Une après-midi au musée | Hannah

Imiter le hasard n'était pas chose aisée.
Il fallait parvenir à créer un contexte favorable, cacher les ficelles du Deux Ex Machin, ne surtout pas surjouer. Bien des surprises étaient percées à jour simplement en observant un peu le comportement des organisateurs, on ne comptait plus les complots avortés pour overdose d'anxiété et la fébrilité était sans doute le pire ennemi du menteur. Pourtant, sur le commun des mortels, Elle possédait quelques atouts qui lui permettait de plutôt bien s'en sortir. Déjà, elle avait de l'entraînement. Toute sa vie, elle avait enchaîné des vies qu'elle avait pris grand plaisir à inventer de toutes pièces. Quelle était sa véritable personnalité ? C'était à se demander si elle en avait encore une.

C'était donc l'esprit tranquille qu'Elle se dirigeait vers la Royal Academy of Art. L'air était un peu frais, malgré un mois de mai imminent, les nuages menaçait d'inonder les pauvres passants de Londres mais cela n'entamait pas le moral de l'immortelle. L'agitation qui s'était emparée des ailes — qu'elles furent noires ou blanches — était certes regrettable, mais pour l'heure on la laissait tranquille et elle comptait bien profiter de ce répit pour s'occuper de ses propres affaires. Elle aurait tout le temps, ensuite, de protéger les siens dans la mesure de ses moyens.

Sa « cible » : une jeune suédoise d'une petite vingtaine d'années. Outre sa nationalité, qui avait arraché un sourire presque attendri à l'ancienne Hedda qu'elle avait pu être, la demoiselle s'était révélée être une artiste doué d'un talent certain pour son âge et d'un humour caustique des plus percutants. Derrière ce cynisme apparent — certaines paraphes de ses œuvres versaient dans l'humour noir et macabre — se cachait, Elle voulait le croire, une véritable sensibilité et un besoin d'interpeller, d'exprimer son incompréhension face à un monde qu'elle ne voulait pas comprendre.

En d'autre terme, la jeune Hannah, ainsi avait-elle été nommée à sa naissance, présentait apparemment la plupart des qualités requises pour devenir une membre à part entière du Voile Blanc.

Restait à confirmer les hypothèses et à s'assurer que la jeune femme pouvait être potentiellement intéressée. Elle avait bien conscience que son « organisation » avait la grande faiblesse de ne pas solliciter très souvent ses membres. Néanmoins, à voir les succès qu'ils avaient pu obtenir grâce à ses petits coups de pouce, elle ne regrettait absolument pas la façon dont elle avait organisé les choses. C'était un peu son cadeau à cette humanité qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer, pour sa complexité, sa détermination, sa spontanéité.




« Bonjour ! Un ticket jeune, s'il vous plait, » demanda-t-elle avec naturel, agrémentant sa demande d'un sourire.

En bonne professionnelle, Hannah lui tendit sa commande, accepta son argent et ne redressa le regard qu'au moment de lui souhaiter une bonne visite. Elle ne pouvait guère lui en vouloir, la pauvre n'avait pas forcément le temps de s'attarder sur chaque client qu'elle voyait passer. Elle n'avait pas besoin de jeter un coup d'œil par dessus son épaule pour se rappeler de la taille presque monstrueuse de la queue derrière elle. Elle profita donc simplement du court laps de temps durant lequel leurs regards se croisèrent pour accentuer son sourire avant de se laisser happer dans la bâtisse.

C'était beau, il n'y avait pas à dire. Le plus amusant était qu'elle avait déjà vu certaines œuvres, en d'autres lieux, d'autres temps... c'était un des cadeaux de l'immortalité. Le monde évoluait et on pouvait suivre le mouvement. Elle resta même interdite devant une peinture pendant plusieurs longues secondes.
Par tous les diables, elle avait oublié cette partie de son existence !

Finalement, après une visite passionnante, la démone se rapprocha de la sortie, s'assurant que la belle Hannah demeurait à son poste. Le pauvre semblait commencer à fatiguer, mais c'était tout à fait normal : elle avait bientôt terminé pour la journée. Finalement, Elle quitta le musée dix minutes avant la suédoise et fit mine d'admirer l'édifice, lui aussi fort beau. Sa patience fut payante car, quelques minutes plus tard, sa « victime » lui passait sous le nez.

« Excuse-moi ! l'interpella-t-elle dans un anglais impeccable, je ne veux pas te déranger, mais... Tu ne t'appellerais pas Hannah, par hasard ? »

Ne pas trop en dire, c'était la clef du succès. Se presser dans les explications, c'était avouer son mensonge.

C'était parfaitement déprimant. J'aimais l'art, le contact de la peinture avec la toile, le chant du pinceau plongeant tête première dans l'huile ou l'aquarelle. J'avais espéré que mon stage au musée me permettrait d'observer ces trésors, que j'aiderais à la restauration, que je choisirais les prochaines expositions, qu'on me ferait rencontrer des artistes. Visiblement, le directeur du Royal et moi-même n'avions pas les mêmes idées sur ce qu'était un stage de perfectionnement. À croire qu'il me trouvait nulle et qu'à ses yeux, je ne pourrais jamais être ailleurs qu'au guichet dans le monde fascinant des musées. Il avait peut-être raison.

La bulle que je faisais avec mon chewing-gum explosa au moment même où une grosse dame arrivait au comptoir. Je lui adressai un petit sourire, n'écoutai pas ce qu'elle demandait, et lui donnai un billet pour elle et ses trois enfants qui semblaient tous atteint d'hyperactivité. Le même manège, toujours. Soit j'avais droit à une classe en sortie scolaire qui n'avait vraisemblablement rien à foutre du musée, soit j'avais des parents qui traînaient les gosses derrière eux. À croire que venir ici était une punition, pas une opportunité exceptionnelle de se cultiver et de connecter avec un monde de sensations. Je plaignais ces pauvres âmes qui ne comprenaient rien à rien, tout en étant chaque jour un peu plus consternée par cette absence d'enthousiasme. Enfin ! Une fois de temps en temps, quelqu'un semblait vraiment heureux de se trouver là. Croisait mon regard en souriant, me remerciait en ne m'arrachant pas le billet des mais ou courrait presque pour arriver à l'entrée en premier. Ces gens-là me faisaient rire. Ils me rendaient heureuse et me rappelait que l'art touchait encore aujourd'hui. Aujourd'hui, il y en avait eu une seule. Mais ça valait la peine.

Je vendis finalement mon dernier ticket et pus laisser la place à la vaillante Jenny, un an de moins que moi, qui me fit discrètement une grimace avant d'afficher un sourire professionnel. J'étouffai un petit rire. Jenny ne partageait peut-être pas ma passion pour l'art, mais je l'adorais quand même. Elle était rafraichissante, adorable et acceptait toujours de me remplacer lorsque je ne pouvais pas rentrer pour telle ou telle raison. Je retirai le chandail qui affichait clairement Royal Academy of Art et enfilai mes propres vêtements, certes beaucoup moins classes, mais beaucoup plus confortable. Le patron ne s'était pas donné la peine de vérifier ma grandeur, m'avait refilé un x-small en marmonnant que, de toute façon, les adolescentes étaient toutes anorexiques. J'avais haussé les épaules et me contentait du t-shirt qui me serrait un peu trop les épaules.

L'air frais me fit du bien. Je respirai longuement, puis descendis les marches, lorsque j'entendis une voix s'élever. Je n'y fis pas attention, je ne connaissais presque personne ici après tout. Seulement, lorsque mon prénom résonna entre deux autres mots, je fus bien obligée d'admettre que c'est à moi qu'on parlait. Je tournai le regard pour apercevoir une jeune femme - mon âge, peut-être - qui me rappella quelqu'un. Bah ! Surement une cliente qui avait lu mon nom sur le bagde gros comme la Terre qu'on devait porter chaque jour. Je fus tentée de l'envoyer paître - j'avais fini ma journée - mais je me retins et me dirigeai vers elle à contre-coeur.

« Hannah, oui. Je peux faire quelque chose pour toi ? »

À force de voyager, l'accent suédois avait totalement disparu de mon parler. Pour autant, je ne sonnais pas Anglaise. C'était juste international, conforme pour tous. Bien la fille de mon père, quoi.

La fatigue se lisait sur ses traits, dans sa voix, son attitude. Elle pouvait bien la comprendre, faire le même travail toute la journée, ne pas en voir le bout. Et puis, si Londres était connu pour être une des villes les plus accueillantes du monde, il y avait peu de chance que ce soit grâce aux touristes, qui avaient toujours une raison de se plaindre, qui grognaient souvent pour rien et qui, il fallait le dire... empestaient souvent après une journée à marcher non stop. Aussi la démone n'en tînt pas rigueur et essaya plutôt de l'apaiser d'un sourire.
Il n'y avait pas à dire, Elle aimait sourire.

« Pas vraiment, enfin, si, je... commença-t-elle avant d'éclater de rire. Pardon, je pars dans tous les sens. J'ai simplement déjà eu l'occasion d'admirer plusieurs de tes œuvres, sur deviantArt. Il me semblait bien t'avoir reconnue, tout à l'heure, mais je voulais être sûre. »

Comme pour prouver sa bonne foi, elle lui tendit son iPhone — 4S ! — qui affichait fièrement le fameux profil dA.

« J'aime beaucoup ce que tu fais. Vraiment. Et si on m'avait dit, ce matin, que je tomberai sur toi ! » Nouveau sourire encourageant. « Je vais te paraître incroyablement familière, mais... tu as terminé de travailler, non ? Si tu veux, on peut s'asseoir dans un des bars du coin et discuter un peu ? Pas question que je laisse passer l'occasion de parler art avec une artiste. »

C'était un peu gros, comme hasard, mais Hannah n'était pas non plus une parfaite inconnue. Elle s'était fait un petit nom dans la sphère du web, et pas seulement.
Et puis... Allait-elle vraiment se douter que cette rencontre, loin d'être fortuite, était en réalité une sorte de traquenard d'une démone deux fois millénaires qui cherchait à l'enrôler dans sa secte ? Peu de chance...

Évidemment, c'était mon rêve. Entendre mon nom sur toutes les bouches, qu'on me pointe du doigt sur la rue, en murmurant des propos flatteurs. Qu'un enfant tire la manche de sa mère pour le demander de regarder la dame qui a réunit le monde entier. Qui a fait de la famine un mythe. Du reste, que ce soit ça ou autre chose, n'était-il pas toujours plaisant pour l'ego d'entendre son prénom sur les lèvres d'une parfaite inconnue ? Se sentir important, c'était tout ce qui primait, c'était aussi la plus grosse tare de l'être humain. Je soupirai, heureuse et consternée à la fois.

« J'ignorais que j'avais tant de fans...»

Mensonges. Comme tout le monde, je vérifiais les commentaires, les partages, je googlais mon nom et si jamais je trouvais une de mes toiles libre de droit, je rageais intèrieurement. Certes, je le faisais pour sauver le monde, mais je voulais que tous sachent que c'était Hannah qui sauvait le monde, pas jiji_93. C'était tout de même plaisant et fortement agréable de voir qu'une jeune femme pouvait m'admirer. Je lui rendis son sourire, presque amusée devant tant d'enthousiasme. Je regardai le minuscule profil sur DA, que je me devais d'actualiser bientôt d'ailleurs, j'avais deux ou trois huiles qui étaient prêtes pour le grand dévoilement.

« Ok, ok. Relaxe. J'ai un peu de temps à t'accorder si tu veux, mais arrête d'agir comme si j'étais une grande star. »

Pas encore. Dans quelques années, probablement - quand le président du Gabon avait une de vos toiles dans son garage, vous pouviez bien devenir célèbre, non ? Je lui demandai où elle voulait aller et nous prîmes la direction d'un petit établissement assez sympathique, où on pourrait tout de même discuter sans être toujours interrompues par des mâles heureux que leur équipe ait scoré.

J'étais tellement flattée que je ne songeai pas au détail le plus étrange. Enfin, pas sur le moment - plus tard, ça viendrait. Avec quelques semaines de recul, je me poserais des questions, mais pour l'instant, tout me semblait naturel. Il faut dire que si Elle avait oublié un truc dans son plan, c'était que ma photo ne se retrouvait nul part sur mon deviantArt et encore moins mon nom de famille. Hannah_jo, quelques portraits de moi, certes, mais trop massacrés pour que je sois reconnaissable. Si je me peignais, c'était rongée par les mites, dévorée par les loups, zombifiée, jamais telle que je l'étais. Enfin, là, en cette fin de journée, je n'y prêtai même pas attention.

« Alors...tiens, tu t'appelles comment, au fait ? »

Hannah semblait avoir un caractère bien à elle, ce qui n'était pas pour déplaire à son interlocutrice. Alors comme ça, la belle artiste n'aimait pas être mise sur un piédestal ?

« Pardon, je ne voulais pas te mettre mal à l'aise, je suis juste surprise. »

Après avoir rapidement discuté du meilleur point de chute, les deux femmes se mirent en route dans la joie et la bonne humeur. Malgré son apparent détachement, Hannah semblait ravie qu'on s'intéressât à elle ; c'était le propre des artistes. Elle, quant à elle, était ravie de voir ses intuitions se confirmer petit à petit. La suédoise était telle qu'elle l'avait imaginée.

« Elle Greece. J'arrive tout juste à Londres, je ne connais pas encore très bien les lieux. » Faisant un tour sur elle-même, tout en marchant, pour admirer le décor autour d'elle du regard, elle reprit avec bonne humeur. « Mais je sens que je vais me plaire ici. Les surprises s'enchaînent. »

Pas toujours de bonnes surprises, malheureusement, mais Elle était d'un naturel optimiste. Les longues années n'avaient pas su entamer un état d'esprit résolument volontaire et léger, là où tant d'immortels sombraient dans le cynisme, la mélancolie et l'ennui. Il ne savait tout simplement pas où regarder.
D'apparence, la fausse française faisait plus jeune d'une ou deux années que sa compagne étrangère. Ses réactions enthousiastes et parfois un peu puériles — comme sa petite pirouette, par exemple — renforçaient se constat. Là où au premier regard Hannah apparaissait posée et détachée, Elle ressemblait plus à une pile électrique bavarde. Ce fut d'ailleurs elle qui relança la conversation, bien avant qu'elles n'arrivent à destination.

« J'ai été très surprise, la première fois que j'ai vu une de tes toiles. Elles sont... percutantes. Tu peints depuis longtemps ? »

Bien vite, elles arrivèrent en vu de leur destination. Elle pressa légèrement le pas, afin d'être en mesure d'ouvrir la porte à son « invitée d'honneur » avec un léger sourire malicieux. « Après toi, » l'invita-t-elle avant de s'engouffrer à sa suite dans la petite enseigne. La salle était calme, on était pas en plein coup de feu et il n'y avait que quelques clients pour la plupart seuls et silencieux. Les deux femmes choisirent une place au hasard et s'installèrent confortablement. Un serveur s'approcha d'elles.

« Alors, que veulent ces demoiselles ? demanda-t-il en agrémentant sa demande d'un petit sourire.
— Un Fanta citron ira très bien pour me part... elle porta son regard sur Hannah. Qu'est-ce que tu prends ? C'est moi qui offre. »

Habituée à être anonyme, je n'en étais pas moins contente que mon travail touche une personne, peu importe qui elle était. Qu'elle soit jeune m'encourageait : ainsi, je n'étais pas la seule à voir en ce monde des injustices ou à vouloir les régler. Je lui offris un vrai sourire, heureuse de trouver quelqu'un qui puisse vraiment comprendre la portée de mon art.

« Elle ? Ça ne sonne pas très Anglais. Tu es d'où exactement ? »

Je n'avais pas entendu un tel prénom de toute ma vie, pourtant Dieu savait que j'avais visité des peuples et que des sonorités étranges avaient atterri dans mes oreilles. Ça me rappelait un peu des langues latines, comme le Français ou l'Espagnol. Je ne me souvenais plus exactement de laquelle des deux langues prononçaient eyé au lieu d'elle. Ce n'était pas très important : après tout, c'était même plus flatteur. Cela voulait dire que j'étais un peu connue dans une autre partie du monde...c'était agréable.

« Je devais avoir dix ans, peut-être. Une prof s'est dit que si je peignais, je finirais peut-être par me taire, fis-je, sarcastique. »

Un hasard qui m'avait mené loin, quand on y pensait. Si celle-là n'avait pas voulu me faire taire, je n'aurais jamais commencé à exprimer mes idées sur feuille et je n'aurais pas découvert cette passion. On pouvait toujours censurer mes paroles, me couper à la télévision, mais une toile parlait d'elle-même, sans que personne n'ait à l'expliquer. Finalement, nous arrivâmes au bar et Elle s'effaça pour que je passe. Le serveur nous suivit patiemment, un sourire aux lèvres. Son ton m'énerva : pourquoi fallait-il toujours que les gens soient aussi hypocrites ? Il n'y avait aucune raison pour qu'il soit gentil. Et pas plus pour qu'il soit heureux, qui donc avait envie d'être serveur ? Il ne voulait qu'un bon pourboire, capitaliste, mené par l'argent.

« Vous avez des Alter Eco ? »

Inutile de me servir, sinon. Je ne voulais rien boire qui aurait impliqué la destruction d'un environnement ou l'épuisement d'un travailleur. Bio et équitable, voilà ce qui était bien. Certes, c'était un peu plus cher mais bon, je pouvais toujours payer l'équivalent.

« Et toi ? Tu es une artiste aussi ? »

Amusée par la question, Elle ne put retenir un petit rire.

« Je ne sais pas d'où ça vient, pour être honnête. Partout où je vais, on me dit que mon prénom ne fait pas très local. Après, ce n'est pas comme si j'avais énormément voyagé non plus... mais mes parents, si. Et ils n'ont jamais voulu me répondre quand je leur demandais ce qui leur était passé par la tête. Je n'ai pas cherché. J'aime mon prénom, l'idée que je suis peut-être la seule à le porter est stupide mais elle me plaît. »

Elles changèrent ensuite d'ambiance, passant de la rue livrée aux assauts du vent à un bar à l'ambiance chaleureuse. Il ne fallut pas longtemps à un serveur pour s'approcher et prendre leur commande. Il ne se laissa pas désarçonner face à la question de la suédoise, bien au contraire.

« Nous avons quelques produits “commerce équitable”, oui. Des jus de fruit exotiques, surtout. Mangue, goyave, framboise... »

Quand Hannah eut rendu son verdict, il s'éloigna non sans leur adresser un dernier sourire. Elle le regarda pensivement partir, comme plongée dans ses pensées et se fut la question de son aînée-cadette qui la ramena à la réalité.

« Moi, une artiste ? Je ne sais pas si on peut dire ça. Je joue de quelques instruments, j'ai déjà peint une ou deux fois, mais à chaque fois, je ne faisais que dans l'imitation. Je n'ai jamais écrit un morceau, par exemple. » Elle marqua une pause alors que le serveur revenait avec leurs boissons. Il ne s'attarda pas, se contentant de leur souhaiter un bon moment avant de les quitter avec une œillade innocente. Elle reprit quand elles furent de nouveau seules : « Je préfère l'Histoire. De l'art, entre autre. »

Elle attaqua ensuite son Fanta, s'amusant de l'effet du liquide sucré et pétillant sur sa langue. Les sodas n'étaient pas si vieux, elle n'avait pas encore fini de les trouver surprenant. Elle pouvait parfois être une vraie gosse et pourtant, ça n'avait rien de compliqué, le principe de la boisson gazeuse n'était même pas original. Mais cela n'empêchait rien.

« J'ai souvent hésité à laisser une question, sur ta profil. Ce que tu peints, tu l'as vu ? J'ai du mal à croire qu'on puisse faire quelque chose d'aussi percutant simplement en s'inspirant du JT. »

Sa demande sur l'Alter Eco démontrait bien que Hannah n'était pas ce genre de personne à prêcher sans pratiquer. Si elle cherchait l'équitable jusque dans une boisson commandée dans un bar, c'était qu'elle croyait à ses convictions et ne se contentait pas de les défendre sur la Toile. C'était quelque chose que la démone respectait énormément ; plus encore, cela ne rendrait le recrutement que plus facile. Elle n'en doutait plus, désormais, le Voile Blanc compterait prochainement une nouvelle membre. Restait à savoir comment aborder la chose.

Reposant son verre après en avoir bu — par intermittence — une bonne moitié, elle s'amusa à lui imprimer une très légère rotation, ne regardant qu'à peine le petit tourbillon qui s'y forma.

« C'est une question sans doute étrange, mais... pourquoi peints-tu ? »

Pour changer le monde ?

Je remarquai qu'elle me parla de l'origine de son prénom, mais pas de son origine à elle. Enfin, si elle ne voulait pas en parler, libre à elle. Elle avait tout de même raison ; si ce n'était pas des sonorités qu'on entendait souvent, surtout ici, mais c'était original. Moi, je n'avais qu'un nom banal, classé parmi les plus populaires en Sverige. Même pour les Anglais, c'était très commun. Je m'en fichais, à quelque part. Mon art était original, au moins.

« Mangue, s'il-vous-plait. »

Elle commença à m'expliquer que, si elle aimait bien regarder les artistes, l'histoire de l'art en général, elle n'était elle-même bonne qu'à imiter. J'aurais bien aimé l'entendre jouer, moi-même n'étant pas très douée pour la musique. Je préfèrais l'écriture et la peinture, la photo, le montage. J'avais bien chanté un peu, joué quelques accords de guitare, mais sans plus.

« On est tous des artistes. Je suis certaine que, si tu voulais, tu pourrais ajouter quelques notes et créer ton propre chef-d'oeuvre. »

Je la regardai boire, presque étonnée. Elle semblait amusée de voir une simple boisson gazeuse. Tant mieux pour elle, si elle pouvait être heureuse grâce à de si petits détails. Moi, j'ouvris la bouteille - recyclable - et pris une toute petite gorgée. Ce n'était pas très sucré, mais avec l'habitude, ça allait. Mon regard se perdit au loin, mais je continuai à l'écouter, pensive. Oui, il était évident qu'on ne pouvait peindre de telles scènes sans savoir au moins un peu de quoi on parlait. Si mes oeuvres étaient touchantes, c'était parce que j'étais touchée. Tout simplement.

« Hm. Fader était ambassadeur, j'ai vu pas mal de choses, quand j'étais plus jeune. Des pays magnifiques et des endroits où l'horreur est la seule vérité. Il avait beau mettre ses mains devant mes yeux, j'avais tout de même le temps de voir les cadavres, je sentais tout de même l'odeur de la putréfaction. Ça marque une vie à jamais. »

J'eus un petit sourire triste. Il n'était pas rare que je me réveille la nuit, prise dans un cauchemar qui recommençait sans cesse. J'avais eu mal pour toutes ces personnes, surtout les jeunes. Ils avaient été mes amis, parfois, mais je vivais dans le luxe alors qu'ils crevaient de faim. Je pensais aux petites filles afghanes avec qui j'avais vécu pendant deux ans, puis abandonné lorsque les talibans avaient pris le pouvoir. Elles étaient sûrement mariées, battues, déjà mortes.

« Pour ne pas oublier ce que j'ai vu. Pour faire réagir les gens. Pour l'espoir...»

Encore une fois, petit rire. Valait mieux rire que pleurer, quoi.

« Parce que c'est la seule façon de ne pas devenir folle. »

« Peut-être. Et peut-être est-ce ça qui différencie les artistes du commun des mortels ; ils veulent et s'en donnent les moyens là ou les autres regrettent simplement de ne pas pouvoir. Personnellement, tant que je peux jouer le dernier Coldplay, je suis contente. »

Et le pire, c'était que c'était la plus stricte vérité. Par défi, par jeu, par envie ou par ennui, Elle s'était attaquée à la maîtrise de plusieurs instruments et elle s'amusait souvent à jouer les derniers tubes à la mode, simplement pour garder la main. Elle n'avait jamais essayé de créer quelque chose par elle-même. Déjà parce qu'elle n'aurait pas su ou commencer et aussi parce qu'elle était persuadée qu'au final, sa « création » n'aurait été qu'un immonde patchwork de toutes les sonorités qu'elle pouvait aimer. Pourtant, c'était un challenge intéressant. Hannah lui donnait presque envie de se lancer.

Mais elle n'était pas là pour parler de ses propres talents musicaux mais bien pour cerner la personnalité de sa vis-à-vis. C'était comme plonger dans un puits dont on ignorait la profondeur, sans risque de se noyer mais sans certitude de découvrir ce qu'on recherchait. L'inconnu. Aurait-elle été une sirène, Elle aurait frétillé.

« Sight är känslan av att den första revolten mot förnuftet. La vue est le premier des sens qui se révolte contre la raison, » énonça Elle, citant un auteur suédois du XVII^e siècle en imitant l'accent que pourrait avoir une jeune anglaise faisant ses premiers pas dans cette langue scandinave. « Tu viens de Suède, non ? J'ai cru reconnaître Fader, père, et tu l'as dit si naturellement... se justifia-t-elle. J'essaie d'apprendre la langue, en ce moment, mais ce n'est pas facile... Alors j'apprends des dictons pour m'aider avec la prononciation. Celui la m'a paru... approprié. Quand on regarde autour de nous, on se dit que tout va bien... Et puis on regarde un peu plus loin et... »

Elle ne termina pas sa phrase, laissant Hannah trouver sa propre morale.

« Je comprends ce que tu peux ressentir. Je n'ai pas vu avec mes yeux ce que tu me décris, mais... J'ai lu beaucoup d'écrits historiques et certaines plumes sont tellement saisissantes ! Un peu comme tes toiles. Et contrairement à ce que l'on croit, l'Histoire, ce n'est pas que l'Antiquité et le Moyen-Âge. L'après guerre froide est une période... passionnante. »

Elle avait prononcé ce mot avec une certaine hésitation, comme si c'était mal de trouver passionnant les guerres qui avaient secoué l'Europe de l'Est et le reste du monde.

Les gens avaient parfois du mal à comprendre, c'était vrai. Mais ils n'avaient pas vécu l'horreur, eux. Ils voyaient ce que les médias voulaient bien montrer, et ceux-ci censuraient beaucoup. Un corps, c'était bien difficile à voir ; la femme qu'on violait en arrière-plan, alors que sa petite fille subissait des atrocités sans nom, que toutes les deux finissaient la gorge ouverte...Ça, c'était pire que pire. Pas de mots pour ça, juste une étrange envie de vomir, sans pour autant en être capable. Comme s'il fallait être fort pour eux ou que je n'avais pas le droit d'avoir mal après ce qu'eux avaient enduré. Peut-être que ce qui me traumatisait le plus était de savoir que, la première fois que nous étions tombés sur un enfant mort, ma première pensée avait été pour ses jouets. Pouvais-je les avoir ? Je me sentais ridicule quand j'y pensais.

« Sverige, ja. »

Ce n'était pas comme si c'était difficile à deviner. Mes cheveux blonds, mes yeux bleus, ma grande taille et mon nom de famille m'identifiaient facilement comme une scandinave. Hitler m'aurait adorée, réellement.

« C'est rare, les gens qui veulent apprendre le Suédois. Si tu veux, je pourrais peut-être t'aider un peu, pour les prononciations. »

On en revenait toutefois à mes toiles. C'était difficile d'en parler, même si le but de mes oeuvres était de sensibiliser. Néanmoins, expliquer à quelqu'un la situation, c'était très peu aisé. Comment décrire l'odeur de la mort ? Le bruit des avions qui passait au-dessus de vous ? L'émotion qu'une simple pomme pouvait susciter en vous, lorsque vous reveniez d,un pays qui n'en avait pas ? Je ne voulais pas sembler l'attaquer, mais je ne pensais pas qu'Elle comprenait. À moins de l'avoir vécu, ce qui n'était pas le cas, selon elle.

« Ça parait que tu n'as jamais mis les pieds dans une zone de guerre. Il n'y a rien de passionnant à ça. Les journalistes ou les auteurs sont des poètes, ils parlent de gloire, de martyrs. Il n'y en a pas un qui parle du pauvre gosse qui a pissé dans ses culottes, parce qu'il n'en pouvait plus. Il n'y en a pas un qui y a vraiment été. Sans vouloir t'offenser...je ne crois pas que tu puisses comprendre, non. »

On voyageait pour changer d'idées. Mais c'était toujours pire. Je bus une longue journée, une passion sinistre dans le regard. J'aurais voulu traîner tout le monde sur un champ de mine et leur dire : allez ! Survivez ! Leur montre des fillettes à qui on apprenait à ne pas jouer avec des poupées, parce qu'elles étaient piégées. C'était dégeulasse.

« Je travaille sur le Rwanda en ce moment. Si ça te dit, tu pourrais passez voir. »

« Je veux bien, oui. Apprendre une langue en autodidacte est un exercice passionnant, mais difficile. Ton aide sera la bienvenue. »

C'était si facile, de s'immiscer dans la vie de quelqu'un. Il suffisait de s'approcher, l'air de rien, de sourire, de parler, d'intéresser. Pas un instant, Hannah n'avait semblé vouloir se dérober, fuir devant cette adolescente sortie de nulle part et pour cause, Elle ne lui avait donné aucune raison de le faire. Sans dire exactement ce qu'on attendait d'elle, elle avait placé ses mots avec soin pour faire échos avec la conscience de son interlocutrice. Quoi de mieux que de parler musique à une peintre ? Suédois à une expatriée scandinave ?

La démone s'amusait comme une folle. Elle admirait le regard franc et volontaire de son « aînée » s'assombrir alors qu'elle parlait de guerre d'une autre façon, arguant l'intérêt et la passion là où elle ne voyait, elle, que l'horreur et la haine.

« Je ne parlais pas de ce... genre d'écrits, et même ces écrits là peuvent transmettre l'horreur, commença-t-elle timidement. Les bibliothèques bien fournies regorgent de journaux intimes, compte-rendus et autres documents authentiques, livrés sans barrières ni mensonges. Je ne pense pas qu'il faille sous-estimer l'héritage que représente l'Histoire. Et puis, dans un siècle, tes peintures seront aussi des pages de ce grand livre que tous devraient prendre le temps de lire. »

Elle parlait calmement, sans se départir de son sourire quoiqu'il fût beaucoup plus discret, comme pour souligner la gravité de ses paroles.

« Je ne peux peut-être pas comprendre, non... Mais je peux imaginer, je peux me souvenirs d'événements que je n'ai pas vécu mais qui ont été couché sur le papiers avec une précision... » Elle frissonna.

Il fallait reconnaître une qualité à Hannah, c'était d'être sûre d'elle. Persuadée que sa vision du monde était juste. Convaincue qu'une lycéenne sortie de nulle part, qui ne trouvait ses vérités que dans les livres ne pouvaient résolument imaginer ce qu'était une guerre. Sans doute avait-elle raison. Sans doute Elle Greece n'aurait-elle pu imaginer vraiment ce qu'était la guerre.

Néanmoins, le but n'était pas de rentrer dans un débat politico-philosophique sur les tenants et aboutissants de l'art sous toutes ses formes dans l'expression de l'horreur de la guerre, aussi n'insista-t-elle pas, se contentant de hocher pensivement la tête si Hannah retournait à l'assaut. L'importait était qu'elle sache que son interlocutrice avait une conversation qui dépassait l'admiration du nombre de commentaires reçus après l'heure de publication de sa nouvelle deviation.

« Ce serait un véritable plaisir, Hannah. J'en profiterai pour amener un ou deux instruments, on pourra parler peinture et musique... Tu joues de quoi ? »

Les gens qui parlaient le suédois étaient rares. J'étais heureuse de trouver une fille de mon âge environ qui souhaitait apprendre ma langue, partager ma culture. On voulait apprendre l'Anglais, l'Espagnol, le Français ou le Chinois. Les langues dites importantes. Le patois scandinave, personne n'y faisait attention. Elle semblait cultivée, intéressée par tout. La preuve étant qu'elle avait vu mes peintures et que cela l'avait touchée au point qu'elle ressente le besoin d'en parler. Néanmoins, nos avis divergeaient. Elle voyait quelque chose de passionant à la guerre, je ne pouvais pas penser de cette façon. À mes yeux, il n'y avait rien de bon là-dedans. Je ne supportais pas qu'on pense autrement que moi, parce que j'étais souvent la seule à avoir vu autant de choses.

« Oui, enfin. J'ai lu certains journaux aussi, mais je maintiens qu'il y a une différence entre lire la description d'une mort et la voir en direct. Enfin...»

Ce n'était décidemment pas le sujet le plus joyeux du monde. Je fermai les yeux un court instant, percevant très bien les coulis du sang, presque capable d'entendre les explosions qui résonnaient parfois la nuit dans les pays agités. Je dodelinai de la tête.

« La plupart des gens interprètent mal mes peintures. Ils pensent que je veux provoquer, ce qui est vrai, puisque la dénonciation passe par la provocation. Je veux que le monde change. Ils pensent souvent que je suis une gosse qui en invente un peu trop. »

Malheureusement, j'avais probablement pas mal plus vécu que la plupart de ces critiques. Ils restaient enfermés dans leurs bureaux, à regarder des oeuvres et à décider de leur valeur. C'était rare qu'ils se donnaient la peine de parler à l'artiste qui avait mis des jours là-dessus, qui lui avait insuflé son âme ! S'ils ne comprenaient pas, c'était de la merde. Et ils ne comprenaient pas vraiment comme je pouvais faire de l'humour avec mes toiles - ce n'en était pas réellement. C'était juste une façon de montrer que je peignais un quotidien banal, bien trop frappant. Forcément, les titres de mes toiles les étonnaient.

Elle réagit positivement à mon offre. Elle me proposa même d'emmener quelques instruments. À mon avis, ce serait merveilleux. Parce que la musique permettait de créer, inspirait, faisait vivre des émotions qu'on ne pouvait susciter avec d'autres moyens.

« Je joue un peu de guitare, un peu de flûte. J'imagine que je serais capable de suivre le rythme sur une batterie, mais c'est tout. Je suis sûrement moins douée que toi sur ce point-là, tu vois. »

Ah, l'artiste incompris. Ce devait être la plus vieille malédiction du monde. Hannah était loin d'être la première à s'en plaindre et, sans l'ombre d'un doute, ne serait pas la dernière. L'artiste créait et le spectateur regardait ; parfois, l'alchimie naissait et les deux en ressortaient grandis. Mais quand la magie ne prenait pas, il n'y en avait qu'un pour être déçu, la plupart du temps.

« Changer le monde. » Elle la tenait. Intérieurement, Elle jubilait mais elle ne laissait paraître qu'une bien triste hésitation. « C'est sûr, si on pouvait... améliorer les choses. Je me demande souvent, si on m'offrait l'opportunité de faire quelque chose, est-ce que je la saisirai ? Je veux dire, de vraiment pouvoir faire la différence, même si je devais payer le prix fort, même si je devais abandonner ma vie tranquille. »

Elle se tût, son air grave contrastant avec le sourire qu'elle n'avait cessé d'afficher à son interlocutrice.

« J'aimerai pouvoir répondre oui. Mais en même temps... je ne sais pas. Je suis sans doute trop jeune pour ce genre de réflexions. J'espère que, le jour où ça arrivera — si ça arrive —, je serai prête. »

La pierre était lâchée, elle frappait l'azure et il ne restait plus à Elle qu'à observer les ondes.

Pourtant, elle ne poussa pas plus la discussion sur ce terrain là. Pas encore. Bientôt, Hannah serait prête à entendre parler du Voile Blanc. Mais pour l'heure, elles devaient encore apprendre à se connaître. Aussi l'adolescente qu'elle incarnait retrouva doucement son sourire alors qu'elle s'écartait, avec la facilité de ceux qui avaient vécu une vie aisiée, de ces sombres pensées.

Très vite, elles parlèrent de leurs retrouvailles. Un bar était certes un endroit charmant mais bien trop impersonnel pour une artiste comme Hannah. Cette dernière avait besoin de s'exprimer, de s'épanouir et pour cela, elle recherchait un cocon. C'était normal. Elle, quant à elle, ne désirait rien de plus que de la voir s'épanouir à l'abris des regards indiscrets. Il y avait la suédoise que le monde voyait et l'artiste que sa toile admirait. La démone voulait observer cette facette de sa personnalité. Comprendre. Apprendre.

« Pensais-tu me surpasser partout ? demanda-t-elle, taquine avant d'éclater de rire. « Je plaisante, ne t'inquiète pas. J'ai un emploi du temps très permissif, pour ma part. Être au lycée à du bon. Le plus simple est de... — elle sortit son portable — Tu as un numéro ? »

« Moi j'irais. Enfin, je n'ai pas le droit, tu vois ? Fader est ambassadeur, si j'étais capturée, je serais un objet de pression trop grand sur le gouvernement. Quand ton père connait le président, le roi ou peu importe et que la fille du couple dirigeant est une de tes meilleures amies, tu ne peux pas te ballader joyeusement en Birmanie pour le plaisir. »

Certains diraient que c'est une excuse facile, mais ce n'était pas le cas. J'aurais vraiment voulu faire ma part, mais je ne pouvais voyager qu'en compagnie de ma famille, lorsque c'était dans des pays dangereux. En famille et avec des gardes armés jusqu'aux dents, pour un voyage chronomètré à la seconde près où environ une ou deux personnes seulement savaient où nous allions. Je changeai de sujet, réagissant à une de ses paroles, choisissant un truc beaucoup plus léger.

« Tu as quel âge? demandai-je, curieuse. »

Elle ne semblait pas bien bien plus jeune ou vieille que moi. En fait, je ne savais pas trop. Elle ne dépassait pas les 21 ans, mais elle devait avoir au moins 17 ans. C'était difficile à dire. J'avais connu des filles de mon âge qui semblait à peine commencer leur puberté et vice-versa. Je me disais que, puisqu'elle semblait assez sérieuse et cultivée, elle devait être au moins à la fin de son adolescence. Éveillée par ses cours d'histoire, assez consciente pour écouter les nouvelles le soir. Un truc du genre, quoi.

Nous nous mettons à parler art, mais pas juste de peinture. Il y a la musique aussi, qui fait partie du monde, mais si elle me parle de ses quelques talents, je ne peux malheureusement pas compter la composition parmi mes dadas. Je peux bien me vanter de jouer quelques notes, mais rien qui impressionerait un professeur de musique, encore moins un musicien professionnel. Ce sont juste des connaissances que j'ai acquises comme ça. En fait, j'ai honte de l'avouer, je ne joue qu'à l'oreille. On m'a montré où poser mes doigts pour jouer telle chanson et je le fais, mais le mystère des dos dièses ou des fas majeurs reste entier. Voilà pourquoi je n'arrive pas à jouer réellement. Peu importe, les pinceaux font un son bien plus agréable à mes oreilles que celui d'une guitare ou d'un piano.

Même si les pièces de piano m'inspirent beaucoup, soit dit en passant.

« Hm, celui de mes parents. Je n'ai pas de cellullaire, tu comprends, l'industrie...06542465(Québécoise se foutant des numéros français, bonsoir !). Poste 53. Si je réponds, je suis dispo, sinon, réessaie plus tard. Enfin, je travaille rarement au-delà de 17 heures, donc ça devrait aller. »

Mes parents avaient insisté pour que j'aie une ligne dans mon atelier, parce que sinon je pouvais passer des heures sans faire attention à mon alimentation ou au monde extérieur. La sonnerie tonitruante me ramenait à la réalité.

Épater la galerie. Si Hannah avait voulu impressionner Elle, sans doute ne s'y serait-elle pas pris autrement. Pour autant, et si Elle ne pouvait pas encore se targuer de connaître la jeune suédoise, elle doutait sincèrement qu'elle fût à la recherche d'une quelconque gloire. Non, le ton était trop désintéressé ; simplement, elle assumait pleinement qui elle était et d'où elle venait et c'était un fait intéressant. La démone préféra garder le silence, cependant. Après tout, ce n'était pas tous les jours qu'une adolescente côtoyait les hautes sphères. Que cela lui plu ou non, Hannah semblait y appartenir.

« Dix-sept ans. » Elle sourit avant d'ajouter : « Dix-huit en septembre. »

Comme si elle avait peur d'être prise pour une gamine, en quelque sorte. Dix-huit ans faisaient un peu plus sérieux que dix-sept, après tout. Hannah faisait montre d'un détachement et d'une maturité assez impressionnante. Elle avait le courage d'assumer ses convictions jusqu'au bout, ce que bien peu d'adultes faisaient. Quoi de plus normal pour sa cadette que d'avoir peur d'être jugée inintéressante ? Elle était une enfant passionnée, douée, certains disaient même géniales mais elle restait une enfant de son âge malgré tout.

Elles échangèrent ensuite leurs coordonnées. Pour la forme, Elle donna tout de même son numéro mais elle pressentait que Hannah n'était pas du genre à faire le premier pas. Qu'importait ! Ce n'était pas comme si la démone avait l'habitude, mais presque. Elle savait déjà que les choses se présentaient plutôt bien. Une ou deux rencontres du même style et la belle fille de diplomate serait prête à entendre parler du Voile Blanc.

« On peut se revoir demain, si tu veux, je n'ai que deux heures de cours dans l'après-midi. Tu habites dans le coin ? »

Son verre était terminé depuis longtemps. Le repoussant doucement devant elle, la lycéenne se demanda combien de temps encore durerait cette première rencontre. Pas longtemps, pressentait-elle. Les choses deviendraient bien plus intéressantes et pratiques quand elles seraient dans le fameux atelier. Là, Hannah pourrait être elle-même.

Et Elle pourrait doucement la guider vers la voie qu'elle suivrait jusqu'à la fin de sa vie.

C'était ce que je pensais. Un peu plus jeune que moi, mais pas de beaucoup. Bien assez vieille en tout cas pour prendre ses propres décisions. Enfin, tout dépendait de sa situation : certains parents exigeaient de leurs rejetons une obéissance totale jusqu'à ce qu'ils soient indépendants financièrement. Si Elle habitait toujours chez ses géniteurs ou qu'ils lui payaient son loyer, sa nourriture et ses études, ils n'apprécieraient peut-être pas qu'elle décide de se faire la malle jusqu'en Égypte.

Elle me donna son numéro, que je notai vite fait sur un bout de papier - qui finirait par ailleurs dans le lavage, complètement inutilisable. J'étais un peu distraite, je l'oublierais certainement, mais si elle était réellement intéressée par mon art, elle passerait un coup de fil sans que j'aie besoin de la prier. D'ailleurs, elle était déjà en train de me demander si nous pouvions nous revoir demain.

« Hanhan. À Kensington, juste à côté de Hyde Parc. Ça devrait te plaire, il y a le quartier français tout proche, ajoutai-je avec un petit sourire.»

Tiens, je me demandais si elle n'allait pas au lycée français, par ailleurs. Ça aurait été assez logique, même si je devais avouer que son accent anglais était très bon. Je n'avais pas besoin de la faire répéter. Bon, je ne savais pas où elle habitait, donc je ne pouvais pas vraiment la guider à travers les lignes du métro ou des bus, mais j'imaginais qu'elle était encore apte à lire un plan, l'école ne devait pas avoir grillé toutes ses cellules.

Je finis mon verre et m'excusai auprès d'Elle. J'étais fatiguée, après ma journée de travail et j'avais l'intention de passer la journée du lendemain à peindre, alors je devais finir mes rapports de stage ce soir, me faire à manger et faire le ménage. J'insistais pour m'occuper de ces tâches dans ma chambre et mon atelier. Hors de question qu'une femme de ménage s'en occupe, d'abord parce que c'était dégradant, ensuite parce que je craignais qu'elle ne brise mes précieux tableaux. Après tout, elle avait déjà ruiné bien des objets dans le grand salon de fader.

« À demain. »

Avant que mes parents n'envoient leurs gardes du corps à mes trousses, il ne restait plus beaucoup de temps. Valait mieux que je rentre.