Iago Kingsley [Finish]

D'aucuns me qualifient de mystérieux. Ténébreux. Le genre beau brun intouchable. J'ai mon petit succès auprès des dames, et j'en conçois une certaine vanité. Je pense que mon regard aussi noir que la gueule d'un four n'y est pas étranger. Impossible de distinguer la pupille des iris. Avant de devenir démon, j'avais déjà un regard sombre. Captivant, effrayant même. Dérangeant. Un regard dans lequel on plonge et où l'on pourrait se perdre. Un regard trop noir pour exprimer les sentiments. Non, mes yeux ne sont pas le reflet de mon âme, fort heureusement... Quoique, mon âme doit sans doute être aussi noire. Mes cheveux, mi-longs, sont eux aussi charbonneux, lisses. Je ne les attache jamais et ils balayent souvent mon visage. Visage qu'on peut qualifier de beau, aux traits réguliers. Ce qu'il se dégage de moi, ce n'est pas une beauté foudroyante, mais un charisme certain et un charme ténébreux. Mes sourires sont rares, jamais totalement aboutis mais quand je souris, ma fossette au menton se creuse davantage encore.
Sinon, je suis plutôt bien fait de ma personne, musclé tout en finesse. Assez large d'épaule, étroit de hanche, avec un ventre aux abdominaux fermement dessinés. Un mètre 81, une grande taille pour l'époque où je suis né. J'aime à ma vêtir de costumes coûteux et sur mesure. C'est ainsi que vous me verrez le plus souvent et cela me donne un air plus âgé. Je ne dédaigne pourtant pas les jeans et t-shirts qu'affectionnent les jeunes gens aujourd'hui et cela me permet d'être moins remarqué. Même si m'adapter à ce siècle est plus difficile que ceux précédents. Il y a eu tellement de changements, d'innovations... J'ai tout vu.

Égoïste, fourbe, manipulateur. Autant de doux adjectifs pour me qualifier, tous vrais. On ne vit pas 18 siècles en n'étant pas un peu tout cela à la fois. Certains répondront que les anges y parviennent, et je leur répondrai alors que ce sont des imbéciles. Les anges... Ces soldats de dieux, ces moutons qui arrachent les humains à leurs petites vies pour les enrôler... Tous des hypocrites et des psychopathes en puissance. Je ne comprends pas qu'on continue encore à associer sainteté et angélique. Ce sont eux les vrais démons. Nous autres, au moins, ne nous cachons pas d'être ce que nous sommes. Pactiser avec nous, c'est nous vendre son âme, c'est vrai, mais c'est aussi l'arracher à ces emplumés. Ils détruisent quand nous guérissons. Toutes les écritures sont faussées, toutes les légendes erronées. Je ne suis pourtant pas un Saint, loin de là. J'ai dévoré mon lot d'âmes, plus que la moyenne des mortels au vu de mon âge. Cynique, méprisant, je ne m'attache à personne et tous les autres ne sont que des pions avec lesquels je peux potentiellement jouer. J'ai développé une curiosité dévorante avec les années. Je suis né dans un peuple qui ne lisait ni n'écrivait, je me suis rattrapé depuis, possédant une bibliothèque bien fournie. J'ai amassé tant de connaissances, apprit tant de langues : latin, grec, français, anglais, espagnol, italien, russe, mandarin... J'ai vu émerger ces langues et leurs peuples.
Charmeur, je sais séduire les femmes qui me plaisent et j'ai eu un joli palmarès de conquêtes. Je peux attirer par mon charisme, comme je peux effrayer par mon aura. Je suis celui que vous souhaitez voir. Charmant, terrible, gentil, doux, attentionné, mauvais, cruel, je suis tout cela à la fois et tellement plus encore. Je ne sais plus qui je suis, ce que j'ai pu être, j'ai tellement du changer, m'adapter...
Je sais juste que je n'œuvre que pour une cause : la mienne. Les anges, les démons, Dieu, Satan, peuvent tous aller se faire foutre. Je suis au dessus de ces petites guerres et je suis donc dangereux pour eux. Personne ne me porte dans son cœur et plus d'un rêverait de me voir mort. Sauf que je suis vieux, puissant... Une cible difficile.
Récemment, j'ai du fuir un de ces petits démons vengeur. Et là, je suis tombé sur une perle. Pas hasard. A moins que ce ne soit le destin? Ciel est un cadeau du... ciel. Oui, elle est facile, mais je ne suis pas dénué d'humour. Ce gamin est insupportable et pense pouvoir me dominer. Il y a quelque chose en lui de fascinant, qui me permet de le servir malgré ma fierté. Qu'il joue donc, son âme est à moi et d'ici un demi siècle au maximum, il sera mort et je serais de nouveau libre. Son âme est tellement délectable... Pourtant, le doute m'envahit parfois quand je songe à la force de son âme, à sa rareté... Peut-être qu'il serait possible de l'éveiller, malgré notre pacte au final...
Il y a sa sœur aussi. Aussi incongru que cela puisse paraître, je me suis attaché à cette fillette. Avec elle, je suis... gentil. Hum, ça me fait mal de l'avouer, mais je l'aime bien et j'essaie vraiment de la rendre heureuse. C'est une petite princesse qui a connu l'horreur et je n'aime rien tant que de voir son sourire illuminer son ravissant minois. Wilha ne sait pas ce que je suis vraiment, Ciel m'a demandé de ne rien lui révéler. Difficile parfois, surtout qu'elle est loin d'être stupide et qu'elle s'interroge face à certaines questions sans réponses. Je me plie au moindre des caprices des deux enfants. Ceux de Ciel parce qu'il est mon Maître et ceux de Wilha, parce qu'elle est la fille que je n'ai jamais eu.

Ah l'histoire de ma vie. Il me faudrait des années pour la raconter en détails, mais elle est loin d'être toujours très fascinante, il faut bien en convenir. En 1830 ans, je n'ai pas eu que des épisodes marquants et il faut bien reconnaître que je me tiens la plupart du temps tranquille, histoire de ne pas trop attirer l'attention. Personne ne connait véritablement mon passé. Je les ai presque tous enterré. Le mystère m'entoure, entoure mon âge. Les démons et les anges savent que je suis vieux, les plus vieux d'entre eux m'ayant toujours connu ou presque.
Je suis né à la fin du IIe siècle... L'empire romain était alors à son apogée, s'étendant sur toute l'Europe. Et pourtant, je n'en faisais pas partie. Je suis née de l'autre côté de cet empire, dans les steppes d'Asie. Barbare, voilà comment me qualifiaient les romains. Barbare et belliqueux, car notre cavalerie luttait sans coup faillir contre l'envahisseur romain. Je suis donc né dans la steppe enneigée, une froide nuit d'hiver. Parmi une tribu fière et puissante. Frêle bébé qui n'aurait pas du voir le printemps. Il faisait tellement froid, que les fourrures semblaient désuètes pour un nouveau-né. Pourtant, il faut croire que j'étais de constitution robuste. Je réussis à passer l'hiver et même à passer ma première année. Un exploit.
J'étais petit fils de guerrier, fils de guerrier et destiné à être moi-même guerrier. Je montais à cheval avant même de savoir parler correctement. J'ai toujours vénéré ces animaux qui faisaient partie intégrante de notre vie. Aujourd'hui encore, je possède des écuries avec les plus beaux étalons que l'on puisse avoir. Vous l'aurez deviné, je suis excellent cavalier. Après tout, je suis né dans un peuple qui vivait au rythme des chevauchées. J'ai également appris très tôt à me servir d'un arc. Et croyez-moi que tirer en étant sur un cheval, ça n'a rien d'aisé. J'étais pourtant doué. Je venais compléter une famille qui avait déjà deux fils et une fille. D'autres enfants étaient nés, mais étaient morts avant d'avoir atteint leur troisième année. Ainsi en allait-il de notre vie quotidienne.
Il faut savoir qu'une paix fragile s'était installée avec Rome une décennie avant ma naissance. Nous avions été envahis, repoussés et peut-être même aurions-nous été détruits si l'Empire Romain n'avait été contraint de reculer face à une épidémie de Peste. Ils durent alors renoncer à l'Orient pour un temps. Mais notre propre empire fut amputé de la Mésopotamie et de l'Arménie. Tout cela se passa en 166.
J'ai vu le jour en 180, sous le règne de Vologèse. La situation était stable, la paix fragile, mais le climat intérieur également plus calme. Les premières années de ma vie furent donc dévolues à mon entraînement guerrier et à mon apprentissage. Sans guerre pour m'arracher aux membres de ma famille ou les arracher à moi. Cela est tellement lointain, que parfois, il me semble que c'est une autre vie et non la mienne. J'ai finalement peu de souvenirs de cette époque là. J'ai retrouvé la plupart des faits historiques en consultant des archives. Mes souvenirs les plus précis sont ceux de mes parents, de mes frères et de ma sœur. Nous étions des barbares, certes, mais nous n'en étions pas moins capable de nous aimer et je ne me souviens pas avoir manqué d'affection. Bien sûr, cela n'a rien à voir avec la façon dont les enfants sont traités aujourd'hui et Wilha serait sûrement horrifiée que je me comporte avec elle comme mon père avec moi. Mais j'ai été heureux dans l'ensemble.
A 17 ans, j'ai connu ma première guerre. Encore et toujours contre Rome. Notre empereur décide de récupérer les territoires perdus et s'attaque à l'Empereur Septime Sévère. Grave erreur. Nous avons du battre en retraite et avons encore perdu de notre empire. Mais qu'importe, c'est à 17 ans que je tuai pour la première fois, que je découvris les joies de la guerre et de la destruction, la peur également. Pourtant, mieux valait mourir en guerrier que périr de vieillesse, nous avions conservé cet état d'esprit de nos ancêtre Scythes. A cette époque, je suivais aveuglément les ordres. J'ai développé mon indépendance bien plus tard. J'ai été blessé et j'ai été plus que fier d'arborer une magnifique cicatrice dans le dos. J'aurais pu mourir, la médecine était si... basique à l'époque. Mais je ne sais pourquoi, une jeune femme s'intéressa en moi et s'occupa de ma blessure, faisant des merveilles. J'ignorais alors qu'elle était une démone et qu'elle avait décidé de m'éveiller.
Elle attendit patiemment son heure. Mon espérance de vie était ridiculement courte après tout, en menant une telle vie. Et, naturellement, je finis par être gravement blessé. Mortellement même. A 25 ans. C'était glorieux de mourir les armes à la main. Mais l'on me le refusa. Pas de paradis pour moi, alors que j'avais bien guerroyé. Je mourus et je devins démon. Je pus ainsi assister à la chute de mon empire, puis à celui de Rome. Je ne peux nier en avoir conçu une certaine satisfaction. J'appris à éveiller les humains, j'appris ce qu'il fallait savoir sur les anges. Tout cela était nouveau pour moi, je n'étais pas chrétien. Cette religion naissante n'était pas parvenue jusqu'à nous et j'adorais plusieurs divinités. Qui ne me furent d'aucun secours pour m'arracher à cette vie là. Je devais admettre que j'avais adoré du vent, et qu'il n'existait qu'un Dieu. Et un Diable. Et que j'étais condamné à servir les desseins de ce dernier. Sauf que je détenais un pouvoir que je n'aurais jamais osé rêver... Je devins Prince des Ténèbres, suivant gentiment le troupeau, avant de décider de fausser compagnie à tout ce petit monde pour enfin vivre ma propre vie et ne plus intervenir dans leur petit conflit. J'en avais soupé des guerres, j'aspirais à être mon propre maître. Il est évident qu'en tournant ainsi le dos aux miens, je devins vite impopulaire. Haï des anges pour ce que j'étais et craint des démons pour ce que je représentais. Je n'avais aucun ami, aucun allié et je n'en avais pas besoin.
Les siècles s''écoulèrent. Loin de rester à l'écart des humains, je me mêlai à eux. Intervenant au moment propice pour les éveiller ou pour dévorer leur âme. Évidemment, je tombai amoureux de quelques filles, j'en séduisis des milliers. En 1830 ans et avec mon physique, ce n'est pas bien difficile. Malgré tout, je m'ennuyais. Jouer avec les humains, c'est drôle quelques années, quelques décennies, mais l'ennui nous guette vite quand le temps n'a pas d'importance.
Baissais-je ma garde? Peut-être...
Toujours est-il qu'un démon plus téméraire que les autres décida de s'attaquer à moi et qu'il faillit bien m'avoir. Dans un piteux état, je cherchai un moyen de lécher mes plaies, quand je tombai sur cette maison en flammes. Une maison occupée. Attiré par la catastrophe, je pénétrai dans les lieux et tombai sur une ravissante petite fille inanimée. Pour les parents, c'était trop tard. Un jeune garçon intervint alors. Je le fixai un moment, avant de me décider à me servir de lui. Ma voix dénuée d'émotion rompit le silence et le crépitement des flammes :

- Souhaites-tu être sauvé, toi ainsi que ta sœur ?

J'avais besoin de leurs âmes, à tous les deux. Je me moquais des parents qui asphyxiaient et brûlaient vifs, ce n'était pas mon problème. Le jeune garçon me dévisagea à son tour. Je le trouvai rudement calme pour un gamin vivant cette situation.

- La porte d’entrée est devant nous. À moins que vous ne soyez là pour nous bloquer le passage, nous avons encore le temps d’échapper aux flammes…

Hum, il n'était pas facilement effrayable ce garçon et il semblait capable de garder la tête froide et de réfléchir.

- Je suis de votre côté. Bientôt, vos parents vont mourir, votre maison sera réduite en cendres et vous n’aurez plus rien. Je peux vous sauver de l’orphelinat et de la misère. Vous n’avez qu’à m’accorder votre confiance et signer un contrat avec moi.

Comment ça j'étais odieux de lui balancer à la figure l'horrible avenir qui l'attendait? Eh, je suis un démon, pas un enfant de chœur. La fin justifie les moyens! Je dirais même plus, la faim justifie les moyens.

- Un… contrat ?

Ahah, bien, il était curieux. Parfait, ce serait sa perte!

- Offrez-moi votre âme et en échange, je vous protégerai pour le restant de vos jours…

Inutile de préciser que je fis quelques petits effets pour qu'il me croit et voit bien en moi un démon. J'allais le sauver. Et me repaître de son âme. Un contrat honnête, il en connaissait les clauses! Je n'étais pas un arnaqueur d'ange.

- Mon âme… à toi… ?

Ah parfait, il cédait plus facilement que je ne l'aurais pensé. Ce gamin jouait les durs, mais il était terrifié. Je souris.

- La tienne et celle de ta sœur… Un double contrat.

Non mais, j'en sauvais deux, alors deux âmes, il ne fallait pas me prendre pour un pigeon. Sauf que le gamin avait un instinct de protection plus développé que je ne l'aurais pensé.

- Non. Juste la mienne. Le… double de la mienne… ? Pour nous deux…

Proposition noble et courageuse, mais les choses n'étaient pas aussi aisées.

- Je prendrai le double de ton énergie vitale à chaque fois que j’en aurai besoin. Tu mourras deux fois plus vite.

Avouez quand même que je suis assez sympa de le prévenir. Trop gentil même.

- Ce n’est pas grave ! Sauve-nous et protège-nous, et je te donnerai tout ce que j’ai.

J'eus un nouveau sourire.

- Ce ne sera pas nécessaire. Ton âme est suffisante. Maintenant, approche.

Il s'exécuta docilement. J'avais un regard qui savait fasciner les autres et les amener à m'obéir. Ce n'était pas de la suggestion ou de l'hypnose, juste un certain charisme que j'avais déjà eu de mon vivant mais dont je n'avais jamais su me servir. Ma main se posa sur sa nuque et je le liai à moi... et me liai à lui.

- Ciel. Nous voilà lié jusqu’à ce que tu rendes ton dernier souffle de vie…

- Qui es-tu réellement ? Comment me connais-tu ?

Il était mon maître maintenant, je n'avais plus à lui cacher mon identité :

- Je suis Iago Kingsley. Un Prince des Ténèbres. Un Démon…

Je le vis réfléchir quelques instants, avant de hocher la tête et de répliquer d'une façon qui me surprit :

- Iago… mon serviteur jusqu’à la mort.

Franchement, venant d'un gamin d'une dizaine d'années, cette phrase a un petit quelque chose de flippant. Néanmoins, je ne regrettai pas ce pacte parce que ce gamin avait une âme... Exceptionnelle. Plus blanche, plus pure, plus forte. Un régal. Je l'emmenai avec moi, ainsi que sa petite sœur que je pris dans mes bras. Leur monde venait de s'écrouler et moi, j'y faisais irruption. Je les pris avec moi, m'arrangeant avec les services sociaux pour les adopter et devenir leur tuteur légal. L'argent et le pouvoir peuvent tout corrompre. Si Ciel demeura un gamin arrogant et invivable, qui se bornait à me traiter comme un serviteur, mettant ma patience à rude épreuve, Wilha, elle, se prit d'affection pour moi, acceptant que je m'immisce ainsi dans leur vie et les sauve de l'enfer des services sociaux. Je gâtai outrageusement la petite fille, me découvrant même une faible paternelle que j'ignorais jusque là.

Nous formons aujourd'hui une jolie petite famille qu'un secret lie. Wilha ignore tout de cela, Ciel, lui y attache trop d'importance.

Les eux enfants sont miens jusqu'à leur mort. Surtout Ciel. Même si je continuerais de veiller sur Wilha après. A sa mort, il ne sera plus rien. C'est un beau gâchis quand même et je me demande parfois, si avec une telle âme, il ne serait pas possible de l'éveiller et d'en faire un Prince. En espérant qu'il devienne moins insupportable en grandissant, sinon, je risque de le tuer avant (enfin façon de parler, cela m'est impossible).

Mais je dois avouer que les deux gamins ont rompu mon ennui. J'ai un nouveau but également : venger Ciel en retrouvant le pyromane qui a ruiné sa vie.