner à la perfection grâce aux étoiles et à l'influence des planètes. Cependant, je t'accorde que finalement, il suffit d'utiliser les bons termes pour que chaque prédiction colle à presque n'importe qui."

La demoiselle ne croyait donc pas aux choses qui dépassaient sa morne réalité. Quelque part, il était dommage que la crédulité se soit amenuisée. Les gens ne croyaient plus en rien. Juste au pouvoir et à l'argent. Ce qui faisait le pain béni des anges, bien évidemment. Pactiser avec un démon, c'était juste dans les livres, voyons! Pourtant Ciel y avait cru. Parce qu'il était un enfant? Peut-être.

- "On ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve. Mais j'ai effectivement du mal à croire qu'une si... gentille petite fille puisse plonger dans les ténèbres."

J'avais raillé le terme gentille petite fille, reprenant ses mots. Cependant, je nuançais ma réponse :

- "Mais sait-on jamais... Certains sentiments ou certaines influences sont si puissants... La jalousie... La haine... L'orgueil blessé. On fait alors des choses complètement folles."

On pouvait tuer pour un amour éconduit. Par jalousie. J'avais trop arpenté cette terre pour ne pas en avoir conscience. Combien de femmes adorables étaient devenues des meurtrières suite aux mauvais coups de leur mari? Par cupidité? Il ne fallait jurer de rien, la nature humaine était par bien trop versatile. Je la félicitais alors de sa culture et un sourire ravi s'épanouit sur son visage, alors qu'elle me répondait qu'elle était du genre surexcitée. Un sourire moqueur naquit sur mes lèvres :

- "Sans rire."

Elle illustra un peu sa réponse et je la corrigeais :

- "Passionnée serait plus approprié."

Je relevais pourtant un détail :

- "Failli jouer Roméo et Juliette? Aurais-je affaire à une comédienne? Tu devais incarner Juliette?"

Il n'y avais pas 36 rôles féminins dans cette pièce... Les mères, la nourrice, Juliette...

Je dois avouer que j'étais plutôt intéressée par ce qu'il me disait sur les astrologues. Il n'avait pas l'air d'un illuminé, ce qu'il disait devait être sérieux, il connaissait son sujet. Cependant, nous ne prîmes pas le temps de nous étendre sur le sujet - et je n'avais pas envie d'un débat sérieux. Je me sentis de nouveau mal à l'aise, cependant, lorsqu'il m'évoqua les raisons pour lesquelles même la meilleure des femmes pouvait sombrer. Mais cette fois, je n'avais pas l'impression qu'il jouait. Il était sincère. Pouvais-je me transformer en meurtrière par jalousie ? Je ne savais pas trop. Il aurait déjà fallu que je sois capable de démarrer une histoire d'amour sans l'avorter au bout de deux jours.

Mais je me connaissais. Je savais à quel point j'étais rancunière, à quel point mes crises de nerfs pouvaient devenir graves. Au fond, il ne me faudrait pas grand-chose pour basculer. Je ne savais pas me contrôler lorsque j'étais blessée ou que j'entrais dans une fureur noire. Mais enfin, inutile de faire attention à ces paroles de mauvaise augure. C'est bon, je n'allais tuer personne. Je fus soulagée lorsque nous changeâmes de sujet pour nous diriger vers l'une de mes plus grandes passions. Oui, passionnée, c'était le mot, et j'étais contente qu'il l'eût employé.

Trop passionnée, d'après certains que je ne citerai pas, notamment une personne aux yeux de glace se trouvant présentement dans ce café, mais bref. Moi, j'aimais être passionnée, j'aimais m'investir à fond dans ce que je faisais, et je me fichais de ce que les autres en pensaient. Après tout, c'était ça qui m'avait permis de rattraper mon désastreux retard scolaire, et autant quand on me voyait dessiner partout, on râlait, autant quand on me voyait travailler comme une brute, tout de suite, on se taisait ! Bref, peu importe. Cependant, mon enthousiasme retomba comme un soufflé lorsque les souvenirs m'assaillirent de nouveau. J'avais évoqué la pièce sans même m'en rendre compte, et je poussai un petit soupir :

- Oui, j'aurais dû jouer Juliette. Mais on m'a retiré ce rôle sans la moindre raison. Du jour au lendemain, on m'a dit que ce n'était plus possible.

Je serrai les dents, m'efforçant de ne pas puérilement désigner Hartwood en m'écriant comme une gamine « C'est lui là-bas ! » Je haussai les épaules, faisant mine de m'en moquer éperdument, tout en sachant que l'éclat vif de colère dans mes iris verts me trahiraient forcément. Étonnant comme je mentais mal dans la vraie vie lorsque je ne le préméditais pas, alors que je me débrouillais si bien sur scène.

- Soi-disant, justement parce que j'étais trop passionnée. Et c'est un professeur qui m'a embrassée sans prévenir lorsqu'il jouait Roméo avec moi qui m'a dit ça.

Ma voix était devenue glaciale, et les mots m'avaient échappés sans que je les contrôle. Peu importe. Après tout, ce n'était rien de plus que la vérité.

La nature humaine était fascinante, si prévisible... Je parlais en toute connaissance de cause et j'amenais ma jeune interlocutrice à s'interroger sur elle-même. Classique. Tout le monde aurait fait la même chose. Et moi? Si j'étais jalouse, serais-je capable de tuer? Voilà la question que se posait Blake en cet instant. Avec quelques variantes. Je ne connaissais rien de sa vie, de ses amours, de ses expériences passées. Mais la question était implantée dans son cerveau malléable. Réfléchis-y bien petite fille... Presque tout le monde peut se transformer en meurtrier ou en monstre... Même des gens très bien, gentils, serviables...

Nous dérivâmes sur un autre sujet. Le théâtre. Mademoiselle était comédienne. Comédienne en herbe. Et elle avait été déboutée apparemment. Elle devait jouer une pièce. Roméo et Juliette. Un grand classique, évidemment. Mais on l'en avait privé. Je fis jouer ma curiosité. Sincère. Je haussais un sourcil quand elle me donna la raison : trop passionnée... Et son prof l'avait embrassé.

- "Il n'y a pas un début de détournement de mineur là?"

Je souris légèrement, m'approchant de Blake pour demander d'une voix de velours :

- "Quelle scène?"

Et puis, pour la flatter, mais aussi pour voir un peu de quoi elle était capable, je continuai, encourageant :

- "Tu accepterais de me la rejouer? J'ai très envie de juger par moi-même. Personnellement, je pense que la passion est essentielle pour ce genre de rôle... Juliette a aimé à en mourir..."

Nouveau sourire.

- "Je connais la pièce par cœur, je te donnerais la réplique... Enfin, si tu n'as pas peur de te laisser emporter. Ou d'être jugée par un inconnu. Ou de jouer une scène dans un bar bondé."

Moi, la provoquer pour qu'elle accepte? oh non, quelle idée, ce n'était pas mon genre de jouer ainsi de la fierté de gens pour en obtenir ce que je voulais. Blake s'y laisserait-elle prendre? Qu'est-ce que cela lui coûtait après tout? J'étais bon... très bon pour jouer le rôle d'un autre.

- Non, moi j'appelle ça un viol. Dans un détournement de mineur, le mineur est consentant.

Voix sèche, claquante, sans appel. C'était dit, et à un parfait inconnu en plus. Ce n'était pas la même chose que de se confier en larmes à Alice. Mais si je devais être honnête, je m'en foutais totalement. De toute façon, désormais, je me fichais de ce qu'il pourrait se passer. Tout avait été trop loin, qu'importait que d'autres le sachent maintenant ? Au mieux, il n'insisterait pas et laisserait tomber, au pire, je réussirais à l'envoyer en tôle. Oulà, non. Au mieux, je réussissais à l'envoyer en tôle. Ah, ah, ah.

Je frissonnai lorsqu'il se pencha davantage vers moi, me faisant le coup absolument pas cliché de la voix de velours et du sourire ténébreux. Holà, STOP ! Pour qui il se prenait, celui-là ? Je voulais bien discuter. je refusais de me faire draguer ! Je détestais cela, et je détestais les hommes qui se comportaient comme ça. Se servir de ma fierté et de mon amour du théâtre pour ça... Pathétique ! Tu ne m'auras pas comme ça !

Et puis mes yeux ont attrapé un éclat bleu dans le miroir. Son regard. Je n'aurais su dire s'il avait tourné la tête vers moi par hasard à cet instant ou s'il m'observait depuis qu'il était entré, mais cela eut le don de me mettre dans une colère noire. Bien plus que contre mon interlocuteur. Et brusquement, je compris que c'était ma dernière chance de parvenir à faire ce que j'avais tenté avec Alice. Me voir draguer ma meilleure amie, ça ne lui faisait rien. Soit, en même temps c'était plus qu'évident qu'il s'agissait d'un jeu, et que nous avions fait cela exclusivement à son égard. Mais s'il me voyait embrasser un parfait inconnu, et plutôt séduisant en plus, hein ?

Un sourire étira mes lèvres.

- La scène du balcon.

Et la valse des répliques commença. Nous parlions à mi-voix, penchés l'un près de l'autre, toute la force du texte passaient dans nos regards brûlants ancrés l'un à l'autre. Nos visages n'étaient séparés que de quelques centimètres, et en moi montait un détestable mélange de bien-être et de souvenirs à vomir.

Pourtant, ce sont ces souvenirs qui m'ont portée et m'ont fait franchir ces quelques centimètres.

Juste un effleurement.

Mais moi, je n'ai pas reculé. J'ai continué. Mes lèvres se sont posées plus franchement sur celles de Iago. Et je l'ai embrassé, me laissant complètement aller dans ce baiser.

C'est pour toi, Liam Hartwood.

Sarah voulait sortir. Moi pas du tout. Mais pour une fois, je pouvais faire un effort n’est ce pas ? Lui souriant avec un rien de charme, je l’avais aidé a enfiler son blouson et l’avait emmené boire un coup dans un pub du coin. La main au creux de sa chute de reins, on avait un peu déambulé dans les rues avant d’atterrir dans mon café préféré ou l’un d’eux du moins. Au début, je ne l’ai pas vu, vraiment pas. J’essayais coute que coute de n’avoir d’yeux que pour ma compagne même si je la trompais toute les nuits en rêve, même si parfois, son visage se brouillait devant mes yeux tandis que je lui faisais l’amour. L’aimais je ? Sans doute un peu, sinon, je le l’aurais pas laissée entrer dans ma vie, espérais je qu’elle fut un palliatif ? Là, je n’avais que des certitudes, comme tenter de se raccrocher a une normalité qui me fuyait désespérément. Je lui souriais, d’un sourire aussi rare que les aurores boréales, presque naturellement, presque avec amour, mais je savais que ce n’était qu’une pâle copie, trop pâle. Comme elle, Sarah avait la peau blanche, comme elle, Sarah avait une bouche pulpeuse, presque trop mais je ne pouvais pas oublier que ce n’était pas elle.

Lorsque mon regard été passé furtivement, presque indifféremment sur le miroir me faisant face, je cru avoir un choc. Un peu trop sans doute car la main de Sarah se posa sur la mienne.

« Tu te sens bien Liam ? »

J’avais le regard fixé sur le miroir. Non, ce n’était pas une hallucination, pas un fantasme, pas le fruit de mon envie trop forte de la voir ou même de l’entendre. Je déglutit avec difficulté, me forçant a reporter mon attention sur ma compagne. Je lui souris mais tout cela était tellement faux, si faux.

« Oui, ça va. Excuses moi. »
« Tu es sur ? Tu es pâle comme un linge. »
« Cesses de t’inquiéter Sarah, ça va bien. »

Elle eut une moue sceptique mais l’arrivée du serveur la détourna de moi et j’en profitais aussitôt pour lever mes yeux sur le miroir. Elle n’était pas seule. Qui était il ? Je ne le savais pas. Trop vieux, trop adulte pour elle. Comme si je ne l’étais pas moi-même, mais je me maudit de le penser. Je regardais leur lèvres bouger. Que pouvaient ils bien se dire ? Je haïssais l’aura presque indécente qui se dégageait de ce type, trop sulfureux, trop dangereux. Mais je me forçais au calme, commandant presque automatiquement une pression irlandaise, sans même faire attention a ce que demandait Sarah.

Je m’ébrouais, tentant de sortir de cette contemplation morbide qu’était sa présence et ce type, intérieurement, je bouillonnais. Je ne pouvais m’empêcher de les regarder, de la voir sourire comme si la conversation lui plaisait, j’avais envie de la tuer. Je n’avais jamais eut droit a ce sourire, jamais.

Je m’arrachais a sa contemplation, tentant tant bien que mal de comprendre ce que me disait Sarah.

« …Un artiste plutôt doué tu ne trouve pas ? J’adore son petit accent frenchy ! »

Je hochais la tête totalement absent mais elle ne sembla pas s’en rendre compte.

« Il m’a donné des places pour son prochain concert, ça te tente d’y aller ? Je sais que tu aime ça, j’ai pensé que se serait sympa d’y aller tout les deux, on n’a pas souvent l’occasion de sortir ensemble ces derniers temps, tu semble un peu trop perdu dans tes cours.
-Si tu veux. »

A quoi venais je de donner mon acquiescement, impossible de le savoir, mais le sourire de Sarah me dit que j’avais eu la bonne réaction. Je la regardais sans réellement la voir, tout mon être était concentré sur Blake, comme toujours. Elle riait, badinait et mes doigts se crispèrent dangereusement sur mon verre.

J’eus un hoquet et avalait de travers la gorgée de bière que je venais de boire. Elle…Ses lèvres…Sa bouche…un voile rouge tomba sur mes yeux, mon verre se renversa sur la table alors que je me levais brusquement, surprenant Sarah. Elle m’appela mais je ne l’entendais pas, non, je fonçais droit sur ce type, sur elle, sur leur lèvre jointes. Une petite voix me hurlait de me calmer, de rester a ma place, d’oublier, mais je ne voulais pas l’entendre. Je refusais de l’entendre. Impossible. Je bousculais un homme dans ma marche déterminé mais je ne m’excusais même pas n’ayant qu’un but.

Ma main s’abattit sur l’épaule du type, encore collé a sa bouche et je tirais violemment en arrière, le forçant a se retourner, ma main droite était déjà refermée, comme un reflexe que je n’avais pas oublié, j’avais tant de fois frappé que je savais exactement où faire mal, où frapper pour que les os craquent, que la chair éclate et en cette seconde, je voulais sa mort. Le professeur si mesuré, si froid venait littéralement de péter un cable en écrasant son poing sur la face du bellâtre. Je ne m’étais pas retenu et mon passé free figth sembla refaire surface alors même que je souriais, les doigts heurtant violemment ce visage trop beau, trop masculin. Il encaissa, beaucoup trop bien même…

« Recruter des filles mineures dans les bars est passible de 10ans de prison. »

Susurrais je ayant déjà a la main mon portable, prêt a m’en servir. Je n’était pas quelqu’un de sournois, ni même vicieux a la base, mais elle, elle me poussait a mes propres limites, me faisant frôler la frontière de la loi. J’avais parlé assez fort pour attirer l’attention du patron. Le choix était offert, soit il répliquait, auquel cas on allait mettre ce bar a sac, soit il partait avant que le patron ne se charge de téléphoner aux flics.
[i]

Je ne répondis pas quand elle me reprit. Ce n'était pas un détournement de mineure, mais un viol. Voilà des termes bien durs, non? Un baiser, ce n'était pas grand chose... Peut-être qu'elle se montait la tête. Ou bien que son prof avait un faible pour elle, allez savoir. Je n'allais pas rentrer dans la polémique en pinaillant sur le sens des mots. Là n'était pas vraiment le but de la discussion. Les gamines de maintenant étaient si tordues qu'elles prenaient parfois leurs fantasmes pour la réalité. Combien de profs avaient été ainsi accusés de viol, sur simples témoignages? Faux parfois... Blake était peut-être une de ces filles. Ou pas. Je m'en fichais au final.

Je proposais à Blake de rejouer sa petite scène de Roméo et Juliette. Celle qui avait été la cause de ses tourments. Je perçus de la réticence dans son regard, avant que le miroir ne fasse son œuvre et qu'elle change d'avis. Il y avait quelqu'un dans cette salle, quelqu'un qui devait voir ce qui allait se produire, j'en étais persuadé. C'étaient de minimes indices, mais qui bout à bout, me donnaient la certitude absolue que nous avions des spectateurs. Ou au moins un. Son prof? Peut-être...

Toujours est-il qu'elle changea d'avis. Trois coups de bâton et en scène. La scène du balcon. La plus connue. Un jeu d'enfants. Valsent les mots... L'amour de Roméo était mien, son aveuglement pour Juliette... La plus belle femme qu'il ai vu, l'ange de ses pensées... Sacré Roméo, si prompt à s'enflammer. Oublié Rosalie, sa nouvelle muse était Juliette. Je ne lâchai pas Blake du regard, faisant passer toute l'intensité du moment dans mes yeux noirs.

Et bien sûr, cela se solda par un baiser. Qui aurait pu être timide si nous n'étions pas comédiens, n'est-ce pas? Le mien ne fut pas timide, loin de là. Je goûtai ses lèvres avec ravissement. J'avais toujours été amateur de jolies femmes. Même jeunes.

Et puis, il y eut le choc. Beaucoup moins agréable.

Ça faisait une éternité que je ne m'étais pas pris un poing dans la gueule. Et il avait frappé fort ce con. Heureusement que j'étais plus résistant qu'un humain lambda parce qu'il m'aurait envoyé au tapis. Je portai une main à ma mâchoire qu'il avait voulu fracasser. Un mec brun au regard froid, mais animé de haine ou plutôt de jalousie... Plus vieux que moi. Physiquement.

- "On dirait que Roméo se réveille enfin..."

Je jetai un regard à Blake. Non ma belle, je n'étais pas dupe... Tu étais bien prête à jouer avec moi pour le rendre jaloux... Rappelle-toi bien de mes paroles sur ce qu'on est capable de faire par jalousie. Je suis certain que ces paroles te hanteront encore un moment.

- "Et qu'il a une sacrée droite."

J'avais deux choix : le frapper ou jouer la carte de l'arrogance nonchalante. Si je le frappais, je risquais fort de l'envoyer à l'hôpital. Et de faire un scandale. Je pouvais aussi enflammer sa chemise et le regarder se débattre avec les flammes. Une brûlure avec un mégot était si vite arriver dans un bar bondé. Mais non, je calmai ma colère de m'être fait tabasser comme un bleu et préférai remettre de l'ordre dans mes vêtements et repousser mes cheveux en arrière.

- "Pas la peine de monter sur tes grands chevaux Roméo. T'es bien renseigné on dirait... Tu as fait des recherches pour ton cas personnel? C'est passible de combien d'années de prison d'abuser d'une élève?"

Je me trompais peut-être. Ce n'était peut-être pas son prof qui l'avait... violée. Mais ça m'étonnerait. Trop vieux pour être un camarade de classe. Trop jeune pour être son père. Soit un frère, ou un ami... Ou un professeur de théâtre soudainement jaloux. J'avais été l'instrument de la vengeance de Blake. Mais je ne lui en voulais pas.

- "Alors range ton portable. Ce baiser, je ne le lui ai pas volé."

Tout ceci dit avec une courtoisie extrême.

J'oubliai tout ce qu'il y avait autour de moi - même lui - pour m'enfoncer avec délice dans ce baiser. C'est qu'il embrassait à merveille, le bel inconnu, et je devais avouer que ç'aurait été bête de passer à côté. Et franchement, j'avais beau être celle qui l'avait embrassé, il n'était pas timide non plus, il y allait même de bon coeur. C'est pour ça que j'ai eu un instant de déconnexion lorsque j'ai senti ses lèvres, sa langue, quitter ma bouche trop brutalement. Wow. Il se passait quoi, là ?

Le temps que je reprenne mes esprits, et je pus admirer complètement hallucinée mon professeur de lettres toujours si posé et si neutre écraser son poing sur la figure de Iago. Oh putain. Oh putain, oh putain. C'était les seuls mots qui me venaient à l'esprit, là. Une fraction de seconde supplémentaire le temps de bien enregistrer l'information, et je me mis littéralement à hurler, en plein milieu du bar - de toute façon tous les regards étaient déjà rivés sur nous, sans doute dans l'espoir d'assister à une bonne bagarre :

- MAIS VOUS ÊTES COMPLÈTEMENT MALADE !

Ha ! Et c'est moi qui ne sais pas me contrôler, hein ? C'est moi qui suis trop passionnée ? Ce type était un vrai dingue, c'était tout ! J'espérais que Iago serait suffisamment intelligent pour ne pas répliquer - et au fond... Eh bien, je devais m'avouer que j'aurais été terriblement satisfaite de les voir se battre pour moi. Mais bon, à ma décharge, ça devait être le rêve de toutes les filles, non ? Si bien que je fus à la fois soulagée et déçue quand Iago rajusta ses vêtements et ouvrit la bouche d'un air cynique.

Ses paroles me frappèrent de plein fouet, son regard en rajoutant une couche. Il avait parfaitement compris qui était Hartwood. Je me maudis intérieurement lorsque je me sentis rougir. Je ne pouvais m'empêcher d'être gênée. Mais j'aurais voulu m'en foutre éperdument. Cependant, je dus avouer que je lui fus reconnaissante de me soutenir.

Quoiqu'il ne soutenait certainement que dalle, en fait. A sa place, moi aussi j'aurais voulu rembarrer sec un mec qui me collait une droite comme ça sans prévenir. Mais enfin, peu importait, le résultat était là, les raisons, je m'en fichais. Et plus Iago parlait, plus le sourire qui m'éclairait devenait cynique. J'aurais dû me souvenir que Hartwood était également un expert lorsqu'il s'agissait de manier les mots. Je ne le savais que trop bien ; l'on pouvait lui balancer ses torts en pleine face, il se débrouillait toujours par je ne sais quel miracle pour retourner la situation. Mais cela, je l'avais déjà oublié, trop confiante en ma victoire.

Je manquai m'étrangler lorsque je vis soudain une fille brune fendre la foule pour se diriger vers nous. La fille assise à sa table, que je n'avais absolument pas remarqué avant. J'avais l'impression de me voir dans un miroir qui aurait eu le pouvoir de me vieillir de cinq ou dix ans. Mêmes cheveux noirs, même peau trop pâle... même bouche pulpeuse. Je lui jetai un regard interloqué, qu'elle me rendit de même. Sans doute avait-elle la même sensation. La ressemblante était évidente. Et atrocement gênante. Blême, je dis d'une voix plate, absolument consternée :

- Non mais vraiment, pitié. Dites-moi que ce n'est pas votre copine.

Rendu à ce stade-là ? J'en étais carrément blasée.

« Qui a parlé d’abus ? Qui a parlé de vol ? Au vu de ces actes avec vous, a votre place je m’interrogerais si c’était vraiment de l’abus, auquel cas, vous n’êtes pas habilité a juger étant donné la similitude de la situation. »

Un demi sourire hérissa mes lèvres alors même que mes prunelles luisaient froidement. J’avais été un sanguin voilà bien longtemps. Maintenant, j’étais fier de me maitriser presque a la perfection, presque car helàs…Je venais de péter littéralement un câble. Je haïssais perdre le contrôle de moi-même. Puis, je posais un regard froid sur Blake.

« Malade ? Tu ferais mieux de te taire Blake, parce que la malade, là tu vois, je me demande qui c’est…Tu crois franchement que je ne sais pas pourquoi tu as fait ça hein ? Alice n’a pas fonctionné alors pourquoi pas un parfait étranger tiens. C’est qui la malade dans l’histoire ? »

Murmurais je entre mes dents tellement tout cela me parut soudainement évident. Après sa petite comédie avec Alice, j’aurais du me douter qu’elle pousserait le bouchon, sauf que là, je lui avais donné exactement ce qu’elle avait voulu et ça me faisait grincer des dents a tel point que je crus bien me péter les mâchoires.

Et je vis Sarah venir vers nous, l’air catastrophé. Merde !

« Sarah est une amie oui mais je ne vois pas en quoi ça te regarde. »

Finis je par répondre avant d’aller saisir Sarah par le bras, de me pencher vers elle et de lui murmurer des mots a l’oreille. Elle me regarda quelques secondes, comme si elle me jugeait avant de hocher la tête mais je savais a son regard que j’aurais des explications a lui donner et je ne savais pas quoi lui dire. Elle regarda un instant Blake et l’homme a coté d’elle avant de tourner les talons et de quitter le pub. Je retournais vers l’objet de ma colère avant de m’adresser a elle.

« Je te ramène chez toi et je te déconseille de faire un scandale, je ne suis plus d’humeur a supporter tes divagations. »

J’en avais sérieusement ma claque. Je ne savais pas ce qu’elle cherchait avec moi, j’étais presque sur qu’ elle ne savait pas non plus ce qu’elle cherchait elle-même. Espèce d’idiote !

Je souris alors que Blake hurlait. Allons, Blake, un peu de tenue, nous étions entre personnes civilisées, non? N'était-ce pas le comble du raffinement que d'aller frapper un inconnu sans préavis, sans prévenir? J'aurais pu le frapper à mon tour et l'envoyer voir 36 chandelles, mais je me retins, préférant jouer la carte de la calme arrogance. Je souris quand il me répondit qu'au vu de son attitude avec moi, on pouvait se poser des questions sur l'innocence de la dite jeune fille. Un point pour lui, il était effectivement étrange qu'une pauvre innocente embrasse ainsi un homme rencontré 10 minutes plus tôt. Sauf que c'était pour te rendre jaloux, idiot, ne le voyais-tu pas? Non sans doute, il n'avait pas 18 siècles au compteur pour saisir ces subtilités.

- "Je ne suis pas son professeur, là est la différence."

Il reprit alors Blake. Ah, je m'étais trompé. Il avait effectivement compris la manœuvre. Tiens tiens, Blake avait embrassé une fille. Pour le rendre jaloux. Je retins un ricanement, avant d'applaudir, parfaitement moqueur.

- "Blake, je dois avouer que je suis surpris... Embrasser une fille pour le rendre jaloux... Pas très fin. Et m'embrasser ensuite aurait pu être plus subtil si tu n'avais pas déjà gâché l'effet de surprise... Tu as deux trois petites choses à apprendre encore... Viens me voir quand tu veux si tu as besoin de leçons."

J'avais murmuré. Blake semblait horrifiée quand elle vit une femme suivre son professeur. Tiens, il y avait une ressemblance. Hum, repense à ce que je t'ai dit Blake... Que serais-tu capable de faire par jalousie? regarde donc ton précieux Roméo, qui essaie de t'oublier dans les bras de ton sosie. Sosie qui n'était pas ravie d'ailleurs alors que le professeur lui murmurait quelque chose pour qu'elle s'en aille, avant de décider d'office de la ramener chez elle. Je ne m'interposais pas. Mon rôle était terminé.

- "Ce fut un réel... plaisir."

Je m'approchais de Blake, lui embrassant la joue avant de murmurer :

- "Prends garde ma douce, la jalousie est à manipuler avec précaution. Ton Roméo cache énormément de violence sous ses airs froids."

Je la laissais alors, un sourire narquois pour le professeur, avant de les laisser tous les deux à leurs querelles amoureuses divertissantes, mais puériles.

Je le regardai complètement soufflée lorsqu'il m'affirma tout de go que de nous deux, c'était bien moi la plus dingue. Quoi ? Nan mais c'était pas moi qui embrassais quelqu'un de force en prétendant après qu'il ne s'était rien passé ! Et je ne balançais pas non plus de coups de poings aux gens embrassant une personne dont je suis censée me foutre totalement ! Je bouillais de rage, cependant je me mordis vivement la lèvre et ne répliquai rien, me contentant de le fusiller un peu plus du regard. Si j'avais pu tuer de cette manière, il serait étendu raide, malheureusement, je n'avais pas ce délicieux pouvoir.

J'ouvris de grands yeux surpris au murmure de Iago et me sentis soudain gênée. Je réalisais brutalement ce que j'avais fait. Embrasser un parfait inconnu, juste pour avoir l'assurance de quelque chose que je savais déjà, finalement... Juste pour le plaisir de le voir avouer quelque chose que j'avais deviné. C'était puéril, j'en avais conscience, et je ne parvenais même pas à regretter. Je marmonnai, terriblement vexée de m'être fait percer à jour dans ma faiblesse :

- Non, ça ira. J'espère bien que je n'aurai jamais besoin de leçons de ce genre.

J'étais franche, souvent trop pour mon bien, et je n'avais pas l'intention de devoir manipuler les gens pour arriver à mes fins. Ce n'étaient pas mes méthodes et ça ne l'avait jamais été. Pourquoi aujourd'hui ? C'était de sa faute, toujours de sa faute. Il était tellement menteur, tellement sournois, que je n'avais eu d'autre choix... J'étais dans une situation où la franchise ne pouvait pas s'appliquer. Alors je n'y étais pour rien, c'était une exception, n'est-ce pas ?

Pendant ce temps, il avait rembarré sa jolie brune, qui partait avec une expression clairement furieuse sur le visage. Je détestais cette ressemblance malsaine, pas nécessairement évidente pour qui ne connaissait pas ce qui le liait à moi, mais pour moi, elle me sautait aux yeux.

Un frisson me parcourut alors que Iago me disait au revoir en me regardant droit dans les yeux, un sourire froid aux lèvres, beaucoup trop cynique pour être honnête. Je touchai du bout des doigts la joue qu'il avait embrassée, un peu absente, avant de réaliser soudainement ce que Hartwood venait de dire. Je me tournai immédiatement vers lui, mes cheveux humides voltigeant et accrochant ma joue, dissipant la sensation des lèvres de Iago :

- Il est strictement hors de question que je vienne avec vous.

Il me prit le poignet d'autorité et me traîna carrément vers la sortie. Soufflée, je ne commençai à protester que lorsque la porte du bar se referma sur nous, hurlant et tempêtant plus fort encore que le ciel. Trop tard, j'étais déjà seule contre lui. Et alors que ses doigts marquaient mon poignet de rouge, je ne pouvais m'empêcher d'avoir peur, songeant avec terreur aux dernières paroles de Iago.

Non, je ne voulais pas goûter à cette violence, ni jouer avec cette jalousie. Pourtant, c'était déjà trop tard.