Ciel, un avorton ! ( Ciel )

Blablabla. C’est à peu près ce qui sortait de la bouche de la vieille femme au centre de la classe. Des paroles prononcées sur le même ton, répétitives et ô combien exaspérantes. Il me semblait que la torture était prohibée, de nos jours, mais vraisemblablement on n’avait pas mis notre charmante professeur d’anglais au courant. Ça faisait plus de vingt minutes qu’elle expliquait son projet qui semblait la passionner au plus haut point. Tant mieux pour elle, elle n’avait qu’à le faire et à nous foutre la paix avec ses conneries ! À voir l’état des autres autour de moi, ça semblait être un cas généralisé d’ennui.

Le pire dans tout ça, c’était que j’étais dans une classe de jeunes. Insulte suprême ! Le système avait conclu que, vu mes origines belges, j’étais carrément incapable de m’exprimer en anglais et qu’il fallait me mettre dans une classe de base. Avec des gamins. Immatures. Laids. J’en soupirais encore d’effroi. À plusieurs reprises, j’avais même failli utiliser un de mes vœux ultimes pour demander à Laurys d’assassiner cette bande d’idiots.

Laurys… Mon Laurys adoré que je n’avais plus vu depuis plusieurs jours déjà. Il disait qu’il était occupé ailleurs, mais je savais bien que ce n’était pas le cas. On aurait dit qu’il était effrayé par notre relation de plus en plus fusionnelle alors que je n’avais même pas usé des vœux encore. Je comprenais très bien : je l’aimais et lui, même s’il ne le savait pas encore, allait m’aimer aussi. On trouverait bien une solution pour vivre pour l’éternité ensemble et tout serait génial.

Détournant complètement mon attention de la plouc en avant, je me mis à dessiner son nom entouré de milliers de cœurs dans mon agenda. Les filles de la gang ne l’avaient jamais rencontré. D’ailleurs, elles comprenaient à peine que je puisse être amoureuse d’un gars qui n’avait même pas facebook ou twiter. Mais mon démon chéri n’avait pas besoin de ça pour être le mec le plus cool qu’elles verraient de leur vie.

Mieux que l’avorton emo que la prof me colla comme partenaire pour le projet. De mieux en mieux. Je savais qui il était, avec son nom de barge et son allure de Tokio Hotel remixé. Il avait tellement l’air con et piteux que j’avais envie d’éclater de rire. En même temps, si les filles apprenaient que je devais m’approcher à moins d’un mètre de lui… Olala ! Je me tournai négligemment vers lui lorsqu’il s’assit à mes côtés, prenant grand soin de retirer mes crayons de sa portée et de lancer un reniflement dédaigneux à son encontre.

Je détestais ce pays. Je détestais ce professeur incompétent. Je détestais cette langue grinçante et si peu fluide. Je détestais les filles qui se disaient mes amies. Des perruches colorées, idiotes et versatiles qui ne comprenaient jamais rien. J’étais mille fois plus belle, riche et intelligente qu’elles toutes réunies. Faute de mieux, j’étais condamnée à écouter leurs papotages incessants en rêvassant à mon démon personnel. Un privilège que ces idiotes n’auraient jamais. J’avais trouvé la perle rare et j’étais la femme la plus chanceuse au monde.

Enfin, façon de parler. Le démon Laurys était exceptionnel, le petit garçon qu’on m’avait collé était un obstacle à ma vie réussie. Il était moche, ignare, inintéressant et pire que tout, impoli. Je n’avais presque rien fait pour l’insulter. J’avais retiré mes choses, certes, mais c’était pour lui libérer de l’espace – enfin, c’était ce qu’il pouvait croire, je ne voulais pas qu’il me touche, c’était tout. Je ne le regardais pas. Les petits chiens avaient une tendance à se sentir effarouché sous le regard des dominants. Je le laissais tranquille. Si seulement il voulait me laisser tranquille aussi. Qu’il fasse le travail, que je le décore, tout le monde serait content et les moutons seraient bien gardés.

- Tu t'es trompée de classe ou on t'a prise pour une morveuse pré-pubère ?

Qu’est-ce qu’il était drôle. Je riais à en avoir mal aux côtes. Ou pas, dans ses rêves peut-être. Il était certain qu’il n’avait jamais appris à fermer sa grande trappe pour laisser les adultes en paix. Ah, la jeunesse de nos jours. Je m’obstinai à ne pas le regarder, continuant de dessiner dans mon agenda. Ignore-le, Alice. Les bêtes sans attention finissent par se désintéresser de tout. Je savais très bien qu’il était difficile pour lui de se détacher du merveilleux attrait que je présentais, mais il allait faire un effort, c’était clair. Je le paierais même pour qu’il fasse tout à ma place, si c’était ce qu’il voulait.

Aucun problème, tant qu’on n’était pas obligés d’aller faire des travaux d’équipes ensemble. Je n’irais pas dans son taudis et il ne rentrerait certainement pas dans mon palais. Impasse.

- Ils avaient besoin d’une baby-sitter pour toi, gringalet.

Je ne me laisserais pas marcher sur les pieds par un nabot pareil, certainement pas. Quitte à être prise avec lui pour les prochains cours, autant lui rendre la vie impossible et chiante à souhait. C’était moi, la reine de l’école, la reine de la Belgique, la reine de tout le monde même. J’étais la fiancée – il ne le savait pas encore – d’un puissant démon, le bras droit du diable. Alors me faire insulter par un Harry Potter sans lunettes, non merci.

- Je t’expose les règles. Tu ne me touches pas, tu ne me parles pas en dehors de la classe, tu ne me regardes pas.

Avec un reniflement de dédain, j’ajoutai, moqueuse.

- Le couvre-feu est à 20 heures pour les mioches.

Le dégoût s’empara violemment de moi lorsque je m’aperçus que le mioche se tournait vers moi. Oh, mon Dieu, fallait-il vraiment subir tout cela ? (Quoi qu’à bien y penser, rien de nouveau sous la lune, Laurys m’avait bien expliqué que le Tout Puissant il n’était pas si sympa qu’on voulait nous le faire croire, alors je dirais que j’avais la réponse à ma question ; Dieu il n’en avait rien à foutre, il devait même plutôt se marrer en me voyant prise avec ça.) Bref, tout ça pour dire que sentir son souffle si près de moi, son haleine infecte de virus qui venait polluer ma bulle, c’était carrément inacceptable. Je me cachai derrière le rideau de mes cheveux pour ne pas à voir ce minus me regarder.

J’allai même jusqu’à ignorer la réplique cinglante qui vint immédiatement. Même si c’était complètement rabaissant pour ma magnifique personne. Oui, je feignis que je pouvais passer outre l’insulte. Ciel me traitait de gamine. Il me comparait à – je déglutis difficilement – une marmotte. Une vulgaire petite chose brune qui, pour principal passe-temps, semblait creuser pendant des heures. Très loin de ce que j’étais en réalité, quoi. Mais oui, ça, tout ça, je laissai couler. Alors que j’aurais très bien pu me faire carnassière. Alors qu’une simple demande suffirait pour que Laurys l’extermine. Mon démon n’avait pas beaucoup de scrupules. Ce que je lui demandais, il le faisait. Rien de bien compliqué. On s’aimait tant.

- Je rappelle à tout le monde que les présentations orales se feront au début de la semaine prochaine, et que ceci est votre seul cours en classe dédié à ce projet.

Je faillis m’étouffer. Elle était sérieuse là. Je me raclai la gorge en signe de protestation, mais elle se contenta de hocher les épaules. Je voyais dans ses yeux qu’elle compatissait à mon malheur, mais rien de plus. Les professeurs étaient des incompétents. Dans mon pays natal, ce type de choses ne serait jamais autorisé. J’allais péter une crise ce soir et exiger qu’on reparte immédiatement. Tout pour éviter de revoir cet idiot qui se tenait encore à côté de moi. Je ne voulais pas qu’il passe chez moi. Hors de question que j’entre chez lui. Question réglée. Et si on ne se voyait pas en dehors de la classe, on ne travaillerait pas, CQFD.

- Je propose qu'on ne fasse pas ce foutu projet. Point.

Je me tournai vers lui, un sourcil haussé. Faisant fi de sa peau qui touchait mon bureau, je soupirai longuement. C’était probablement la meilleure solution, en effet. Notre prof ne pourrait pas dire qu’on ne l’avait pas prévenue. J’étais plutôt une chouchou des enseignants, parce que je faisais tous mes travaux, mais il y avait un début à tout, après tout.

- Je ne te proposerai pas de me taper dans la main, parce que c’est totalement gamin et que j’ai très peu envie de te toucher, mais je pense que c’est la chose la plus intelligente que tu n’aies jamais dite. J’adhère totalement à l’idée.