Ça commence | Erika

Elle était contrariée. Parce qu'il avait été au mauvais endroit au mauvais moment, Gabriel avait gâché un de ses rituels fétiches : l'appropriation des lieux. Comment pleinement profiter de Londres quand elle savait que l'archange y rôdait ? Pas qu'elle eut spécialement peur pour sa vie — elle savait le beau diable redoutable et dangereux, mais elle n'était elle-même pas sans ressource — mais il avait la possibilité (le don ?) de tout gâcher et elle ne savait pas vraiment s'il s'en ferait un plaisir ou s'il n'en avait tout simplement rien à faire. Pour autant, il n'était pas question de partir. Elle n'avait pas passé un mois à imaginer « Elle » pour l'abandonner à la première difficulté venue. Au fond, cela faisait parti du jeu ; cette partie s'annonçait seulement plus difficile et moins prévisible que bien d'autres.

Pour l'heure, l'immortelle avait dans l'idée de se changer les idées. Pas d'ambiance électrisante au programme, pas d'alcool coulant à flot, cette fois elle voulait du calme et de la détente. Quoi de mieux qu'oublier sa petite discussion avec la main de Dieu que d'entendre bourdonner du jazz toute la soirée ? Pour une fois, Elle était bien tentée de se laisser aller à la nostalgie d'une époque révolue — un art qu'elle n'affectionnait pas en règle générale — histoire de ne plus... penser. Bonne nouvelle : ça ne jouait pas trop mal, ce soir là. Bien sûr, on était loin des virtuoses qui avaient pu pulluler pendant les années 30... mais ça se laissait bien écouter. En bonne voie d'apaisement, la scandinave laissait traîner son regard dans la salle, passant du chanteur sexy aux invités à moitié plongés dans la pénombre, à la recherche d'une personnalité intéressante. Elle espérait bien, de fait, finir sa soirée accompagnée.

Alors que le jazz band allait entamer une nouvelle chanson, un florilège de chuchotis s'empara de la salle. Agacée, l'adolescente deux fois millénaires se retourna pour tenter d'en découvrir la raison... et un léger rictus fleurit à la commissure de ses lèvres.

« Ça doit être une mauvaise blague, sérieusement, » lâcha-t-elle dans une sorte de grommellement–grognement.

C'était à vouloir se pendre. Et pourtant, devait-elle vraiment être surprise ? Londres n'était pas une petite ville, les âmes y évoluaient par millions dans un allègre capharnaüm. Pas étonnant, que la ville grouille d'immortels, comme Jérusalem en son temps. Mais jamais, jamais Elle n'avait eu autant de poisse. Bon, et puis il y avait aussi le fait qu'elle connaissait la nouvelle arrivante, même si ce n'était que de nom. Une star de rock, une étoile montante... et une Princesse des Ténèbres. Au moins, ce n'était pas une aile blanche.

Sans surprise, leurs regards se croisèrent. Sauf quand ils y prenaient vraiment gardes, les éternels se repéraient assez facilement entre eux. Une histoire d'auras difficile à effacer.

Elle hésitait entre un sourire encourageant et un regard bien sombre. N'étant pas particulièrement associable, la démon évitait d'aller à la rencontre de ses « compatriotes » ; cela ne l'empêchait pas d'avoir une conversation agréable quand on venait la trouver. Haussant les épaules, elle lui fit un petit signe en direction du fauteuil libre à côté d'elle. Une sorte d'invitation pas vraiment insistante car déjà, Elle reportait son attention sur le concert.

« Autant profiter de l'occasion pour prendre la température, » marmonna-t-elle pour elle-même.

Ma vie avait prit un tour inattendu ces derniers temps. Alors que la situation était bloquée pendant des années, soudain, j'étais prise dans un tourbillon qui m'entrainait sans que je ne puisse lutter. Entre Gabriel et Freddie, mon coeur balançait. mais au final, comme l'avait si bien souligné l'ange repenti, j'aimais l'image de Gabriel, pas Gabriel en lui-même. J'aimais son arrogance, son assurance, sa beauté également, je ne pouvais pas le nier. J'avais été séduite par sa vulnérabilité quand il s'était ouvert à moi, me permettant de découvrir des pans de son passé, mais Gabriel était Gabriel et je ne serais pas celle qui le ferait changer, ni même plier. Surtout que, d'après mes sources, il avait radicalement changé de métier et se retrouvait manager désormais... Ayant approché une actrice sans envergure. Une blonde... m'oubliant totalement. J'avais Freddie, il avait cette fille. Parfait.

Ainsi soit-il.

Il était tellement plus facile de le haïr maintenant qu'il avait révélé son vrai visage, qu'il s'était moqué de moi encore une fois. Ou bien m'étais-je moquée de lui en allant vers Freddie, quand c'était lui qui était en période d'essai ? je ne savais plus très bien en vérité. Ce que je savais, en revanche, c'était que Freddie m'apportait l'équilibre et une certaine sérénité dont j'avais grand besoin.

Mais ce soir, ce n'était pas en sa compagnie que je me trouvais. J'étais seule en vérité, seule dans les rues animées de Londres. Besoin d'un petit retour aux sources peut-être... Je me promenais dans les rues bondées, non sans fumer un petit quelque chose qui m'aidait à me détendre... Sale manie apprise avec Gabriel, que je n'avais pas abandonné. Pourquoi m'en priver alors que je ne risquais rien ? Cela aurait été stupide et les effets de la marijuana me faisaient du bien. Momentanément.

Je passai alors devant un piano bar que je connaissais bien pour m'y être produite, à mes débuts. Je décidai d'y entrer subitement, jetant ma cigarette et pénétrant à l'intérieur, ravie de retrouver cette ambiance feutrée. J'étais au naturel ce soir. Pas de longs rajouts, pas de maquillage noir qui entourait mes yeux... Juste un jean, une chemise, un blouson de cuir et des bottes. Mes cheveux blonds étaient relevés avec une pince et je n'étais qu'à peine maquillée. Méconnaissable. Incognito.

Mais finalement, pas tant que cela alors qu'on murmurait à mon approche. Des interrogations, des regards incertains, mais je m'en moquais, me raidissant en sentant la présence d'un être ailé dans les parages. Mon regard accrocha une jeune fille blonde. Plus jeune que moi d'apparence, je dirais. Elle me regarda, avant de m'inviter à la rejoindre. Méfiante, j'hésitai, avant de finalement accepter. Il ne pouvait rien arriver dans ce lieu bondé, n'est-ce pas ? Elle s'assit alors que l'autre démone marmonnait.

- Prendre quelle température ?

Curieuse, je levai la main, hélant un serveur et commandant un cocktail, avant de revenir à la démone, que je n'avais jamais vu.

« Celle de cette foutue ville, » répondit Elle du tac au tac, avant de lever les yeux vers le ciel, de marmonner quelque chose en hébreux ancien et de se recomposer un visage calme et affable. « Pardonne ma rudesse, reprit-elle en anglais, je suis facilement contrariée quand j'arrive quelque part et que tout ne se passe pas exactement comme je l'avais prévu. »

Adressant un sourire charmant au joli serveur qui vint les rejoindre, elle laissa sa « nouvelle amie » faire sa commande avant de demander un Gin tonic. Elle prit ensuite le temps de détailler la jeune... Erika, si ses souvenirs étaient exactes. Elle tenta de se remémorer ce qu'elle savait d'elle mais dut se rendre à l'évidence : à part quelques chansons écoutées au hasard sur une station de radio quelconque ou par le biais d'une vidéo publiée sur Facebook, elle n'avait rien à se mettre sous la dent. Bah, de toute façon, les connaissances mortelles ne pouvaient pas lui fournir les renseignements dont elle avait besoin : véritable nom, âge, capacités réelles, passifs dans le « métier »... Bref, tous ces détails qui pouvaient avoir leur importance en cas de désaccord. Pas qu'Elle approuvât les luttes intestines, mais elle savait qu'il y en avait certains pour lui reprocher assez durement certaines... erreurs passées.

« Je ne suis pas venue ici depuis trois siècles, mais de mémoire, Londres n'attirait pas autant les... personnes dans notre genre. Ah ! » lâcha-t-elle au retour du serveur. Se saisissant de son verre, elle en sirota quelques gorgées avant de le déposer sur la table basse juste devant elles. « Une petite idée de pourquoi, en moins de vingt quatre heures, je tombe sur un séraphin arrogant et... toi ? »

Il n'y avait plus d'agacement, dans la voix de l'apparente lycéenne, seulement de la curiosité intéressée. Mine de rien, Elle pouvait se montrer très agréable... et si sur ce coup là, elle était un brin bavarde, c'était pour tenter de mettre son interlocutrice à l'aise. C'était souvent plus facile quand vous n'aviez qu'à répondre aux questions, pas à faire la conversation... et elle comptait bien lui faciliter les choses au maximum.

« C'est amusant, comme carrière, ne put-elle s'empêcher de commenter. Cacher sa véritable nature n'est pas trop difficile avec une horde de paparazzis assoiffés de scoops qui te suivent en permanence ? Tu as volé l'identité de quelqu'un ? »

Le concert, quant à lui, suivait tranquillement son chemin. L'actuel morceau était calme, presque lancinant, et rendait les conversations plus aisées... tout comme le fait de les écouter.

Oh, donc, j'avais la réponse à ma question non formulée. La démone que j'avais face à moi n'était pas d'ici, ou du moins, n'était pas venue depuis longtemps et elle découvrait lentement Londres. Elle n'allait pas être déçue, il y avait là une concentration d'anges et de démons assez impressionnante, il fallait bien le reconnaitre. Ce qui n'était pas sans m'emmerder profondément, parce que dans cette ville, il y avait un Gabriel en liberté qui continuait de piéger de pauvres filles. j'eus aussi une autre réponse à une autre question : elle n'était pas anglaise, parce qu'elle s'exprima dans une langue ancienne que je ne connaissais pas.

- Parce qu'il arrive que les choses se déroulent comme on le souhaite ?

J'eus un sourire cynique. Pour ma part, cela n'arrivait jamais. Il y avait toujours un grain de sable qui venait enrayer la machine. Rien ne se passait comme je le voulais depuis des années. Parfois, c'était bien, souvent, cela me plombait totalement. Le serveur arriva alors que je le hélais et je commandai un cocktail, alors que la démone commandait un Gin Tonic. Je la vis détailler le serveur avec une lueur appréciatrice dans le regard. Oui, pas mal, mais Freddie était plus canon. Ou même Gabriel.

Elle m'annonça qu'elle n'était pas venue à Londres depuis 3 siècles. Elle avait au moins 300 ans... Plus selon moi, beaucoup plus, selon son langage incompréhensible un peu plus tôt.

- Faut croire que c'est devenu la destination à la mode pour les emplumés.

Je levai les yeux quand le serveur revint, souriant distraitement alors qu'il nous tendait nos boissons et trempant les lèvres dans mon verre. Je haussai les épaules à sa question.

- Séraphin et arrogant sont un pléonasme. Lequel as-tu eu la malchance de croiser ?

Ah et pour répondre à sa question :

- Je ne sais pas pourquoi Londres est plus prisée qu'une autre ville, mais il est de fait qu'il y a beaucoup d'entre nous qui trainent leurs guêtres dans la capitale.

Je fus prise au dépourvu quand elle parla de mon étrange carrière. Disons que sauter ainsi du coq à l'âne était surprenant. Comme le fait qu'elle me remette si facilement.

- Non, ce n'est pas difficile. Celle qu'adorent les fans et celle que je suis sont deux personnalités, deux personnes bien distinctes... La star est jetée en pâture au public, un masque, et Erika est préservée, dans une petite bulle. C'est compliqué et pas vraiment intéressant. Et je n'ai volé l'identité de personne.

Je repoussai une mèche de cheveux.

- Je suis donc Erika, mais j'ignore tout de toi...

Elle eut un léger sourire en coin à la pique d'Erika. Allons, qu'était donc cette petite pointe qui perçait dans sa voix ? Cette princesse — des rockeurs ou des ténèbres, au choix — semblait avoir vécu son lot de déconvenues et de déceptions.

« Parfois. Souvent, même, quand un autre immortel ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas. » Bien entendu, avec une paire d'ailes supplémentaire dans l'équation, les calculs devenaient tout de suite beaucoup plus... délicats. Erika avait dû avoir plusieurs occasions de s'en rendre compte. « Tout est une question de doigté et... de chance. »

Était-elle chanceuse ? Sans doute. Elle était toujours en vie, c'était déjà une belle preuve. Pour le reste, Elle comptait surtout sur une préparation minutieuse et une habitude bien ancrée d'éviter les anges et les démons.

Ce n'était pourtant pas le sujet et Elle ramena doucement la conversation sur ce qui les intéressaient : Londres. Ou plutôt, les habitants de Londres. Parce que si Elle avait traversé la Manche dans un avion, ce n'était pas pour discuter tranquillement du passé avec Gabriel ou pour philosopher des difficultés de la vie avec une chanteuse démoniaque. Difficile de se fondre dans la masse quand les personnes qui pouvaient vous trouver en fermant les yeux pullulaient. Erika lui confirma d'ailleurs que ce n'était pas là qu'une impression ou une démonstration exceptionnelle de malchance. Oui, Londres était la nouvelle ville tendance pour quiconque avait la possibilité de vivre plus d'un siècle sans tomber en poussière.

Et elle n'avait même pas pris la peine de vérifier ça avant de s'y rendre. Vraiment, sur ce coup là, elle était une championne. Et le pire était que sa fierté l'empêchait de simplement partir. Maintenant qu'elle était là, elle y restait, point final, pas besoin de discuter plus. Il ne manquait plus qu'elle héritât d'un archange dans sa classe, tiens.

« Tu dois le connaître, répondit-elle à la question de son interlocutrice. Je n'ai jamais été à la Salvare, mais j'imagine qu'il doit figurer dans Introduction aux Méthodes de Défenses contre les Forces du Dieu Unique... ou quelque chose comme ça. C'est lui faire trop d'honneurs, d'ailleurs. Gabriel mériterait qu'on l'oublie pendant quelques siècles. »

Elles enchaînèrent ensuite, sur l'impulsion de l'aînée, sur des questions plus personnelles. Elle avait eu ses réponses : Londres était un guet-apens et elle s'y était fourrée toute seule comme une grande. Penchant la tête, elle écouta attentivement la théorie de la starlette sur le cloisonnement de ses vies. Une notion qu'Elle pouvait comprendre... mais il était plus difficile de l'imaginer mise en pratique quand il y avait une horde d'hystériques qui n'avait aucune envie de faire une différence entre leur idole et la petite vie qu'elle désirait mener au quotidien. C'était limite si les fans n'étaient pas au courant du premier enfant avant le père ! Dans ce contexte, remarquer que la donzelle n'avait pris aucune ride en quatre ans...
Enfin, ça devait rajouter à son charme. Le problème se poserait beaucoup plus dans les années à venir, sans doute.

« Elle. Elle Maria Greece, en version longue. J'ai bien peur de ne pas pouvoir te dire grand chose qui ne soit pas un mensonge... Tu enchaînes les concerts, moi j'enchaîne les vies. Du coup, te dire qui je suis n'est pas si évident. »

Elle lui adressa un joli sourire complice sur cette dernière affirmation, avant de se saisir à nouveau de son verre et de lui imprimer une légère rotation de son poignet, pensive. « Je compte rester ici quelques temps. On sera sans doute amené à se voir de temps en temps. » Son sourire s'accentua, alors qu'elle ajoutait, sa bonne humeur totalement retrouvée : « On va m'adorer, si j'affirme te connaître. »

Je laissai échapper un petit rire de dérision quand la démone me répliqua que les choses pouvaient bien se dérouler quand un autre immortel ne s'en mêlait pas. Ça, je n'en doutais pas. Sauf que voilà, personnellement, j'étais beaucoup trop entourée d'anges ou de démons pour que cela puisse s'appliquer à mon cas. Gabriel était entré dans ma vie voilà plusieurs années et depuis, je n'avais eu que des déconvenues, il fallait le reconnaître. D'abord lui, puis un démon, ensuite, plein d'élèves, et encore des anges et des démons ensuite...

- Alors je suis très malchanceuse.

J'esquissai un très mince sourire en la regardant, jouant un instant avec mon verre, avant de souffler :

- Sans doute suis-je trop jeune pour avoir pu évoluer sans un autre immortel dans les pattes.

J'étais toujours restée à Londres, je n'avais quitté le joug de l'école que récemment, j'étais fascinée par un Séraphin, amoureuse d'un Prince des Ténèbres qui avait viré sa cuti. Je ne pouvais pas m'affranchir des autres si facilement, pas en étant morte que depuis 4 ans. Et pourtant, j'avais l'impression d'avoir vécu 100 existences... Je ne savais plus qui j'étais, qui j'avais été, celle que je serais. J'étais une naufragée à la dérive, laissée à la merci des vents, des courants marins et des tempêtes et je n'attendais qu'une bouée pour m'aider à enfin atterrir. Freddie était cette bouée, mais encore trop fragile pour m'ancrer sur la terre ferme.

Mais le sujet de départ était Londres, cette ville qu'elle n'avait pas visité depuis 3 siècles, qui avait du d'ailleurs, bien changer. Parfois, je me prenais à envier ces êtres qui venaient d'un autre âge, qui avaient vu tant de merveilles. Et tant de déceptions aussi, sans doute. Qu'est-ce que cela faisait de se retrouver à vivre dans une époque qui n'était pas la sienne, avec pour tout vestige de son passé, des ruines et des souvenirs ? Cela faisait froid dans le dos quelque part...

Je plaisantais sur Londres, statio balnéaire pour emplumés à la mode. Elle avait déjà croisé un archange et moi. Je fus naturellement curieuse concernant l'archange et sa réponse me fit grincer des dents alors que je serrais plus fort mon verre. Gabriel. Encore et toujours lui. J'allais devoir me pencher sur la question de ses goûts en matière de femmes. Il semblerait qu'il soit attiré par les blondes. J'appris aussi qu'elle n'était pas passée par la case école.

- Pourquoi tu n'es pas allée à l'école ?

Comment y avait-elle échappé ? C'était très intéressant ça !

- Gabriel mériterait de mourir et dans la souffrance et l'oubli oui!

Je m'étais montrée soudainement beaucoup plus sèche et virulente. Non pas que j'avais une dent contre lui, non, bien sûr, quelle idée... Mais je voulais le voir se tordre de souffrance, et mort, son cœur palpitant entre mes doigts. Un fléau de moins sur cette terre. La démone sembla s'intéresser à ma vie... Ma vie d’icône rock soumise à l'hystérie des fans. j'aimais être adulée ainsi, moi qui avais été si insignifiante, et je le gérais bien, même si cela ne m'empêchait pas de ressentir ce vide immense que l'on nomme solitude. Je lui demandai son nom et je pus enfin l'appeler autrement que démone. Elle. Amusant. Et elle enchainait les vies. Très âgée donc. Je souris à sa remarque.

- Ou te harceler, au choix. La gloire est à double tranchant... Que viens-tu faire à Londres ?

« Ça ne t'apportera rien, de ruminer comme ça, fit doucement remarquer Elle. Et, si je puis me permettre, il n'y a pas d'âges pour couper les ponts. Seulement de la volonté et du courage. Mais ne t'inquiète pas pour ça, le jour où tu en auras besoin, tu le feras. On le fait tous. »

Certains le font plus souvent que d'autres, pensa-t-elle pour elle-même en esquissant un léger sourire. Elle n'avait jamais été du genre à faire ami-ami pour la vie. Les apprentis Freud avanceraient sans doute qu'elle ne s'était jamais vraiment remise de la perte de Flavius, le seul démon qu'elle avait jamais vraiment considéré comme un ami. Et même s'ils avaient raison, qu'est-ce que cela pouvait bien changer ?

Attentive aux états d'âme de son interlocutrice, Elle ne manqua pas de remarquer la réaction d'Erika à la mention du nom de l'archange. Qu'était-ce ? De la peur ? Peut-être, mais pas seulement. Il aurait été naïf de croire que la rockeuse n'éprouvait qu'une terreur incontrôlable pour l'archange. Il y avait autre chose, mais quant à dire de quoi il s'agissait... Elle n'était tout simplement pas encore assez sage pour pouvoir en apprendre autant simplement en regardant quelqu'un serrer son verre. Un jour, peut-être.

Préférant mettre de côté les questions légitimes de la jeune immortelle, son aînée préféra rester concentrer sur la main de Dieu.

« Il a tué un de mes amis et ruiné beaucoup de mes espoirs, » lui apprit-elle. « Mais j'ai la première attaqué les siens. » Elle avait suivi Flavius dans sa vendetta contre les anges, sans se poser la moindre question. Elle ne regrettait rien, mais si Gabriel méritait mourir, sans doute elle aussi. « Enfin, ces considérations éthiques et morales mises à part, je me ferai un plaisir de lui arracher le cœur si j'en ai l'occasion. »

De quoi, sans doute, rassurer Erika. La seule chose qu'il fallait retenir, c'était qu'Elle ne déclencherait pas les hostilités avec l'archange. Ni même avec aucun ange, d'ailleurs. Cela n'apportait que des ennuis.

« Tu ne fais que répéter ce qu'on t'a dit, ou tu as eu l'occasion d'apprendre par toi-même ? » demanda-t-elle finalement. Question légitime, quoique plus rhétorique que pertinente. Au fond, c'était une invitation à lui raconter son histoire.

Elle revint ensuite à ses interrogations sur la Salvare. Son parcours était en effet atypique et Elle n'avait aucune raison de ne pas le partager. Elle n'avait pas honte de ce qu'elle était et encore moins de la façon dont elle s'était forgée.

« Le démon qui m'a éveillée s'appelait Isaac et il a été assez talentueux pour le faire sans rien me raconter. Quand mon clan, qui l'avait accueilli, a été massacré par nos voisins, il a disparu et m'a laissé me réveiller, seule, totalement ignorante de ce que j'étais devenue. J'ai passé dix ans à voyager avant de rencontrer un démon. Il s'appelait Flavius, c'était l'ami dont je t'ai parlé. Il m'a appris beaucoup de choses. »

Un léger sourire nostalgique flottait sur ses lèvres, alors qu'elle repensait au romain, à ses cheveux noirs toujours en bataille, à son charisme. Elle balaya pourtant son souvenir d'un haussement d'épaules, comme si cela n'avait pas d'importance. « La Salvare n'aurait, de toute façon, pas été un endroit pour moi. Des échos que j'en ai eu, j'aurai été une élève déplorable et sans espoir. »

Finalement, quand elles en vinrent à parler de leur petite personne, la démone plaisanta sur la notoriété et l'affection que pourrait lui rapporter une amitié avec la fameuse Erika Sanders, ce à quoi la concernée lui répliqua qu'entre l'adoration et l'harcèlement, il n'y avait qu'un pas. « On sent le vécu. Mais ne t'inquiète pas pour moi, les désirs des filles de mon âge — elle esquissa un sourire amusé — n'ont aucun secret pour moi, je sais les limites à ne pas dépasser. Je vais éviter d'affirmer que tu peux me fournir en place de concert, par exemple. »

Petit clin d'œil, avant de terminer son verre d'une traite. D'un regard, elle repéra le serveur, qui ne cessait de les observer, et fronça légèrement les sourcils.

Je méditais les paroles de la démone, sans pour autant lui répondre, tout simplement parce que je n'avais aucun argument à lui opposer et que toute jeune que je puisse être, je n'étais plus une enfant butée qui soutenait quelque chose mordicus à une autre personne, en étant persuadée d'avoir raison. Parce que pour le coup, c'était bien elle qui parlait avec sagesse. Ruminer, je ne faisais que cela, mais ça, ce n'était pas nouveau. J'étais incapable d'agir ou de me comporter avec légèreté. Je n'avais jamais été quelqu'un d'insouciant, même humaine et inconsciente de la guerre céleste qui faisait rage... J'avais découvert la décadence dans les bras de Gabriel, mais avais-je été heureuse pour autant ? Non...

Et finalement, j'en venais à cette terrible question : savais-je seulement ce qu'était le bonheur ? Avais-je été heureuse un jour dans ma pitoyable vie ?

Et ma réponse, sans appel, faisait froid dans le dos : non.

Et c'était dans ces moments là que je me disais être inutile. J'aurais sans doute mieux fait de mourir, plutôt que d'avoir cette vie éternelle dont je ne savais que faire et qui ne m'apportait strictement rien. Il y avait bien Freddie, qui était une flamme dans mes ténèbres, mais réussirait-il toujours à les chasser ? Non, il ne faisait que les éloigner.

Alors trouverais-je le courage de m’affranchir de mes chaines, de mes peurs et de m'éloigner, comme elle l'affirmait ? Aurais-je seulement le temps de le faire avant que l'abime qui m'aspirait ne m'engloutisse totalement ?

Et à propos de désespoir... Elle parla d'un archange et quand j'entendis le nom de Gabriel, la haine menaça de me submerger brutalement, montant en moi sans que je ne puisse la refouler, alors que je le vouais aux pires souffrances et tortures qu'il puisse exister. Gabriel méritait de souffrir, pour toutes ces vies innocentes ravies dans le mensonge. Si je n'avais pas eu les yeux ouverts au dernier moment, j'aurais été une conquête de plus dans son palmarès plus que bien fourni. La démone m'apprit alors qu'il avait tué un de ses amis, mais qu'elle avait la première lancé les hostilités. Comme si cela faisait une quelconque différence... J'était ravie de trouver chez ma vis à vis le même sentiment de haine que moi, c'était réconfortant. Mais quel démon n'éprouvait pas cela pour l'archange, hum ?

Elle me demanda alors si je ne faisais que répéter ce que j'avais entendu, ou si je parlais d'expérience. Je jouai machinalement avec mon verre, en signe de nervosité, avant de répliquer, à voix basse :

- Il m'avais choisi pour être bénie... Il m'a trompée, salie, pervertie. J'ai été sauvée par un démon qui m'a éveillé avant que Gabriel ne puisse totalement gagner ma confiance. Alors je parle d'expérience et j'ai eu à faire à lui de très près. De trop près.

Je préférais me concentrer sur l'histoire d'Elle, lui demandant pourquoi elle n'était pas allée à l'école. J'écoutais son récit, captivée. Je n'osais imaginer ce que cela faisait d'être livrée à soi même sans savoir ce qu'on était. Terriblement angoissant.

- Quel âge as-tu ?

C'était sans doute indiscret, mais quand elle parlait de clans, j'avais l'impression d'avoir à faire à quelqu'un de terriblement âgé. je souris néanmoins quand elle parla de l'école et du fait qu'elle aurait été mauvaise élève. Pour ma part, j'y avais passé 3 ans, un temps record, et j'étais devenue Princesse des Ténèbres très rapidement, faisant de moi quelqu'un de très doué pour éveiller. Et impressionnant mes professeurs.

Elle me fit alors remarquer que trainer avec moi allait lui apporter quelque chose et je la mis en garde contre les revers de la gloire. Elle avait un caractère assez souple et de l'humour, elle me plaisait bien.

- Encore faudrait-il que tu apprécies ce que je fais. Mais je t'inviterais avec grand plaisir. En toute discrétion bien entendu, je ne voudrais pas que tu sois piétinée par des adolescentes en furie.

Ou des adolescents d'ailleurs. Mes clips provocateurs où je me montrais à moitié nue, ne laissaient pas indifférents la population mâle. Provocation, mascarade, encore. Toujours.

L'âge. C'était une question qui revenait souvent. Dans l'absolu, cela ne dérangeait pas la démone de le donner, mais elle avait remarqué que sa réponse changeait souvent la façon dont les gens la percevait. Elle parvenait souvent à mettre ses interlocuteurs à l'aise, mais quand elle leur annonçait qu'elle avait vu passer deux millénaires et plus, il avait du mal à s'en remettre. Pourtant, était-ce si important ? Au cours de ses voyages, Elle avait eu tellement d'occasions de rencontrer ses gens tellement plus sages qu'elle, et parmi eux il y avait un nombre non négligeable d'humains qui avaient compris la vie bien mieux qu'elle.

Enfin, elle ne pouvait pas vraiment en vouloir à Erika. L'une des premières questions qu'Elle avait posé à Flavius était justement celle la ; elle n'avait jamais obtenu de réponses.

« À ton avis ? » répondit-elle avec un sourire carnassier. C'était toujours amusant de voir les gens hésiter, ne pas oser... comme si elle pouvait se vexer d'une erreur.

Alors comme ça, elle était assise près d'une poupée de Gabriel ? Le terme était un peu dur, mais il reflétait parfaitement la réalité. C'était faire bien peu de cas du miasme de mensonges dans lequel étaient enfermées les victimes de l'archange, mais comment décrire autrement la façon dont se passait les choses.

« Tu es un démon, Erika. Pas une humaine. » La suite du discours ne plairait sans doute pas à la star montante, mais tant pis. Si elle pouvait simplement l'écouter et le garder dans un coin de sa tête, c'était déjà ça de pris. « On t'a donné les moyens d'être libre, de faire ce que tu veux, quand tu le veux, de devenir n'importe qui. Aujourd'hui, tu chantes, mais demain ? Tu pourras apprendre à danser, ou te lancer dans l'écriture. Tu as l'éternité devant toi et un monde merveilleux qui t'attend. Ne laisse pas Gabriel avoir une telle emprise sur ta vie, oublie la haine que tu peux ressentir à son égard. Remercie le, même ! Sans lui, le démon qui t'a éveillée ne t'aurait peut-être jamais choisie. Tu veux te venger ? Alors oublie et vie. Profite. Apprends. Découvre. »

Petit discours moralisateur dès la première discussion : check.

Il fut ensuite question d'Elle et de sa — ses ? — vie. L'immortelle raconta avec simplicité sa vie, s'amusant de voir la demoiselle captivée. Et encore, elle n'avait fait qu'évoquer, sans rentrer dans les détails. Erika était-elle du genre à s'intéresser à l'Histoire ? Si c'était le cas, elle avait en face d'elle l'interlocutrice parfaite. Elle adorait l'Histoire, sans doute parce qu'elle y avait pris part de bien des façons. Rien ne lui faisait plus plaisir que de parcourir un manuel scolaire et d'y desceller les fautes, les imperfections. L'être humain était une créature du présent et si elle se plaisait à se souvenir du passé, c'était seulement pour mieux se glorifier. Aussi, il n'était pas rare de le voir réécrire sa vérité, comme ça l'arrangeait.

Elles dévièrent ensuite sur l'école, la fameuse Salvare dont Elle ne connaissait que la porte d'entrée. Si elle avait été tentée de reproduire le schéma d'Isaac, à ses débuts, on lui avait rapidement fait comprendre qu'il s'agissait là d'une mauvaise idée. Elle avait pris sur elle et avait accepté de les y amener, encore inconscient, et ce n'était pas les regards souvent réprobateurs des démons qui les prenaient en charge qui allait la faire changer d'avis.

Quand Erika lui demanda ce qu'elle était venue faire à Londres, elle ne répondit pas, préférant regarder le serveur un peu trop curieux. Sans s'en formaliser, la rockeuse continua de discuter mais seule cette fois-ci.
Quelque chose clochait.

Encore, Elle aurait pu être encline à penser ses charmes particulièrement efficace si son regard recelait la moindre trace de désir. Mais ce n'était pas ça, l'homme fixait en réalité Erika avec une insistance malsaine et une excitation qui n'avait rien à voir avec celle que pouvait ressentir un homme pour une femme. « Tu le connais ? » demanda-t-elle subitement.

Se rendant soudainement compte de la présence d'Elle en même temps du fait qu'il était repéré. Récupérant un téléphone du fond d'une poche, il s'éclipsa.

« Je sais pas pourquoi, mais je sens qu'on ne va pas aimer la suite... »

Elle ne me fournit pas une réponse franche quand je lui demandais son âge. Au lieu de cela, elle me demanda de deviner moi même. Un exercice difficile. Si c'était déjà périlleux de donner un âge à une humaine, qui, pourtant, était soumise aux signes du temps, dés que cela touchait un ange ou un démon, il était presque impossible de tomber juste alors qu'il restait figé dans l'âge où il était mort. Mais Elle avait pourtant lâché quelques indices qui me permettaient d'avoir une très légère approximation.

- Je pense que tu es très âgée... Plus qu'un millénaire. Surement davantage... Tu as employé une langue qui ne m'est pas du tout familière toute à l'heure. Et tu as parlé de clans.

Je venais de lui livrer en quoi je détestais Gabriel et voulais le voir mort. C'était quelque chose d'intime et de personnel, pas du tout des propos lancés au vent parce qu'on m'avait gentiment endoctriné en ce sens. J'étais sans doute manipulable, mais pas à ce point. Je le lui avais confié sans honte, parce que tout le monde à l'école était au courant ou presque, de toutes façons. Il avait été facile de m'approcher. Imaginez la pauvre fille coincée qui se voit soudain courtisée par le mec le plus séduisant qu'elle ai jamais vu ? Il y avait de quoi rêver... J'aurais du me méfier. Mais j'avais été étourdie par son charme et ses belles paroles.

Elle me fit alors remarquer que j'étais un démon et plus une humaine et me fit son petit laïus de Maitre Jedi à un jeune padawan. Et bizarrement, j'avais l'impression d'entendre Freddie parler dans sa bouche. Cela faisait une impression vraiment étrange, mais c'était à peu prêt le même discours que me tenait le démon. Deux contre un, ils avaient sans doute raison. Et je savais qu'ils avaient raison. Cérébralement, j'approuvais. Mais je pensais avec me tripes et je vouais viscéralement liquider Gabriel. Je n'arrivais pas à simplement l'ignorer.

- J'ai l'impression d'entendre un très bon ami quand tu parles comme ça. Il tient sensiblement le même discours.

Je m'étais reculé sur ma chaise, en faisant la moue, avant de lâcher un soupir vaincu. Je gardais cela à l'esprit, mais je n'avais pas encore le recul nécessaire pour appliquer ces précieux conseils. Elle me raconta ensuite ses déboires, sa vie, en très gros chapitres. Elle avait traversé les âges. C'était vraiment fascinant, passionnant et un peu triste quelque part. Du moins pour quelqu'un comme moi. Je lui demandais alors pourquoi elle se trouvait à Londres. On ne se rendait pas quelque part par hasard n'est-ce pas ? Mais je ne reçus jamais aucune réponse, alors qu'Elle s'emmurait dans le silence, pour n'en sortir qu'en me demandant si je connaissais le serveur qui ne cessait de nous regarder. Surprise, je tournai doucement la tête pour l'observer et le vis sortir un portable.

- Non, il ne me dit rien...

Elle ajouta qu'on risquait d'avoir des problèmes. Je la regardais, surprise. Mon estomac se noua brutalement.

- C'est peut-être juste un fan qui prévient des potes... Mais même si ce n'est que ça, il vaudrait mieux partir.

Pas envie de me faire harceler. Mais je ne croyais pas moi-même à ma petite explication. Cela dit, qu'est-ce que je pouvais bien craindre, moi qui étais immortelle ? Je me levai alors.

- Ça te dit de continuer la soirée ailleurs ? Je connais pas mal d'endroits sympas de la capitale.

« Parce que tu connais toutes les langues vivantes qui sont parlés sur la planète ? » demanda-t-elle, amusée. « Enfin, c'est de mauvaise foi, étant donné que tu as globalement raison. Désolé, d'ailleurs, c'est clairement impoli de marmonner dans une langue étrangère, mais c'est un vieux réflexe. »

Elle n'en dirait pas d'avantage. Elle n'expliquerait pas qu'il s'agissait d'un dialecte hébreux qui n'était plus parlé depuis plusieurs sècles, elle ne dirait pas pourquoi cette langue lui était si chère, non plus. Elle doutait qu'Erika pût comprendre, de toute façon. Pas qu'elle était particulièrement bête, c'était sans doute même tout le contraire, mais comment expliquer qu'on aimait une langue parce qu'elle provenait du seul lieu où on s'était durablement installé ? Et il y avait, bien sûr, le fait qu'elle l'avait apprise au côté de Flavius.

Elles parlèrent ensuite de beaucoup de choses. De Gabriel, déjà, mais aussi de l'histoire de Elle. Cette dernière fut d'ailleurs ravie de voir son interlocutrice vraiment intéressée. Pas qu'elle aimât particulièrement parler de son histoire, mais c'était toujours flatteur de se rendre compte que son parcours pouvait intéresser quelqu'un. Malgré son âge, la démone avait su rester simple et se satisfaire des petits bonheurs égocentriques que la vie lui offrait.

Malheureusement, la soirée ne semblait pas être appelée à se terminer tranquillement. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle avait vu dans le regard du serveur, mais une chose était certaine, cela ne lui avait pas plu. Questionnant Erika à ce sujet, elle ne se laissa pas vraiment convaincre par sa tentative d'explication. Un fan ? Il devait être dérangé, alors, parce que ce n'était pas vraiment de l'admiration que ses iris avaient dardée. C'était un mélange de haine et de peur... et d'envie.

Levant les yeux vers la rockeuse, Elle hésita quelques secondes quand elle lui proposa de l'accompagner ailleurs. « Pourquoi pas. » répondit-elle, ses yeux cherchant la trace du mystérieux jeune homme. Elle aurait donné cher pour savoir qui il avait appelé. « Notre imagination nous joue sans doute des tours. »

Elle n'en croyait pas un mot.

L'air frais du printemps nocturne aurait pu chasser ses mauvais pressentiments si son ventre ne lui avait pas hurlé de se méfier. Elle jeta un regard à sa compagne et elles hochèrent la tête de concert : deux séraphins approchaient, et vite. Lui prenant la main pour l'empêcher de s'enfuir, elle la força à la regarder.

« Tu as déjà affronté des ailes blanches ? demanda-t-elle sans rien laisser paraître. Les choses risquent d'aller très vite. Écoute tes tripes sur ce coup là, mets ta cervelle au placard. Ils risquent d'attaquer sans se soucier des gens autour de nous, ce n'est pas comme s'ils devaient craindre d'être arrêtés ou quoi que ce soit. Vu comment le serveur m'ignorait, ils doivent penser que tu es seule. Quand ils vont me sentir, ils vont peut-être changer d'avis. »

Elle gardait le même ton détaché et plein d'assurance. On aurait cru l'entendre motiver sa coéquipière pour une quelconque rencontre sportive. Sauf que la partie qui allait se jouer était appelée à être hors norme.

« On va bouger, on a aucun intérêt à rester ici. Si ça se fait en public, nos couvertures vont sauter et je n'ai vraiment pas envie que ça arrive. Tu dis connaître le coin, amène nous dans un endroit calme, si possible avec pas mal d'espace. »

Un coup de feu lui coupa la parole. Let's play.

- Non, je ne les connais pas toutes, mais les sonorités, oui, surtout que j'ai fréquenté quelques vieux démons à l'école et vu quelques textes...

Donc, pas la peine d'essayer de noyer le poisson, surtout que j'avais raison, de surcroit. Elle s'excusa au passage de parler dans une autre langue, ce qui était impoli, mais je ne me formalisais pas de ce genre de chose et je me contentai de hausser les épaules, pour signifier que cela n'avait aucune importance. Je n'étais pas quelqu'un de susceptible. Et je n'avais pas envie de me mettre une vieille démone à dos, j'avais déjà une guerre personnel contre un ange vieux comme Mathusalem, pas besoin d'en rajouter.

D'ailleurs, cet archange, Elle l'avait croisé en arrivant à Londres et je lui confiais mon rôle un peu particulier avec lui, lui avouant qu'il avait bien failli me berner et que je ne devais qu'à l'intervention d'un démon de ne pas avoir été bénie et abandonnée comme toutes celles qu'il avait pu séduire avant moi. La moitié de la Lux au moins, non ? C'était tellement humiliant et si je lui parlais sans détours, je ne le faisais pas sans une pointe de honte en me disant qu'elle devait me trouver bien naïve ou idiote pour m'être laissée prendre.

Pourtant, elle ne me jugea pas vraiment, se contentant de me donner un conseil, le conseil d'une femme qui arpentait cette terre depuis des siècles et qui savait sans doute de quoi elle parlait. Et si j'enregistrais ses paroles, comme je pouvais enregistrer ce que me disait Freddie, ce n'était pas pour autant facile d'agir comme ils me le conseillaient. Plus tard peut-être, en vieillissant... En devenant adulte.

Mais le sujet fut coupé court alors qu'Elle me demandait si je connaissais le serveur qui nous jetait des regards insistants. Non, il ne me disait rien et je tentai une explication, peut-être bancale, mais plus réconfortante. Je décidai de ne pas en faire grand cas, même si Elle ne semblait pas convaincue et de l'emmener faire un tour dans Londres, continuer ailleurs, alors que je me sentais soudainement épiée... En danger même.

Nous payâmes nos consommations, avant de sortir, de sentir l'air frais nous fouetter le visage. Mon soulagement ne fut que de courte durée, alors qu'un signal d'alarme retentissait dans mon esprit. Je me tendis soudainement, regardant Elle et je compris que nous allions effectivement avoir des ennuis. Je regardai autour de moi, alors qu'elle me demandait si je m'étais déjà battue contre des anges.

- N... non...

Je n'étais pas une combattante, clairement pas. Si j'avais quelques notions de self defense, c'était le bout du monde. Et là... Je rêvais ou Elle me donnait des conseils sur ce que j'allais devoir faire pour ne pas me faire tuer ? Et avec un calme qui me laissa estomaquée.

- Quoi ? Elle, je ne sais pas me battre...

Mais elle me demandait déjà de l'emmener dans un endroit à l'écart. Je réfléchissais à toute vitesse, avant qu'un coup de feu ne me paralyse. Merde... merde, merde, merde!!! Et pourquoi est-ce qu'on m'en voulait ? Était-ce Gabriel qui les avait envoyé ? Espérons que la présence d'Elle ne les dissuade. Je m'emparai alors de sa main, alors que je retrouvais mes jambes et l'entrainai à ma suite, courant le plus vite possible.

- Les toits...

Au moins, là, on ne blesserait personne, n'est-ce pas ? Je pris une impulsion, et mes ailes se déployèrent, alors que je lâchais Elle, prenant mon envol, avant qu'un coup de feu ne retentisse de nouveau. Je sentis une douleur fulgurante au niveau de l'épaule et de l'aile, et j'atteignis le toit le plus proche, me posant en titubant, avant de tomber à genoux, étourdie. La tête me tournait soudainement...

Elle aimait se battre. Même alors qu'Erika paniquait visiblement à côté d'elle, l'idée d'en découdre avec des séraphins belliqueux n'était pas sans lui permettre de renouer avec une vieille amie : l'adrénaline.

Se laisser entraîner par sa cadette dans les rues londoniennes fut difficile mais elle se laissa faire sans protester. Après tout, c'était un peu son idée. Très vite, elles quittèrent l'axe principal et Elle fut ravie de les voir débouler dans une ruelle déserte. Ce n'était certes pas le meilleur endroit pour se battre — un peu d'espace n'aurait pas été de refus — mais cela ferait l'affaire. Au moins pourrait-elle se mettre entre les agresseurs et leur victime, cette dernière n'étant à priori pas encore prête à participer à une bataille rangée.

« Il va falloir me faire conf... » commença-t-elle sans cesser de regarder l'entrée de la ruelle. Le murmure éperdu de sa coéquipière du soir la coupa dans son élan et elle haussa un sourcil surpris. « Pardon ? Erika, non ! »

Trop tard, sous ses yeux écarquillés, la jeune femme libéra ses ailes et s'envola... Un mouvement attira l'attention de Elle et, sans réfléchir, elle fonça.

Les deux séraphins devaient croire qu'elle n'était pas dangereuse, parce qu'il n'avait presque pas fait attention à elle, si bien qu'ils réagirent trop tard pour se protéger. Malheureusement, elle même avait traînassé et elle n'eut pas besoin de se retourner pour savoir que le coup de feu qu'elle avait entendu venait de faire mouche.
Son magnifique uppercut envoya valser le tireur. Soudainement enragée, Elle tourna un regard haineux vers le deuxième immortel et le rictus qu'elle lui présenta le fit hésiter. Ses yeux n'étaient plus que deux billes parfaitement noires et quelques veines couraient autour de ses paupières. Les démons étaient des protecteurs, des guérisseurs, ils étaient un bouclier contre les agressions angéliques.

Elle ne ressemblait à rien de tout ça. Elle ressemblait à une bête, une bête pleine de colère et d'agressivité.

Comme une réponse instinctive, les deux êtres dévoilèrent à leur tour leurs ailes ; on aurait dit deux cobras dévoilant leur collerette. Le sourire mauvais d'Elle sanctionna tout de suite cette tentative d'intimidation, elle se précipita sur le premier venu, visant ce point faible et le craquement sourd qui résonna entre les murs décrépis lui annoncèrent qu'elle était parvenue à son objectif : le pauvre avait une fracture à soigner.
Elle tenta de lui arracher son arme, consciente que même avec une constitution démoniaque, encaisser une balle n'était ni agréable ni anodin, surtout dans leur situation. Comment allait Erika ? Elle n'en avait aucune idée et ne s'en souciait pas vraiment. L'appel du sang était la seule chose qui comptait.

Profitant de l'occasion, son équipier prit son envol avec la ferme intention de rejoindre la rockeuse. D'un violent coup de coude, elle étourdit son adversaire et, visant dans la fenêtre de tir que lui offrait le vol de l'autre emplumé, tira. La balle alla se ficher dans le pied du maudit. C'était déjà ça de gagner, mais Elle lâcha néanmoins un « Merde » on ne pouvait plus éloquent.

Prenant appui sur une poubelle, la scandinave déploya à son tour ses ailes, bien décidée à déplacer le combat sur les hauteurs.

J'avais mal et je sentais le sang battre à mes tempes, en une musique sourde. Je connaissais cette douleur, une lame avait déjà entaillé mes chairs pourtant, mais cette fois, je ne voulais pas mourir... Malgré mon désespoir, malgré mes propos souvent dévalorisants, j'avais enfin trouvé quelque chose qui en valait la peine... Ma vie me semblait seulement commencer avec Freddie et je voulais l'explorer avec lui, je voulais apprendre de lui. Pourquoi s'en prenait-on à moi aujourd'hui, alors que je souhaitais enfin repousser la mort, l'abîme, le néant qui m'avaient appelé sans cesse depuis ma rencontre avec Gabriel ?

Étourdie, je relevai le regard pour voir un ange se poser en face de moi, un rictus méprisant aux lèvres... Où était Elle ? S'était-elle enfuie ? ou bien l'avaient-ils blessée elle aussi ? Voire tué ? Je n'en savais rien mais je me sentais terriblement seule en cet instant. Je lançai un regard de désespoir au Séraphin qui ne fit que ricaner.

Cela l'amusait ? Ma détresse l'éclatait ? Une vague de colère devant l'injustice me secoua soudainement. Ma détresse devint défi. Il leva le bras dans l'intention de m'abattre. Allez Erika, c'est le moment de te prouver que tu n'es pas une petite poupée sans âme et sans courage. En une fraction de secondes, tout se joua. Je misais sur ma rapidité et la surprise de mon adversaire pour lui échapper. Je roulai subitement sur le côté alors que le coup de feu partait, avant de m'accroupir et de déployer mes ailes pour faire un bond puissant et me jeter sur l'homme au flingue, qui, surpris de la contre attaque alors que j'aurais du être morte, rata son coup, alors que je me saisissais de son poignet pour l'empêcher de me tirer dessus.

- Qui t'envoie ! Pourquoi moi ?! POURQUOI MOI ?!

Si jamais Gabriel était derrière tout ça, j'allais vraiment lui faire la peau à cette enflure. Je le mordis violemment au bras, le faisant lâcher l'arme. Il m'envoya soudainement valdinguer d'un violent revers du bras, mais alors qu'il me fonçait dessus, un coup de feu partit et il s'arrêta net, surpris, alors qu'une fleur écarlate éclosait sur sa chemise. Il tomba à genoux et je me relevai, implacable. Je lui balançais mon pied dans la mâchoire, le faisant tomber à la renverse. J'avais toujours mal, mais il me semblait être... désincarnée ? Mon bras valide tenait l'arme, l'autre pendait sur le côté. Je regardais durement l'ange, avant de tirer une nouvelle fois, dans le cœur. Il s'effondra et je le frappai avec l'arme, encore et encore, oubliant Elle, oubliant que dans l'équation, il y avait un autre ange.

Elle esquissa un léger sourire.
Il lui avait suffit de deux battements d'ailes pour rejoindre les hauteurs, mais quand elle parvint à son objectif, le combat entre les deux immortels avaient déjà commencé. Si la démone s'était attendue à trouver une caricature d'affrontement, elle s'était lourdement trompée. Après avoir été une petite souris apeurée, Erika se dévoilait chaton aux griffes déjà acérées et le vieux matou qu'était censé incarner l'ange semblait débordé. Aussi décida-t-elle de ne pas intervenir et de voir jusqu'où l'adolescente britannique pouvait mener la charge.

« Montre lui, » murmura-t-elle, avant de baisser les yeux vers le sol.

Son adversaire demeurait toujours au sol. La tête devait lui tourner mais surtout, son aile était sans doute encore douloureuse. Plus, en tout cas, que le pied blessé de l'agresseur d'Erika qui ne semblait pas plus déranger que ça par le corps étranger. C'était toujours une ou deux minutes de gagner, le temps que sa régénération fît effet. Bien sûr, il pouvait encore décider de fuir, sentant que le combat n'était définitivement plus en leur faveur.
Elle était face à un dilemme : redescendre pour s'occuper de son cas et donc perdre Erika de vue ou bien garder un œil sur le combat en cours et prendre le risque de voir une aile blanche vengeresse jurer de se venger. Son adversaire ne devait plus constituer une menace, immédiate. La balle qu'il avait reçu en plein cœur l'avait envoyé dans les vapes pour un petit moment et les coups qui pleuvaient ne faisaient qu'enfoncer le clou.

La décision fut vite prise, son exécution fut encore plus rapide. Elle fondit sur sa proie qui, la voyant revenir vers lui, prit le parti de battre en retraite, cherchant à se mettre à l'abris des coups de feu de l'oiseau de proie. Quand elle fut assez proche, la démone fit disparaître ses ailes et lui tomba lourdement dessus, n'hésitant pas à appuyer lourdement sur sa tête pour que le choc soit encore plus violent. Le sinistre craquement qui résonna indiqua que le nez avait dû céder mais Elle ne s'en formalisa pas et, appuyant le canon de l'arme qu'elle avait subtilisée à sa victime quelques secondes plutôt sur la nuque offerte, appuya sur la détente juste après avoir lancé un joyeux « Fais de beaux rêves, mon mignon. »

Une détonation plus tard, le corps du séraphin se ramollissait.

L'heure n'était pas aux réjouissances, cependant. attrapant le comateux — il ne respirait même plus — par le col, la démone poussa sur ses jambes et rejoignit Erika aussi vite qu'elle le put. Elle la trouva dans le même état second, accomplissant sa sordide tâche sans se rendre compte de ce qui se passait autour. Laissant tomber son fardeau sans se soucier de l'amocher un peu plus, la scandinave se posa aux côtés de la jeune fille et lui saisit le poignet avant qu'il ne s'abatte une nouvelle fois.

« Ça suffit, ordonna-t-elle, continuer ne servira à rien. Il ne peut plus rien te faire, Erika... » Elle laissa planer le silence quelques secondes avant de reprendre, plus doucement. « Tu t'en es très bien sortie, en tout cas. Qu'est-ce que ça fait, de ne plus être impuissante ? »

Se disant, elle lâcha son bras, avant de la faire se relever. Leurs deux agresseurs faisaient peine à voir, l'un avait le visage tuméfié et l'autre la gorge arraché et la nuque déchirée. « On a du temps avant qu'ils émergent, mais il va falloir décider de la marge à suivre. Sachant qu'il serait peut-être intéressant de savoir ce qu'ils avaient contre toi avant de les tuer, non ? »

Je tapais, comme une sourde, ne prenant pas garde au sang qui maculait mon épaule de par la blessure par balle, et celui qui éclaboussait mes vêtements et mon visage au fur et à mesure que je frappais, de toutes mes forces, bien maigres avec cette blessure qui m'affaiblissait et rendait ma vue plus trouble, de façon désagréable, mais qui ne me gênait pourtant pas pour frapper. Certains diraient surement que j'étais en train de craquer... Que je pétais un câble, en m'acharnant ainsi et c'était peut-être vrai. J'avais eu une violente décharge d'adrénaline et elle n'était pas encore retombée. Jamais je ne me serais crue capable de faire ce genre de chose, en fait. J'avais été une petite élève sans histoire et je n'avais appris que des rudiments à l'école, sans pour autant montrer des prédispositions... Je me démerdais.

Mais il fallait croire que l'instinct de survie permettait de mobiliser des ressources insoupçonnées.

Et puis soudain, on m'agrippa le bras et je sursautais, reculant violemment, pour apercevoir Elle. Oh, elle ne m'avait pas abandonné au final ! J'étais heureuse de la voir, de la savoir présente... Plus âgée, plus sage, plus puissante, elle savait quoi faire, je n'étais pas seule dans cette situation qui me dépassait. Je me rendis soudainement compte que ce n'était pas la faiblesse ou la douleur qui brouillait mon regard, mais des larmes. De peur ? De colère ? De tout à la fois, sans doute. Il ne pouvait plus me faire de mal, vraiment ?

- Je... Il n'est pas mort... Il a... voulu me t... tuer...

Elle me félicita alors, me demandant ce que cela faisait de ne plus être une petite souris terrifiée. Je jetai un regard au corps du séraphin, avant de sentir une nausée m'envahir. Je m'échappai de sa poigne, portant vivement ma main à ma bouche.

- Je crois que je vais vomir...

J'étais affolée, soudain.

- Qu'est-ce que j'ai fais ?

Ce déchainement de violence primaire, bestiale, ce n'était pas moi ça ! Je n'étais pas une tueuse folle ou psychopathe, pas plus qu'un animal sauvage ! Elle me releva alors, ne semblant pas en avoir terminé. J'avisais alors le second corps et cette vue me fila une nouvelle nausée. Je m'éloignai en titubant, avant de vomir effectivement, l'estomac retourné par ce qu'il venait de se passer, entendant à peine Elle parler de les interroger.

Pâle, tremblante, je m'essuyais le front, avant de poser ma main sur ma propre blessure, tombant à genoux, en sueur.

- Interroge les, si tu veux, je n'en ai pas le courage...

Je luttai contre un vertige avant de balbutier :

- Elle, je ne me sens pas très bien...

Je m'assis alors, ramassant mes genoux vers ma poitrine, me recroquevillant soudain.

- Freddie...

J'avais gémi, enfouissant mon visage dans mes genoux, en espérant guérir vite et reprendre des forces avant qu'eux n'émergent.

Voilà que, sans rien avoir demandé, Elle se retrouvait avec une démone traumatisée et deux anges assommés sur les bras. Si elle avait su ça avant de venir, nulle doute qu'elle aurait sorti un crayon, une carte, aurait fermé les yeux et aurait laissé tomber la mine quelque part, totalement au hasard, pour en faire sa nouvelle destination. Parce que là, niveau « atterrissage en douceur », c'était plus que loupé.

Il convenait désormais de réfléchir. Les oisillons ne gazouilleraient pas avant un petit moment (l'un d'eux d'autant plus difficilement qu'il ne devait plus avoir de cordes vocales) et rien ne disaient que leur silence n'attireraient pas l'attention. Histoire de ne pas se faire prendre de court une seconde fois, mieux valait bouger. Malheureusement, Erika ne semblait pas être en état de voler, la pauvre était en état de choc et peinait même à parler.

Abandonnant leurs agresseurs quelques secondes — ils en avaient pour un moment, de toute façon — elle s'agenouilla face à sa compagne d'infortune et la força à redresser la tête, pour pouvoir la regarder dans les yeux.

« Tu as déjà subi une blessure par balle ? demanda-t-elle en posant doucement ses mains sur l'épaule meurtrie. Dans ces cas là, il y a deux façons de faire. Soit tu es patiente, tu serres les dents et tu laisses la magie opérer, la balle va lentement être expulsée à mesure que la guérison progresse. Soit tu serres deux fois plus fort les deux et... » D'un geste expert, elle enfonça deux doigts dans la blessure, gardant l'épaule d'Erika immobile malgré ses probables protestations, et en retira rapidement le corps étranger. « Tu souffres un bon coup, avant que tout s'arrête d'un coup et... voilà, conclut-elle en tapotant une épaule certes endolorie mais déjà en bonne voie de guérison. « Ça guérit toujours mieux sans corps étranger. »

Sans se soucier du sang qu'elle avait sur les mains, Elle agrippa chacune des épaules d'Erika et les serra doucement. « Reste avec moi, ma belle, tu as fait le plus dur. J'ai besoin que tu te ressaisisses et que tu me dises pourquoi ils ont pu vouloir s'en prendre à toi. »

Toujours, elle cherchait le regard de sa cadette, pour l'empêcher de se recroqueviller sur elle-même et pour la pousser à affronter la réalité. Oui, on avait essayé de la tuer mais non, elle n'était pas seule.
Elle l'écouta lui raconter ce qu'elle pouvait avant de hocher doucement la tête.

« Tu as parlé d'un Freddie, tout à l'heure. C'est un démon ? Va le rejoindre dans ce cas. Je me charge des deux angelots. »

Soudain, le visage d'Elle se retrouva devant moi et j'ancrai mon regard dans le sien, essayant de me raccrocher à la réalité, repousser l'horreur qui venait de se passer. Je ne m'étais jamais battue, je n'avais jamais usé de violence et je n'avais jamais tué. Les anges n'étaient pas morts, mais bien amochés. je me consolais en me disant que c'étaient eux ou moi... Mais je n'avais pas besoin de faire preuve d'une telle violence envers mon agresseur n'est-ce pas ? Son sang maculait mes mains et j'avais des envies violentes de vomir.

Je repoussais les souvenirs de cette bataille pour essayer de comprendre ce que me disait Elle. Je secouais négativement la tête quand elle me demanda si j'avais déjà subi des blessures par balles. Et bien non, non, jamais... je m'étais tranchée les veines, mais une plaie par balles, c'était nouveau. Elle me dit qu'il y avait deux façons de procéder. Attendre que mon organisme rejette la balle... Ou l'enlever. Je hurlai quand ses doigts s'enfoncèrent dans ma chair, sans la moindre douceur, sans même prévenir, esquissant un geste de recul, qui n'eut aucun effet dans l'étreinte de fer d'Elle.

La tête me tournait subitement. De nouveau cette nausée, causée par la douleur, étourdissante. J'aurais bien aimé perdre connaissance quand même, oublier tout ça, même quelques secondes. Mais non, cela m'était refusé. Pas d'évanouissement pour Erika.

Je devais être aussi pâle qu'une morte. J'avais perdu beaucoup de sang, j'avais mal... Mais cela cicatrisait déjà, elle avait raison. J'aurais quand même préféré qu'elle me demande mon avis. Je n'étais pas une enfant, je pouvais prendre des décisions. Mes oreilles bourdonnaient, alors qu'Elle m’agrippait et me demandait de rester. mais je ne bougeais pas... Ah, ne ps tourner de l’œil peut-être. J'avais l'impression d'être dans un brouillard. C'était désagréable de ne pas être lucide.

- Je ne sais pas...

Ma voix n'était qu'un murmure étouffé, mais je me forçais à clarifier mes pensées, à les ordonner, inspirant profondément et fermant les yeux.

- Soit c'est Gabriel qui envoie des sbires contre moi, soit c'est parce que je suis une proie facile... Je ne suis démon que depuis 4 ans, princesse des Ténèbres depuis un an... J'en sais rien Elle.

J'avais été très vite à bénir, ce qui dénotait un sacré potentiel. On me prédisait une carrière exceptionnelle, un destin incroyable avec mon potentiel, mais si je ne me laissais pas déborder par mes émotions. Elle se souvint alors de Freddie.

- C'est un démon oui.

Qui avait été ange, mais je gardais cela pour moi pour l'instant. Je me relevai difficilement, un peu tremblante.

- Merci de ton aide Elle.

Mon aînée sortit alors son téléphone portable et me donna son numéro, me priant de la tenir au courant de mon état et je souris faiblement, avant de quitter le toit, chancelante. Je n'avais pas envie d'interroger les anges, je voulais juste qu'on prenne soin de moi.

Alors je rejoignis ma voiture et me dirigeai à vive allure jusque chez Freddie, inconsciente du sang maculant mon épaule et mon dos, souillant le siège de la voiture.