Ciel Arlington - Life or death, it's the same isn't it ?

« Quel joli... enfant vous avez-là, Mme Arlington, » disaient souvent les invités que nous recevions au manoir lorsqu'ils m'apercevaient, petite chose androgyne qui supportait à la fois les qualificatifs de "petite fille" et "petit garçon". Ils me regardaient de haut avec le nez légèrement retroussé, affichant un subtil dégoût quant à mon manque de masculinité mais admirant secrètement la beauté efféminée que leurs propres gamins grassouillets ne possédaient pas. Même mon visage à son plus naturel aurait pu porter le masque de la jeune soeur au lieu de celui du grand frère, et cela avait rapidement fait naître en moi un sentiment d'insécurité. Je voulais plaire aux autres et être à la hauteur des attentes de toute le monde. Un jour, je m'étais maladroitement rasé les cheveux, convaincu que tous les êtres chauves ressemblaient à des hommes. On pourrait dire que j'étais l'exception à la règle.

Alors que je continue de grandir, cette habitude qu'ont prise les inconnus d'hésiter sur le mot qu'il faut employer à mon égard n'a toujours pas disparu. Aujourd'hui, rien n'a changé... mis à part moi-même. Au fil du temps, j'ai commencé à prendre plaisir au malaise des gens qui me font face, et donc à mettre de l'emphase sur mon côté féminin - même si selon moi, les hommes ont aussi le droit de prendre soin de leur apparence. Je laisse pousser ma frange par-dessus mon oeil gauche et je place mes cheveux de jais en me levant le matin. Ma peau est douce et laiteuse, d'une pâleur parfois inquiétante. Je ne sors pas sans avoir les yeux maquillés de khôl; cela approfondi mon regard et me vieillit juste assez. Évidemment, j'aborde le style vestimentaire qui vient avec: habits sombres en général, ajustés à ma silhouette; ongles peints en noir; plusieurs accessoires, dont les nombreuses chaînes et le collier pour chiens. Je suis aussi percé au sourcil et tatoué sur la nuque. Le dessin est un pentagramme qui représente mon pacte avec Iago, un sceau éternel me liant à jamais à mon Démon.

Je ne sais pas par où commencer. Je ne suis pas quelqu'un de foncièrement narcissique, et me décrire psychologiquement me paraît quelque peu excentrique, si je puis dire. Peut-être est-ce parce que lorsque je m'examine dans une glace, je m'aperçois que mon âme et son enveloppe corporelle ont de la difficulté à s'agencer ? À première vue, lorsque les gens me rencontrent, ils ont l'impression de voir un garçon froid, indifférent. Hautain parfois, ou même provocateur. Ils n'ont pas tout à fait tort; en grandissant, un mince filament de fierté s'est offert à moi pour la première fois, et depuis, je m'y agrippe de toutes mes forces. Je veux à tout prix paraître fort, inébranlable, à la hauteur du monde des adultes - même si cela blesse parfois mon entourage. Je ne supporterais plus de me faire humilier comme cela a été le cas auparavant, lorsqu'on riait de mon apparence et qu'on me prenait pour une tapette. La vérité, cependant, est toute autre que ce déguisement de pierre que je m'entête à conserver. Je suis faible à l'intérieur, instable, et cela me rend susceptible. Je ne me permets pas de verser une seule larme, donc je me mets en colère. Il y a des jours où je ne peux supporter la compagnie du monde extérieur, ou encore l'aide de ma propre famille (du moins, ce qu'il en reste). Je suis doté d'un orgueil malsain qui me pousse à toujours vouloir me débrouiller seul. Je suis le roi dans ce grand jeu qu'est la vie, et tous les autres êtres de ce monde ne sont que des pions dont je me servirai pour arriver à mes fins. Des amis ? Pff, futile. Même les deux personnes les plus proches de moi ne sont pas considérées comme tel. Ma soeur Wilhelmina mérite de vivre avec moi car nous sommes faits du même sang, et Iago n'est là que pour me servir - je lui donne des ordres, et il a intérêt à ne pas se rebeller. On me reproche trop de défauts, et je ne suis pas assez ouvert pour laisser de nouvelles personnes s'infiltrer dans mon intimité. Les seules qualités que l'on pourrait m'attribuer seraient ma conviction, ma détermination et mon côté protecteur. Car oui, je tiens à tout ce qui m'appartient - Wilha en fait partie (jamais je n'avouerai à quel point j'ai de l'affection pour ma petite soeur, mais je ne laisserai rien lui arriver). Je ne supporte pas de perdre et quand je suis résolu à obtenir quelque chose, absolument rien ne peut m'arrêter. En ce moment, ce que je désire le plus, c'est la vengeance. Je compte beaucoup sur mon serviteur pour me protéger contre tous les dangers et m'aider à retrouver celui dont je souhaite ardemment la mort. Car, une fois que le malfaiteur sera en ma possession, je le tuerai de mes propres mains.

Tout commença par un rêve. Un mauvais cauchemar. J’avançais dans le néant, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit; seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées. Oui, exactement comme dans ce poème de Victor Hugo. Mais ce n’était pas en direction de la tombe d’une fiancée que je me dirigeais. Je flottais au-dessus du sombre vide, et seul un point lumineux rouge grandissait de plus en plus devant mes yeux. Plus je semblais m’approcher, plus ma vision devenait confuse. Ce fut juste avant de me réveiller en sueur que je vis l’image de mon père assis sur une chaise, en train de se laisser brûler vivant tandis que les fantômes de mes ancêtres dansaient autour de lui, l’invitant à les rejoindre dans l’au-delà.

En revenant à la réalité, un cri étouffé s’échappa de ma gorge et je sentis mon cœur tambouriner contre ma poitrine. Je n’avais pas l’habitude de faire de mauvais songes, et encore moins d’imaginer inconsciemment des êtres humains mourir. Je restai immobile pendant une vingtaine de minutes, bien enveloppé dans les couvertures rouges de mon lit à baldaquin, me repassant en boucle la scène qui m’avait profondément déconcerté. J’avais beau tourner de temps en temps la tête vers le paysage enneigé que m’offrait la grande fenêtre à ma droite, ou encore câliner mon chat Chips qui dormait à mes côtés; rien, malheureusement, ne réussissait à me changer les idées. N’arrivant plus du tout à me rendormir, j’enfilai des pantoufles et un chandail en coton trois fois trop grand pour ma maigre silhouette. Puis, j’ouvris la porte en bois me permettant de sortir de ma chambre avec l’intention de me rendre à la cuisine, en bas des escaliers, pour me servir un verre d’eau fraîche.

Mon sang ne fit qu’un tour lorsque j’aperçus l’épaisse fumée qui naviguait tranquillement au fond du couloir dans lequel je me trouvais. Ma première pensée fut de rejoindre mon père et ma mère, à l’étage au-dessus, pour les prévenir. Mais cela signifiait traverser le nuage gris qui m’étouffa presque lorsque je me perdis dedans. Ce ne fut qu’une fois arrivé en haut des marches que je remarquai avec horreur les flammes pleines de vie qui dévoraient le long des murs avec une rapidité effroyable. C’était à cet endroit, juste devant la chambre de mes parents, qu’un feu était né et continuait de grandir. Je ne pouvais même pas faire un pas en avant sans prendre le risque de subir la trop forte chaleur qui était dégagée. Paralysé, j’entendis le cri strident de ma mère et les jurons graves de mon père sans bouger le petit doigt. Ils étaient tous les deux enfermés dans leur pièce, sans même avoir la possibilité de sauter par la fenêtre. Du quatrième étage pour atterrir sur du ciment, ils n’avaient aucune chance de s’échapper vivants. Que devais-je faire, alors ? Ma conscience était assez rationnelle pour me faire comprendre qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit pour sauver mes géniteurs; j’avais le choix entre rester sur ce plancher et mourir avec eux, ou sortir du manoir au plus vite. L’instinct de survie l’emporta. Mais au moment où je tournai le dos aux flammes pour m’échapper, je fus brutalement heurté par un homme vêtu de noir aussi pressé que moi de rejoindre l’extérieur. Il disparut de mon champ de vision avant même que j’eus le temps de me demander ce qu’il faisait ici.

Par la suite, je ne perdis pas plus de temps qu’il ne le fallut. Je redescendis l’étage de ma chambre et me précipitai à l’intérieur de celle de ma sœur, Wilha. Au fond, je savais que le désir le plus cher de mes parents condamnés était de voir leurs deux enfants en vie. Malheur à moi cependant, Wilha n’était pas dans son lit ni nulle part dans la pièce. Je paniquais de plus en plus. J’essayais de me dire que ma sœur s’était déjà enfuie dehors, mais je n’étais pas convaincu. Je descendis tout de même jusqu’au rez-de-chaussée pour tenter de sauver ma peau. C’est là que je vis Wilha, effondrée dans le salon, probablement évanouie. À ses côtés se trouvait un homme agenouillé, au visage sombre, qui m’était totalement inconnu. Celui qui m’était rentré dedans plus tôt ? Improbable; il était visiblement plus grand que l’autre et était vêtu d’un costard beaucoup plus chic qu’une simple combinaison noire. Quand il me vit, il me fixa d’un air sévère qui me donna la chair de poule malgré la fournaise au-dessus de nos têtes.

- Souhaites-tu être sauvé, toi ainsi que ta sœur ? me demanda-t-il froidement.

Je le dévisageai à mon tour.

- La porte d’entrée est devant nous, répondis-je. À moins que vous ne soyez là pour nous bloquer le passage, nous avons encore le temps d’échapper aux flammes…

- Je suis de votre côté, me coupa-t-il. Bientôt, vos parents vont mourir, votre maison sera réduite en cendres et vous n’aurez plus rien. Je peux vous sauver de l’orphelinat et de la misère, insista-t-il. Vous n’avez qu’à m’accorder votre confiance et signer un contrat avec moi.

- Un… contrat ? hésitai-je, confus par ce qu’il me disait.

À mes yeux, notre conversation ne faisait pas de sens. C’était une perte de temps. Et pourtant, quelque chose en moi me poussait à écouter cet homme et à le croire, quoi qu’il dise.

- Offrez-moi votre âme et en échange, je vous protégerai pour le restant de vos jours…

Une lueur rougeâtre vint soudain teindre la couleur de ses prunelles, et je crus voir son ombre au sol changer de forme. J’étais épuisé, terrifié, et tout ce dont j’avais envie à ce moment-là, c’était de tout céder. D’ailleurs, mes jambes allaient bientôt ne plus pouvoir me supporter.

- Mon âme… à toi… ? murmurai-je.

- La tienne et celle de ta sœur… Un double contrat, sourit l’inconnu.

Celle de Wilha aussi ? Il n’en était pas question par contre. J’étais responsable d’elle maintenant et je ne pouvais accepter de vendre son âme. Même si je comprenais à peine ce qu’il se passait.

- Non. Juste la mienne, insistai-je. Le… double de la mienne… ? Pour nous deux…

- Je prendrai le double de ton énergie vitale à chaque fois que j’en aurai besoin. Tu mourras deux fois plus vite, m’avertit l’homme.

- Ce n’est pas grave ! Sauve-nous et protège-nous, et je te donnerai tout ce que j’ai.

- Ce ne sera pas nécessaire. Ton âme est suffisante. Maintenant, approche.

Comme hypnotisé, je m’approchai de l’être devant moi. Il me dit de lui tourner le dos et j’obéis. Je sentis alors la paume froide de sa main se déposer sur ma nuque, et le toucher devint subitement brûlant. J’émis un cri de douleur. Il venait de graver sur mon corps la marque de notre contrat.

- Ciel, annonça-t-il, bien que je fusse sûr de ne jamais lui avoir révélé mon nom. Nous voilà lié jusqu’à ce que tu rendes ton dernier souffle de vie…

- Qui es-tu réellement ? Comment me connais-tu ?

- Je suis Iago Kingsley. Un Prince des Ténèbres. Un Démon…

Et soudain je compris. Mon père me racontait souvent des histoires à propos des créatures divines qui peuplaient notre planète. Il m’assurait qu’il était possible d’entrer en contact avec eux, et même de leur demander des services. Oh oui, je venais de tout comprendre.

- Iago… mon serviteur jusqu’à la mort, dis-je sans sourire.