Réduisons nos peines [PV Sasha]

Sorcha avait appelé à peu près tout son répertoire commun avec Kieran et j'en faisais partie depuis notre voyage en Irlande. La grossesse me faisait passer par des hauts et des bas ; je dormais et mangeais énormément, et je pouvais avoir des poussées de joie comme des crises de larmes sans aucune réelle raison. C'était assez difficile à supporter, néanmoins il suffisait que je m'imagine avec mon bébé dans les bras pour oublier toutes les difficultés par lesquelles je passais. Je voulais cet enfant. Je pouvais bien supporter des sautes d'humeur, j'en avais connu toute ma vie !

Autant dire que quand j'avais appris que mon meilleur ami - comme j'aurais éclaté de rire si on m'avait affirmé qu'un jour j'utiliserais cette formule au masculin - avait disparu, j'avais proprement paniqué. J'avais filé chez Alice qui était au courant aussi, par Sorcha, comme moi, et j'avais pleuré toutes les larmes de mon corps - probable que j'avais même pioché dans le liquide amniotique tellement je m'étais asséchée - tremblant dans les bras de la française, qui m'avait consolée comme elle avait pu. Et puis finalement, quelques heures après, Sorcha nous avait à nouveau textées : Kieran allait parfaitement bien, tout du moins physiquement, c'était Sasha qui allait mal. Sasha... Alice avait blêmi, et moi j'avais été incapable de réagir, touchée plus que je ne l'aurais crue par la nouvelle de cette agression. Ça me faisait quelque chose, mais pas parce que c'était une amie, l'âme sœur de Kieran, sans qui je savais bien qu'il risquait beaucoup trop de sombrer. Ça me faisait aussi quelque chose, à moi... parce que nous étions sans doute du même sang.

Brusquement, je prenais conscience que je ne m'étais définitivement pas comportée comme une sœur avec elle. Je l'avais rejetée à cause de notre père puis j'étais restée distante avec elle. En groupe, il n'y avait aucun souci et je prenais plaisir à discuter avec elle, mais nous ne nous étions jamais vues en privé ; je l'avais soigneusement évitée. Et j'avais envie, non, j'avais besoin de rattraper ça. Elle ne pouvait pas partir alors que la situation était comme ça entre nous ! Elle ne pouvait pas partir, tout court. Je l'avais promis à Kieran quand je l'avais eu au téléphone. Et je ne rompais jamais une promesse.

Alors quelques éternité plus tard, quand Kieran nous recontacta et nous dit que nous pouvions la visiter si nous le voulions, je me surpris à filer vers l'hôpital, seule. Sans Alice, sans prévenir Kieran non plus ; si c'était possible, je voulais être seule avec elle. Ce n'était pas quelque chose qui se partageait. Je doutais, cependant, sur la route ; si ça se trouve, je m'emballais pour rien... Si ça se trouve, elle me rejetterait. Pourquoi voudrait-elle de moi ? Je n'étais qu'une gamine immature et je lui avais dit tout le bien que je pensais de mon père, son père. Ou alors, nous n'étions pas sœurs, Kieran avait supposé à tort et je l'avais engueulée pour rien. Comment savoir ?

A vrai dire, je faisais confiance à mon intuition. Ce que je ressentais au plus profond de moi, cette crainte bizarre et étrange pour la vie de Sasha, je ne l'aurais pas ressentie si elle n'avait pas été réellement ma sœur. J'avais trop voulu la renier, renier le fait que mon père ait trompé ma mère en plus du reste. Si malgré ça, je persistais à vouloir aller vers elle et la soutenir, c'est qu'il devait bien y avoir quelque chose, non ?

Je savais que Kieran était en cours, moi, j'avais séché sans vergogne. Je frappai à la porte de la chambre et entrai timidement, les bras croisés dans le dos, me tordant les mains sans qu'elle ne me voie.

- Euh... Salut.

Elle avait l'air en forme, au moins, enfin autant qu'on puisse l'être après avoir été poignardée. Plus pâle qu'à l'habitude ; sa peau était toute diaphane, mais néanmoins elle ne semblait pas vraiment blessée ou heurtée. Elle ressemblait plus à une petite fille fragile, une jolie fleur de serre qui donnait envie de la protéger. Ça me rassura. Elle n'aurait pas eu cette mine si elle n'était pas déjà bien remise. J'avais cru mourir de peur quand j'avais su ce qui lui était arrivé. Elle n'avait pas le droit de mourir alors qu'elle portait Kieran à bout de bras, et elle n'avait pas le droit de mourir alors qu'elle était sans doute ma sœur et que nous venions tout juste de nous rencontrer !

- Excuse-moi. C'est juste que... vue la dernière fois qu'on s'est vues en privé, je suis un peu gênée, avouai-je en me rapprochant du lit.

Je forçai mes mains à cesser leur manège et les posai à plat sur le bord du lit. Le pâle sourire que je lui adressais semblait éclatant à côté du sien. Quand on connaissait la vraie Sasha, on voyait bien qu'elle n'était clairement pas à son avantage, ça, c'était certain.

- Oui. Je ne voulais pas que Kieran soit là et je sais qu'il est retourné à la fac. De toute façon, je connais déjà tout... C'est à la fin de l'année que je vais devoir m'y remettre.

J'inspirai profondément. Je ne savais pas vraiment par où commencer, en fait. Juste lui présenter des vœux de bon rétablissement. Lui dire à quel point j'étais désolée d'avoir réagi si brusquement. Et puis je prenais conscience aussi qu'au fond, nous n'étions sûrs de rien. Kieran avait basé tout cela sur une série de coïncidences et une tache de naissance. Si ça se trouvait, elle s'en fichait de moi, maintenant. Elle ne voulait pas de moi comme sœur. Et moi, voulais-je d'elle ? Nous ne nous ressemblions pas du tout. Nous pourrions sans aucun doute bien nous entendre, mais nous ne serions jamais les meilleures amies du monde. Alors ?

Alors ma seule et unique famille était ma mère. Une personne, c'est tout. Il était hors de question que j'en repousse une deuxième, même si ce n'était que potentiel.

- Bon. Si tu avais la gentillesse de me laisser parler sans m'interrompre, s'il te plaît, sinon je n'y arriverai pas. Je voulais te dire... Je voulais te dire à quel point j'étais désolée d'avoir réagi si violemment quand Kieran a suggéré ça.

Pas la peine de préciser quoi.

- Je déteste mon père. Je crois que je suis incapable de haïr quelque chose ou quelqu'un plus que lui. Et nous avons le même âge. Si tu es ma sœur, tu vois... Ça veut dire qu'en plus de m'avoir abandonnée, laissée sans père, en plus d'avoir abandonné ma mère enceinte et de l'avoir plongée dans une vie misérable et stressante, il s'est aussi foutue d'elle, en la trompant quand ils étaient ensemble. Je suis désolée. Je sais que c'est pas juste de t'en vouloir simplement parce que tu me le rappelles, tu n'y es pour rien. En plus, j'ai eu plus de chance que toi... J'ai ma mère, au moins. Mais je suis irrationnelle, je l'ai toujours été, alors je ne pouvais pas... Je n'arrivais pas à simplement venir te parler, et faire bonne figure, sous prétexte que tu n'y étais pour rien. Et puis quand j'ai su pour l'accident...

J'aurais été un tout petit peu plus proche d'elle, je lui aurais pris la main. Toujours mon côté exacerbé, théâtral. Mais là, je n'osai pas.

- J'ai eu affreusement peur, Sasha, et je me suis rendue compte que je n'avais pas eu seulement peur pour la perte que subirait Kieran. J'ai eu peur aussi pour moi, parce que tu es peut-être ma sœur, et que te perdre, c'est perdre la moitié de ma famille d'un seul coup. Et en plus, les dernières paroles que je t'aurais dites en tant que sœur c'était que notre père était un enfoiré... Y a mieux quand même, non ?

Je repris mon souffle, marquai une pause, et ajoutai, hésitante :

- Voilà, j'ai fini. Maintenant, tu peux m'engueuler si tu veux. Et m'insulter aussi. Je suis une sale gosse immature, tu peux le dire.

Je lui adressai un petit sourire d'excuse. Bien sûr que c'était compréhensible, bien sûr que ma réaction, si elle avait été inconsidérée, était aussi excusable. Mais justement parce que j'avais eu une réaction inconsidérée, rien n'aurait empêché Sasha de me faire le même coup. Si la situation avait été inverse, même en sachant que c'était tout à fait injuste, je n'aurais pas pu m'empêcher de lui en vouloir. Heureusement que l'une d'entre nous au moins était mature ou on ne s'en serait jamais sorties !

- Ben, sans parler de ça, je voulais surtout être seule à seule avec toi pour te dire ce que j'avais à dire. Kieran me force à regarder les choses en face, je vais essayer de le faire toute seule pour une fois.

Avec deux mois de retard, mais passons. Je lui fus très reconnaissante de se taire et de m'écouter tandis que je dévidais tout ce que j'avais sur le cœur, concernant mon père, ou notre père, elle, ce que j'avais ressenti, et puis pour finir mes excuses. Ce n'était pas parce qu'une chose était compréhensible qu'on devait toujours la faire. Combien de meurtriers en liberté sinon ? Enfin, je n'avais pas commis un meurtre non plus, mais bref. Tragédienne un jour, tragédienne toujours. Je souris, hésitante, lorsqu'elle reprit mes paroles. L'hésitation suintait de partout dans cette pièce, ma voix, la sienne, j'avais l'impression qu'aucune de nous deux ne savait quoi faire et de la part de la forte et assurée Sasha, ça me perturbait encore davantage.

Je fus tout étonnée de l'entendre me parler du bébé. Si mes yeux s'arrondirent d'abord de surprise, la joie transfigura bientôt mon visage à travers mon sourire. J'adorais qu'on me pose cette question, parce que ma grossesse me rendait heureuse et que j'étais une enfant capricieuse qui aimait vanter son nouveau bonheur.

- Oh, c'est gentil de t'inquiéter ! Tout va très bien, oui, j'ai eu un rendez-vous chez le gynécologue rentrée d'Irlande, il n'y a aucun souci. Mis à part les désagréments habituels d'une grossesse, tout est nickel.

Et puis revint la vraie Sasha et brusquement, je me sentis stupide. Un test ADN, ben oui... Sauf que je ne savais pas du tout comment ça pouvait marcher mais ça ne coûtait rien de demander, après tout ! Elle avait raison, le savoir une bonne fois pour toute m'enlèverait un poids. Au moins saurais-je vraiment comment me comporter avec elle. Apprendre à se connaître comme deux sœurs, ou simplement rester bonnes amies. Ce n'était pas la même chose. Je me pris à penser soudain que si nous étions vraiment sœurs, Kieran serait en quelque sorte l'oncle de mon enfant... et je me mis à rire toute seule.

- OK. Va pour un test ADN. Et à défaut d'une grande star du cinéma, tu as récupéré un des gros bonnets de l'industrie japonaise. C'est pas mal non plus, après tout.

Sa phrase me toucha, et, retrouvant enfin mon assurance habituelle, celle que j'arborais en tout temps lorsque j'étais en terrain connu, je laissai ses yeux accrocher les miens. D'une voix faible mais ferme, je lui répondis :

- C'est normal, Sasha. Sœur ou pas sœur, tu n'es plus toute seule maintenant. Tu as Kieran, et tu as Alice, Sorcha et moi. Nous sommes tes amis, quoi qu'il arrive, on s'inquiétera toujours pour toi.

Mon sourire s'élargit encore davantage alors qu'elle me demandait ce que j'entendais par les désagréments d'une grossesse. Oui, même parler de ça m'enchantait. J'étais heureuse, tout simplement heureuse, et peu m'importait les nausées, les envies saugrenues, la boulimie permanente, le sommeil de plomb tellement chronophage et tout le reste. Même ça, ça me faisait plaisir, parce que c'était une confirmation de mon état en quelque sorte, et ça me rappelait tout les jours le bonheur que j'éprouverais bientôt pour avoir supporté tous ces désagréments.

- Ouais. Je fais la totale, je pense !

Mais nous finîmes par passer ce sujet un peu trop agréable dont je parlais surtout pour me donner un peu de temps avant d'en venir au fait. Je ne savais trop si Sasha serait déçue ou fière de qui était son père - après tout, ce n'était pas n'importe, bien au contraire, et s'il avait daigné s'occuper de nous nous aurions vécu dans une opulence à mille lieues de ce que nous avions connu. Pour peu que je sache, il était peut-être plus riche que les parents d'Alice. Mais au fond, j'aurais largement préféré avoir un père inconnu, banal et présent plutôt que ce riche industriel coureur de jupons. D'ailleurs, aussi brillant homme d'affaires soit-il, jamais il n'y avait eu la moindre note de fierté dans mon cœur lorsque je pensais à lui, ou dans ma voix lorsque je parlais de lui.

- J'aurais surtout préféré un père présent. Peu importe qui il est, pourvu qu'il soit là. A mes yeux, abandonner un enfant est la pire chose qu'un humain puisse faire, et je le ressens d'autant plus maintenant que je suis enceinte.

Je ne saisissais même pas sa plaisanterie, prenant l'insulte au plus pur premier degré. Cependant, je fus touchée lorsqu'elle me remercia, et, parvenant enfin à garder ma belle assurance, lui adressai le plus rayonnant de mes sourires.

- Pas de quoi. Je vais m'occuper de cette histoire de test tout de suite en sortant. Je suis contente que tu ailles bien.

Et j'espère que le test sera positif, songeai-je brusquement. Après tout, est-ce que je ne me fichais pas du comportement de mon père à l'égard de ma mère ? De toute façon, il ne pourrait pas descendre plus bas dans mon estime qu'il ne l'était déjà. Alors si au passage, je pouvais y gagner une famille, aussi réduite soit-elle, cela ne pouvait qu'être positif, après tout.

Et deux semaines plus tard, je revins au chevet de Sasha, toute tremblotante, avec une enveloppe dans les mains que je n'avais osé ouvrir.

Je n'avais pas ouvert les résultats en partie parce que j'estimais que Sasha devait les découvrir en même temps que moi. En partie aussi parce que j'étais terriblement effrayée. Sinon, ma curiosité maladive n'aurait sans doute pas résisté à la politesse élémentaire de patienter jusqu'à ce que la seconde concernée soit présente. Le problème était que je ne savais pas ce que je voulais. Si c'était ma sœur, comment devrais-je réagir, comment allions-nous nous comporter ? J'avais toujours la crainte de ne pas être à la hauteur. J'étais la plus âgée, après tout, de quelques mois seulement mais c'était moi qui était censée être la responsable et Dieu sait que Sasha était cent fois plus responsable que moi ! A quoi bon avoir une grande sœur si elle ne tenait pas son rôle ? Ne risquait-elle pas de me repousser ? Et puis force m'était d'avouer que chaque fois que je voyais les yeux bridés de Sasha, je me prenais l'image de mon père en pleine figure, particulièrement depuis que je savais qu'il l'avait peut-être engendrée, et ce n'était vraiment pas facile à supporter. Elle lui ressemblait trop pour que je supporte réellement sa vue, et seul un mois de camping avec elle m'avait forcée à l'accepter un peu mieux. J'avais beau savoir que ce rebut était stupide et tout à fait injuste, je ne pouvais m'en détacher, presque comme une phobie. Ce n'était pas de la peur pourtant, mais du dégoût, provoqué par la haine que j'éprouvais si fort envers cet homme.

Mais si les résultats étaient négatifs ? Si nous nous étions simplement monté la tête tous ensemble ? Force m'était d'admettre que dans ce cas-là, je serais déçue, très déçue. Finalement, l'idée avait fait son bonhomme de chemin et s'était ancrée profondément dans mon esprit, provoquant en moi... eh bien, un espoir. oui, au fond, je voulais vraiment que Sasha soit ma sœur. Pour plein de raisons, bonnes et moins bonnes. Pour que Kieran devienne réellement mon frère. Pour que j'aie une amie de mon âge proche de moi d'une manière différente et plus intime. Pour que ma famille ne se résume pas à une seule et unique personne. Peut-être aussi pour me prouver que mon père n'avait pas abandonné ma mère à cause de moi... J'avais simplement été une excuse, mais à plus ou moins court terme se serait produit la même chose.

Et maintenant, l'imminence était toute proche, et je n'osais faire le pas qui m'en séparait.

Je m'assis sur son lit, à côté d'elle, et hésitai un instant à lui donner l'enveloppe. Sasha n'hésiterait pas, elle. Elle déchirerait le kraft et en une fraction de seconde, tout ce brouillard se concrétiserait atrocement brutalement. Mais je finis par la lui tendre, au bout d'une seconde qui me parut une éternité, si fort que je m'étonnai même qu'elle ne me la réclamât pas une deuxième fois.

- Alors ? demandai-je, toute tendue par la nervosité.