Wake me up when september ends { Blake

Ça faisait des heures que j’étais au téléphone avec mes parents. Ils avaient d’abord voulu savoir si j’avais obtenu la note de passage aux examens, même si on ne nourrissait pas trop d’espoirs. On m’avait permis de passer les oraux ainsi que tous les tests, mais puisque la direction avait estimé que je ne méritais pas de suivre tous les cours de terminale, il fallait se rendre à l’évidence : je n’avais pas vu la matière pour laquelle on me demandait de travailler. C’était un peu idiot, mais puisque j’avais l’âge et parce qu’un coup de chance pouvait toujours arriver, on m’avait laissé tenter. L’an prochain, je serais dans toutes les classes de mon niveau – enfin, relativement parlant puisque j’avais perdu une année – puisqu’on estimait enfin que j’étais assez bilingue pour suivre. Mes parents avaient été déçus, mais ils s’en doutaient. Je n’avais pas eu de cris ni d’engueulades comme Blake, disons. De tous, c’était Laurys qui m’avait opposé le regard le plus noir. Enfin, puisque mes parents étaient très compréhensifs et que les professeurs semblaient me considérer comme une cruche jusqu’à tout récemment, c’était compréhensible.

- Non maman, toujours pas de soleil en vue. Mais je devrais partir en Irlande avec Blake et des amis à elle…enfin à moi aussi.

Kieran était devenu un ami, peut-être moins important que Blake et d’ailleurs ma liaison avec lui n’était pas aussi forte que celle de ma meilleure amie avec lui, mais c’était déjà quelque chose que j’avais gagné au change.

- Quand pars-tu, ma chérie ? On espère bien te voir un peu cet été.
- Hmm, faudrait que je redemande. Je te laisserai un message, d’accord ?

C’était si habituel pour moi de communiquer par téléphone avec mes parents que je n’y faisais plus attention. Parfois c’était Anne, parfois c’était mon père. Souvent, ils étaient là tous les deux, avec un main-libre qui permettait une conversation à trois, ce qui me réjouissait. Non, je n’avais pas à me plaindre, ils s’occupaient bien de moi et ne me laissaient jamais sans nouvelles. Ils voyageaient beaucoup et je le comprenais, mais ils n’étaient pas du tout absents de ma vie. J’allais être heureuse de les revoir cet été, ça faisait quelques semaines qu’ils étaient partis déjà.

Alors que je parlais de la journée de mon anniversaire avec ma mère, la sonnette retentit. Je savais déjà qui c’était et savais également qu’elle allait entrer sans que personne ne l’y invite. Elle monterait dans ma chambre toute seule. Parfois, Blake vivait quasiment ici. Ce n’était pas plus mal.

- Blake est là m’man, je t’embrasse. Tu me manques.- Toi aussi ma chérie. On s’appelle mercredi. Bisous.

La tonalité retentit à mon oreille et je raccrochai juste à temps pour voir une Blake l’air complètement désespéré fondre sur moi et se jeter dans mes bras.

Tiens, ça me rappelle quelque chose ça.

Tous les dialogues sont en Français dans le texte.

Pourquoi avais-je acheté le test, déjà ? Je n'étais pas enceinte de toute façon. Ce retard, c'était un hasard. Pas parce que j'étais ultra-régulière depuis déjà plusieurs années que ça ne pouvait pas changer tout à coup ! Après tout, il y avait tellement de choses qui pouvaient bouleverser un cycle, un rien suffisait. C'était certainement le stress des examens qui avait fait ça, stress éprouvé à juste titre d'ailleurs puisque je m'étais plantée en beauté. Mais je restais optimiste, persuadée que je pourrais l'obtenir au rattrapage. Je n'avais pas encore eu l'occasion de revoir Liam depuis l'affichage des résultats, mais il m'aiderait à travailler n'est-ce pas ? Je pouvais avoir une bien meilleure note en littérature si je le voulais vraiment, avec un professeur privé, ce serait facile comme tout. Et j'étais certaine que la philosophie serait beaucoup plus claire à comprendre si c'était lui qui me l'expliquait. Alors non, je n'avais pas peur, pas vraiment.

Et j'étais convaincue que ce retard n'était rien. Oui, j'avais eu peur ce jour-là sur la plage, mais après tout, nous avions refait la même bêtise deux jours plus tard et aucun pressentiment ne m'avait étreinte. Combien de chances y avait-il pour que je puisse tomber enceinte si rapidement ? Minimes, infimes, il n'y avait aucun risque. Tout allait bien. Je n'étais pas enceinte. Et j'aurais mon bac, plus difficilement que prévu, certes, par la petite porte peut-être, mais je l'aurais tout de même.

Une intuition ? Un sixième sens ? Un acte inconscient ? Je ne savais pas trop, mais alors que j'errais dans Londres, peu encline à rentrer et annoncer à ma mère que je devrais passer aux rattrapages, j'étais tombée en arrêt devant une pharmacie. C'était peut-être aussi simplement une coïncidence, il n'y avait pas beaucoup de bancs dans la rue. Enfin, toujours était-il que je m'étais dit que quitte à ne pas être enceinte, autant en être sûre, et j'avais profité d'être sur place pour acheter ce qui me permettrait de me tranquilliser l'esprit à cent pour cent.

Loupé. Mais alors là, en beauté. Totalement. Pire encore que le bac, tiens.

Et là, forcément, une seule personne s'était imposée à moi : Kieran ? Kieran lui avait décroché la mention très bien et devait être en train de fêter ça avec sa petite amie, je n'allais pas le déranger. Liam ? Ben voyons ! Pour qu'il me jette aussi sec alors que je venais à peine d'apprendre la nouvelle ! J'allais reculer la confrontation autant que possible, oui... Ma mère ? Ah, ah, ah, irrésistible. Non merci, j'étais encore trop jeune pour mourir. Ma mère pouvait tout, absolument tout me passer; Mais ça, jamais elle ne le tolérerait. Si je survivais à sa colère, je finirais sans doute enfermée pour le restant de mes jours.

Non, Alice était la seule qui pouvait me soutenir dans un moment pareil.

Alors après ma douche, qui m'avait apaisée, calmée, effacé mes pleurs, je m'étais rhabillée en m'efforçant d'avoir un air digne et pas trop traumatisé, et j'avais prévenu ma mère, l'air le plus innocent possible affiché sur mon visage d'ange, que je partais voir ma meilleure amie. Garder la tête haute, faire croire aux autres que tout allait bien pour réussir à s'en persuader soi-même.

Je ne me souviens plus de quand j'ai fondu à nouveau en larmes, mais je crois que c'était à peu près à mi-chemin. Et c'est le visage détrempé et fripé par mes sanglots que j'ai sonné chez elle, ouvert la porte, monté les marches quatre à quatre pour me jeter dans ses bras, sanglotant éperdument sur son épaule.

- Je-je suis enceinte !

PARDON ? Excusez-moi je n’avais pas tout compris là ! Est-ce que quelqu’un pouvait répéter ? Je devenais sourde. Il y avait forcément une erreur. Blake avait du dire autre chose. Du genre…J’aime les empreintes. Ou je me suis teinte. Quelque chose de purement logique. Pas quelque chose comme ça. Parce que Blake ne pouvait pas être enceinte.

Simple. Tout simple. Blake. Enceinte. Pas pareil. Donc, j’avais mal compris. Oui enfin…si ce n’était pas ça, alors pourquoi est-ce qu’elle pleurait comme ça ? Je devais la serrer très fort dans mes bras et je la sentais encore sangloter, d’ailleurs la voir pleurer ainsi me donnait envie de pleurer. Euh, Laurys ? Pitié, j’ai besoin d’aide sur ce coup-là. Je ne voulais pas gérer seule une Blake…une Blake enceinte. Avec un petit bébé qui grandissait dans son ventre.

Comment ça avait pu arriver, ce truc ? Non mais sérieux, Hartwood avait 40 ans ! Il devait bien SAVOIR qu’il fallait utiliser des protections, non ? (dixit la fille qui n’en a pas mis avec un démon de 700 ans *SBAF*) Il n’avait pas pu être responsable ? Non, non, non. J’étais certaine qu’il avait violé Blake, parce que ma meilleure amie était tout à fait au courant des risques. Donc, en plus de l’avoir mise enceinte, il l’avait violé ! Ah, le connard, le pédophile, il avait carrément dépassé les bornes. J’étais certaine qu’il était en train de fêter sa réussite après avoir fait mal à ma petite sœur, alors qu’elle elle était en train de vider toutes les larmes de son corps.

J’allais tuer Liam Hartwood. Vider ses entrailles. Boire son sang. Manger sa triomphante virilité qui avait fait du mal à ma meilleure amie, après l’avoir découpé et fait cuire dans l’huile. Non mais quel idiot, quel irresponsable, quel…quel…quel SALAUD ! Il n’avait pas le droit de toucher à Blake !

Personne n’avait le droit de lui toucher, même pas sa mère ! Blake était à moi, elle était ma poupée de porcelaine et si un connard de professeur de merde pensait qu’il pouvait l’avoir, alors il se foutait son doigt dans l’œil !

- Blake.

Elle ne semblait pas m’écouter. Je la serrais très fort contre moi en essayant de contenir ses pleurs. Ma main frottait son dos pour la réconforter et mes lèvres embrassaient son crâne. Ma pauvre Blake, enceinte. Non, j’allais la soutenir. J’allais être présente le jour où elle avorterait, alors que visiblement, Liam Hartwood n’y serait pas. Et quoi ? Il allait la reprendre après ? Mais quel merdeux. Il voulait seulement son corps, il ne l’aimait pas, c’était rien qu’un sale pervers que j’allais tuer.

- BLAKE ! BLA-KE !

Je la reculai doucement et la forçai à s’asseoir sur mon lit avant de lui tendre une boîte de Kleenex.

- Il t’a fait du mal ma chérie ? Je vais le tuer. Je vais le tuer s’il t’a fait du mal.

J'étais secouée de sanglots comme jamais je ne l'avais été. Je pleurais toujours. Depuis que j'étais née, je fondais en larmes d'un rien, parce que ça me défoulait, je ne pouvais me contenir sous peine de devenir folle, ou totalement hystérique - encore que parfois ça n'empêchait rien du tout. Je connaissais toutes les manières de pleurer. Silencieuse, hystérique, des larmes discrètes et invisibles aux sanglots incontrôlables vous empêchant de respirer, je pouvais en décrire cent différentes. Mais je n'avais jamais pleuré de cette manière, jamais. Si fort, si déstabilisée, les larmes jaillissaient à gros bouillons et je n'en avais même plus conscience. Je n'avais conscience de rien, rien du tout : ni Alice, ni la pièce dans laquelle j'étais, ni mes larmes ou mes vêtement ou...

La seule, unique chose dont j'avais conscience, c'était ce petit bébé dans mon ventre. Je ne ressentais plus rien, même pas le froid causé par le tissu humide. Non, je ne voyais que cet enfant encore si minuscule qui allait grandir en moi, qui était né de lui, que j'allais créer pendant neuf mois jusqu'à le mettre au monde, forgeant un lien indestructible entre lui et moi. Forcément. Brusquement, je ne croyais plus du tout que ma mère disait qu'elle ne regrettait rien uniquement pour me rassurer, quand je la faisais tourner en bourrique. C'était évident, naturel, si fort alors même que je venais seulement d'être au courant, que je ne le verrais même pas sur une échographie. Alors, non, je n'entendais pas non plus ce que me disait Alice. Je me contentais de pleurer, encore et encore et encore, en oubliant tout autour de moi mis à part ce bébé que j'allais avoir.

Je repris conscience de la présence d'Alice lorsque je m'assis sur le lit, et que je réalisai que c'était elle qui m'y avait installée. Reniflant, je tendis la main vers la boîte de Kleenex et me mouchai, utilisant, un, deux, trois, quatre mouchoirs qui s'échouèrent sur le sol, avant d'en prendre deux autres pour essuyer un peu mon visage. J'eus un triste sourire, sans joie, lorsqu'elle me demanda ce qu'il m'avait fait.

- En fait, techniquement, si tu y réfléchis, c'est plutôt du bien qu'il m'a fait.

Je reniflai encore une fois. Je pouvais me souvenir précisément de tout ce que nous avions fait, de tout le plaisir qu'il m'avait offert. Je l'avais aimé, autant que je pouvais, et je lui avais offert ma confiance. Erratiquement. Je le détestais quand nous nous croisions au lycée. Mais chez lui, dans ses bras, je ne pouvais que croire aux mots d'amour qu'il me murmurait. Et tout allait être brisé. Parce qu'il ne resterait pas avec moi si j'étais enceinte. Ils ne restaient jamais...

- Mais... il va me quitter. Il va me laisser... Me laisser...

Je recommençais à pleurer, serrant convulsivement ma meilleure amie dans mes bras.

- Ils nous laissent toujours tomber, Alice ! Ils n'assument jamais, jamais rien ! Je ne lui ai rien dit et je sais déjà que je ne suis plus avec lui !

Je grimaçai. Il y avait un accord tacite entre Blake et moi : j’acceptais sa relation avec Liam Hartwood, mais elle ne m’en parlait pas plus que nécessaire. Franchement, je n’avais aucune envie de savoir comment mon professeur de lettres avait fait l’amour à ma meilleure amie le soir précédent. Blake respectait cela – déjà parce que c’était un jardin secret, ensuite parce que ça nous permettait de mieux nous entendre. Avec une simple phrase, elle avait réussi à me rebuter. Franchement, imaginer monsieur Hartwood surplombant Blake, très peu pour moi. Enfin, j’allais faire un effort parce que la situation le demandait. Je n’étais pas très innocente, je savais que ce n’étaient pas les cigognes qui amenaient les bébés.

Par contre, je comprenais ce qu’elle voulait dire quand elle affirmait qu’il lui avait fait du bien. Oui, en une nuit avec mon démon, j’avais été heureuse comme jamais, alors j’imaginais très bien ce qu’on pouvait ressentir lorsqu’on était aimé de toutes parts, dans une harmonie silencieuse et terrible. Je l’enviais un peu là-dessus, je devais le dire. Cependant, et elle le savait très bien, ce n’était pas le sens de ma question.

Je voulais savoir s’il lui avait parlé d’une façon qu’il n’aurait pas due. S’il l’avait menacée, s’il voulait ou non le bébé, s’il allait contre sa volonté. C’était ça la vraie question, bien au delà du physique, je voulais savoir si le mental de ma meilleure amie avait été touché.

Une fois qu’elle fut bien installée sur le lit, ce fut moi qui m’y laissai tomber, déjà prête à me faire étreindre convulsivement. Ce qui ne manqua pas, d’ailleurs, même si ses révélations me laissèrent pantoise. J’avais peut-être jugé Hartwood trop vite, pour une fois. J’avais oublié à quel point Blake pouvait réagir violemment en ce qui concernait les hommes. Un vestige de son père abandonnant sa mère…je soupirai en caressant doucement son dos.

- Il faut que tu lui en parles ma puce. Peut-être qu’il assumera.

Mais je savais très bien que c’était peine perdue, qu’elle ne le ferait jamais. Elle était tellement persuadée qu’il allait la plaquer et qu’elle allait finir comme sa mère qu’elle ne m’écouterait pas. Bon, je pouvais la comprendre, le seul exemple qu’elle avait eu des relations hommes/femmes était un peu nul. Je pouvais juste essayer de la rassurer.

- Je suis là moi, je ne te laisserai pas tomber.

D’abord, il fallait prendre rendez-vous pour un avortement. Ce serait difficile, mais elle ne pouvait pas garder le bébé à son âge. Ou alors faire des démarches pour l’adoption. Ensuite, elle devait parler à son…copain…et s’il la plaquait, moi je savais déjà où j’allais plaquer ma main. Et, facultativement, il faudrait peut-être mettre sa mère au courant. Merde, quand Blake se mettait dans le pétrin, elle ne faisait pas ça à moitié.

- Je suis la première à qui tu en as parlé ?

Ça me faisait du bien d'être avec Alice. Alice me comprendrait. Alice me soutiendrait. Alice serait là pour moi... C'est pour cela que je me suis violemment écarté d'elle quand elle me dit la bouche en cœur qu'il faudrait que je lui en parle. Je l'ai repoussée et même temps que je me rejetais en arrière et je l'ai fixée les yeux grands ouverts, bouche bée, à la fois surprise et rageuse, comme si elle venait de balancer la plus grosse des énormités. Et d'ailleurs, pour moi, c'était tout à fait le cas. D'une voix incrédule, je rétorquai :

- Assumer ? Assumer ? Mais t'es complètement folle ! Ils n'assument JAMAIS ! Ils s'enfuient toujours ! Tu vis dans quel monde, Alice, évidemment que je ne dois pas lui dire !

Furieuse, je donnai un coup de poing sur le lit, les larmes revenant à flots. Soit je refusais de le voir, soit il me quittait, c'était irrévocable. Mais je voulais encore profiter de lui, un peu, un tout petit peu. Nous en avions trop longtemps été privés à cause de nos cachotteries, des cours et de tout ce qui nous entravait. Maintenant, l'été allait commencer, et nous allions nous séparer... C'était tellement injuste ! Voilà, je savais que je n'aurais pas dû lui faire confiance ! Je savais que je n'aurais pas dû écouter les conseils de Kieran !Il m'avait raconté n'importe quoi. Un chagrin d'amour n'était absolument pas compensé par les jours de bonheur qui l'avaient précédé. C'était trop horrible pour être effacé si facilement. Je m'étais entièrement ouverte à lui ! Je lui avais tout donné, comme il l'avait désiré. Mes joies, mes peines, mes plaisirs, mon art aussi, par petites touches involontaires comme ce dessin qui était toujours chez lui et qu'il s'empresserait sans doute d'effacer, dès qu'il serait au courant.

Je lui avais donné mon corps... Ma féminité, jumelée à ma naïveté... J'avais été tellement conne. Je lui avais offert ce que je m'étais tacitement juré qu'aucun garçon n'aurait. Et résultat, maintenant, j'étais enceinte. Enceinte, nom de Dieu ! J'allais avoir un bébé ! C'était tellement énorme ! Et ça, ce serait la seule chose que je ne lui donnerais jamais. Jamais. Il avait déjà trop puisé en moi. C'était fini. Je me ferais un point d'honneur de réussir à m'occuper de ce bébé, toute seule, en n'ayant plus qu'à prier pour qu'il ne lui ressemble pas trop. Je ne savais plus trop si je l'aimais ou si je le détestais... Non, je le détestais. N'empêche que je devais encore l'aimer, ou ça ne me détruirait pas autant de savoir qu'il ne poserait plus jamais ses mains sur moi...

- Et puis... Je veux penser encore un peu que je suis avec lui. Je ne veux pas lui dire la vérité. Ou alors le plus tard possible. Je veux encore en profiter, juste un peu...

C'était ridicule ce que je disais là, parce que je savais que je n'oserais pas aller le voir, trop incapable de jouer la comédie. Jamais je n'avais su lui mentir. Mais c'était rassurant quelque part, de me dire que même si ce n'était plus mon cas, lui, il serait encore un peu avec moi... Non, je ne voulais pas qu'il sache la vérité, pas pour l'instant.

- Bien sûr que tu es la première. A qui d'autre voulais-tu que je le dise ? Tu es ma meilleure amie, Alice... Y a qu'à toi que je pouvais dire un truc pareil. J'ai fait le test tout à l'heure. Je sais pas pourquoi, mais j'étais persuadée qu'il serait négatif... Je l'ai même pas regardé tout de suite parce que je l'ai oublié le temps que le résultat s'affiche, je croyais que j'avais du retard à cause du stress des exams, je... Je sais même pas pourquoi je l'ai acheté... Oh, Alice...

Je tendis mes mains devant moi, attrapant les siennes et les serrant fort. Elle serait toujours là pour moi, elle, toujours. Quoi que je fasse. Elle, elle m'aimait vraiment. Elle, je lui faisais confiance.

Je vivais dans quel monde ? Euh, le bon, j’aurais dit. Je connaissais Blake, je savais qu’elle avait beaucoup de mal à faire confiance aux hommes de part le départ de son père. En fait, le véritable problème, c’était la mère que Blake, que j’aimais bien malgré tout mais que je trouvais excessivement protectrice avec sa fille. Enfin, ça m’avait étonné que Blake puisse faire confiance à Liam Hartwood justement, parce qu’elle détestait tous les hommes. Alors bon, quand elle me disait que je ne comprenais rien, j’avais envie de la secouer un bon coup et de lui dire qu’elle, elle ne comprenait rien. À titre comparatif, sa mère n’avait jamais eu de copain, les seuls rapports avec les hommes que Blake avait eus, c’était professeur/élève ou ami. Alors que moi, je connaissais très bien mon père et je vivais en permanence avec Laurys. Il me semblait que si quelqu’un connaissait quoi que ce soit à la vie avec les hommes, c’était moi !

- Blake, fis-je doucement. S’ils n’assumaient jamais, alors pourquoi ai-je un père ? Pourquoi Kieran a-t-il eu un père ? Ils peuvent assumer, si on leur laisse une chance.

Je la laissai tout de même essayer de massacrer mon lit sans rien dire, lui tendant un mouchoir de temps en temps. Oui, je pouvais voir qu’elle souffrait et ça me faisait mal aussi. Quelque part dans son regard, entre sa colère, ses doutes et sa tristesse, je pouvais voir l’amour véritable qu’elle portait à Liam Hartwood et – alors que je l’avais rejetée pour cela quelques mois auparavant – ça me donnait envie de la serrer dans mes bras. J’étais si fière d’elle. La petite fille laissait place à une femme magnifique, une femme qui se débattait toujours avec ses sentiments, qui ne savait pas toujours comment agir, mais une femme qui serait une formidable conjointe, une mère fantastique. Elle s’améliorait sans cesse et un jour elle saurait faire confiance aux hommes. Je savais qu’elle serait capable de tout faire, et la jeune fille colérique qui pleurait pour quelque chose qui n’allait probablement pas arriver serait un jour quelqu’un dont je pourrais parler avec une fierté sincère, même si c’était déjà le cas.

Je la plaignais en même temps, parce que ça devait être terrible de douter de l’amour de celui qu’on aimait. Les premiers chagrins d’amour sont les plus difficiles à surmonter, quand on pense que plus rien ne sera jamais semblable, jusqu’au jour où on arrive de nouveau à respirer, où tout semble beau. Où on comprend que c’est passé et que l’amour s’offre à nous de nouveau. Un certain Byron a dit un jour que la première fois on aimait l’homme et que les autres fois on aimait l’amour ; mais en regardant Blake, je n’y croyais pas. Elle avait déjà eu des copains – pas sérieux, non – mais elle était si entière, si vraie, qu’elle ferait mentir cet homme. Elle aimait Liam Hartwood avec la même passion qu’elle mettait dans notre amitié ou dans sa relation avec sa mère. Mais si ça devait finir avec lui, je savais qu’elle allait aimer de nouveau. Une peine d’amour ne tuait pas, c’était douloureux mais on s’en remettait. Et je serais là, moi aussi.

- Il ne te laissera pas, je ne lui permettrai pas. S’il le faut j’irai le chercher et le droguerai, l’attacherai, peu importe, pour qu’il soit toujours à tes côtés si c’est ce que tu désires.

Et en chemin je ne manquerais pas de lui déverser tout ce que je pensais de lui. Car j’avais eu raison ! Il avait brisé ma meilleure amie, il l’avait fait pleurer et ça je ne le tolérais pas. Emilia aurait fait pleuré Blake que j’aurais été capable d’aller l’engueuler, alors un mec, un pédophile qui plus est…Je la repris dans mes bras en appuyant doucement sur l’arrière de sa tête, essayant de la rassurer du mieux possible, ce qui n’était pas chose aisée.

- Je suis là ma chérie. Ne t’inquiète pas. On va aller voir le médecin ensemble…et je serai là dès que tu auras besoin de quelque chose. Tu le sais ça, tu le sais. Je te tiendrai la main quand tu avorteras, ou je t’aiderai à l’accoucher, à le donner ou à l’élever. Je l’adopterai s’il faut ! Mais je ne te laisserai pas tomber, jamais.

Je la repoussai tendrement, mais gardant ses mains dans les miennes. Personnellement, j’aurais préféré qu’elle avorte, mais avec Blake, il fallait toujours aller au plus compliqué. Je me préparais au pire. Au bout d'un moment de silence, mes doigts quittèrent les siens pour se poser sur son ventre, hésitants.

- Tu…tu vas le garder tu crois ?

Elle ne comprenait pas. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle ne pouvait pas comprendre parce qu'elle n'avait jamais été dans ma situation, parce que son père l'aimait, elle, parce que personne ne l'avait jamais laissée tomber. Moi, je savais ce qu'il en était. Il y avait une différence fondamentale entre son père et celui de Kieran, et le mien, ou Liam. Le père d'Alice et celui de Kieran avaient choisi de devenir parents. Ils en avaient parlé avec leur épouse, ils y avaient réfléchi, avaient pesé le pour et le contre, et finalement avaient décidé de fonder une famille. Liam et mon père ne l'avaient pas fait. Liam m'avait mise enceinte sans le vouloir, alors que j'étais trop jeune pour pouvoir avoir ou désirer un enfant, alors que nous n'étions ensemble que depuis trop peu de temps, que nous n'avions même pas le droit d'être un couple. Exactement comme ma mère.

- Vous avez un père parce qu'ils ont choisi de l'être. Liam n'a rien choisi, n'a rien décidé. Comme mon père. Il me laissera tomber, c'est obligé. Ils sont incapables d'assumer quelque chose qui arrive en dehors de ce qu'ils sont prévu dans leur petit monde bien cadré !

Ma voix devenait plus aiguë, plus hystérique à chaque mot. Je ne comprenais pas qu'Alice se range corps et âme à mon opinion. Elle l'avait toujours fait, avant ! J'étais venue vers elle pour avoir un soutien et elle n'était pas fichue de me comprendre. Forcément, mademoiselle avait eu un père, elle, mademoiselle avait grandi en étant pourrie-gâtée, mademoiselle ne pouvait pas comprendre ce que c'était que de voir sa mère se battre jour et nuit pour lui assurer une vie décente ! Alice et moi n'étions pas du même monde. Jusqu'ici, cela n'avait jamais affecté notre relation, mais aujourd'hui, je voyais qu'il y avait certaines choses que l'autre ne pourrait pas comprendre, quel que soit son amour pur sa meilleure amie.

Mais elle me soutenait quand même. Au moment où j'étais prête à la planter là pour aller tout révéler à ma mère, qui m'étranglerait sans doute mais au moins me comprendrait et ne me contredirait pas, et me soutiendrait après la première réaction de colère passée, elle avait dit juste les mots qu'il fallait. Elle était bien ma meilleure amie, quoi qu'il advienne. Elle savait toujours trouver les mots justes au moment critique. Même si elle n'aimait pas Liam, même si elle n'approuvait pas notre relation, elle ne jubilait pas à l'idée qu'il me laisse, ni n'en profitait pour l'enfoncer et me faire le coup du « Je te l'avais bien dit ». Elle savait que je l'aimais - quoique c'était actuellement fortement remis en cause - et me disait qu'elle ferait tout pour qu'il reste avec moi. J'avais presque envie de lui répondre qu'elle n'était pas obligée de faire ça pour moi. La seule avec qui je voulais être, en ce moment, c'était bien Alice, et pas un pervers irresponsable !

- Je sais pas tellement si c'est ce que je désire. Je sais plus ce que je veux avec lui, Alice. Pour l'instant, tout ce que je veux c'est rester avec toi.

Et elle me promettait qu'elle serait toujours avec moi. C'était tout ce que je voulais. Être toujours avec elle. Elle, elle ne me ferait jamais de mal. Mais cependant, elle prononça encore une fois des paroles complètement à côté de la plaque. Je la regardai d'un air terriblement choqué alors qu'elle me disait qu'elle serait là quand j'avorterais. Ou que je le donnerais. J'arborais une expression totalement incrédule et si elle n'avait pas repris la parole juste après, j'aurais sans doute explosé de colère pour ce qu'elle insinuait. Et vu la question qu'elle m posait, elle avait dû comprendre pourquoi je faisais cette tête-là.

- T'es complètement folle ou quoi ? Évidemment que je vais le garder ! Je ne vais pas tuer mon bébé ! Et je le donnerai jamais, Alice, JAMAIS ! C'est MON bébé, MON enfant, c'est MOI qui l'ai conçu, qui vais le porter, et c'est MOI qui vais l'élever et personne d'autre ! J'ai besoin de personne. J'ai même pas besoin de Liam. Il le connaîtra pas et tant pis, Liam n'a rien fait pour lui, alors que moi je l'aurai porté pendant neuf mois. Personne ne pourra me l'enlever !

Je me calmai brusquement, vaguement consciente de crier pour rien sur Alice, ce qui en soi était un miracle vu mon état. Ce qu'elle me demandait là était logique. Les ados enceintes à dix-sept ans avortaient toutes, du moins en majorité. Mais moi, ça me semblait totalement inconcevable. Rigoureusement impossible.

- Sauf toi, hein ? Toi, tu auras le droit de t'en occuper aussi, fis-je avec un timide sourire, désireuse de me faire pardonner de mon excès de colère. Et même, on choisira le prénom ensemble si tu veux.

Ce qui était formidable avec Blake, c’était qu’elle ne se rendait même pas compte de l’énormité de ses propos. Elle me balançait de ces choses, et le pire c’était qu’elle y croyait, elle n’essayait pas de se convaincre elle-même, non. Je lisais la sincérité dans ses yeux et c’était ça qui me bouleversait. Pauvre Blake, ça devait être si dur d’être abandonnée par son père alors qu’on n’existait même pas. D’être la raison du malheur de sa mère. Et savoir que son père n’avait pas d’amour pour elle, ça devait être terrible. Même si mes parents voyageaient constamment, même s’ils m’abandonnaient aux soins d’un tuteur, j’avais la conviction profonde qu’ils m’aimaient et qu’ils ne me laisseraient jamais tomber. Blake, elle, tout ce qu’elle avait c’était l’amour de sa mère et parfois il devait être facile d’en douter lorsqu’elle était fatiguée. Emilia faisait tout seule…j’eus soudainement un élan de sympathie pour elle, mais si je continuais à me dire que non, les hommes n’étaient pas tous des salauds profiteurs.

- Il t’a choisie, toi. Ça veut dire quelque chose, non ?

Au fond de moi, il y avait une sorte de bonheur à l’idée qu’elle allait enfin laisser tomber cet idiot qui foutait sa vie en l’air. Je me dégoûtais moi-même à le défendre alors que je le détestais tant, mais la joie de Blake passait avant tout. Elle avait besoin de lui, d’une certaine manière et ce qu’il lui apportait, je ne pouvais pas le lui donner. Peut-être qu’elle avait raison et qu’il allait la laisser tomber, mais je n’y croyais pas vraiment. Il l’aimait vraiment, ça se voyait dans ses yeux. Il l’avait attendue si longtemps et je me disais que, pour avoir fait autant de vagues, il n’allait pas la mettre de côté après un mois. Néanmoins, et c’était ça le plus terrible, la partie de moi qui avait toujours envie de mettre une mandale à Liam Hartwood jubilait totalement. Enfin, tout allait redevenir à la normale. J’aimais vraiment Blake et tout ce que je voulais c’était qu’elle soit heureuse, sauf qu’il y avait des choses qui étaient plus difficiles à accepter. En la regardant s’agiter ainsi, j’avais mal pour elle, sauf que je ne pouvais rien y faire. J’aurais volontiers pris le bébé pour elle, toute sa souffrance sur moi, sauf que c’était impossible. Tout ce que je pouvais lui offrir, c’était ma présence et mon réconfort.

- Et je serai toujours là ma chérie, tu le sais.

Sauf que visiblement, je me trompais du tout au tout sur ses décisions. Je croyais qu’elle allait avorter, au pire le faire adopter. Mais non, Blake voulait garder son bébé et l’élever seule. Eh bien tiens, fillette paranoïaque envers les mecs, troisième du nom. Sérieusement, ça me surprenait. N’avait-elle pas conscience de toute la douleur et la tristesse qu’elle avait éprouvée à l’idée que son père ne voulait pas d’elle ? Et elle voulait infliger ça à son enfant elle aussi ? Dans le genre contradictoire, elle faisait bien. Je me demandai vaguement s’il y aurait jamais un enfant parfaitement stable, élevé par de vrais parents, dans un environnement sain et avec des parents en âge d’avoir des enfants dans la lignée Earl. En tout cas, pour Blake, c’était raté.

- Bébé Earl-Manet ? Ça sonne bien.

Elle s’était incroyablement radoucie et je la préférais comme ça. Et puis, je ferais n’importe quoi pour elle, elle le savait.

- Élodie, c’est beau.

Nullement consciente que c’était un prénom français que Blake aurait peut-être du mal à prononcer, c’était la suggestion qui m’était venue. J’étais convaincue que le bébé serait une fille, il me semblait que c’était évident.

- Je t’aime Blake, ça, ça ne changera jamais.

Je dois quand même avouer que ses paroles m'ébranlèrent. Un petit peu. Elle n'avait pas vraiment tort. J'y avais cru, tellement fort, dès que j'étais dans ses bras, je sentais, je savais qu'il m'aimait, moi et moi seule, qu'il m'avait choisie, comme elle disait, pas forcément volontairement, mais c'était ainsi. Il m'aimait, vraiment. Il m'avait aimée et avait dû refouler ça pendant deux ans. Et maintenant qu'il pouvait enfin en profiter, il n'allait pas gâcher ça alors que nous allions avoir un bébé, si ? Quelque part, c'était une preuve, la continuité de notre amour, il ne pourrait pas me lâcher comme ça, m'abandonner ainsi. Il m'avait promis...

Oui mais... Je repensais à nos cours au lycée. A son regard si désespérément neutre, à ses lèvres incapable de s'étirer en un sourire autre que cynique, enfin, à son attitude toujours semblable à celle qu'il avait arborée pendant ces deux années. Finalement, je ne savais pas quand est-ce qu'il jouait la comédie. Je n'avais aucune certitude, de rien. Qui me disait qu'il n'avait pas simplement voulu profiter de moi, pour s'amuser ? Qui me disait qu'il ne s'était pas simplement lancé un défi ? Tiens, voilà une élève qui n'approche jamais des garçons et que je n'intéresse pas, voyons voir si je suis capable de la récupérer ! Et une fois que c'est fait, tant qu'à faire, autant s'amuser un peu avec...

- Peut-être, murmurai-je sans conviction.

Je préférais encore changer de sujet. Je n'aimais pas devoir parler de ça, de lui. Je n'aimais pas devoir confronter les deux Liam que je connaissais, devoir peser le pour et le contre, choisir lequel était le vrai. Je préférais m'enfoncer dans le déni, toute seule, partir du principe que de toute façon, il me laisserait - ainsi j'en souffrirais moins à la fin, n'est-ce pas ? J'eus un léger sourire alors qu'elle trouvait le nouveau nom de famille. Oui, Earl-Manet, c'était joli. Et comme nos deux noms étaient très courts, ça ne ferait pas trop à rallonge. Et c'était bien plus joli que Hartwood, déjà. Ah non, j'avais dit que je ne voulais plus penser à lui. Je fis une drôle de tête quand elle prononça un prénom avec son accent français très prononcé. Je tendis les lèvres, tendant de le répéter :

- El-awdie ? C'est bizarre comme nom. Mais j'aime bien.

Oui, c'était joli. Et peu importait que ce fût bizarre. Au moins, c'était original. Juste comme nous. C'était parfait, en fait. Je posai une main sur mon ventre en souriant, l'autre passée autour des épaules d'Alice.

- Élodie Earl-Manet. C'est très bien. Rien que nous deux. Pourquoi on aurait besoin de quelqu'un d'autre, après tout, hein ?

Je soupirai, posant mon front contre celui de ma meilleure amie. Ça me faisait vraiment un bien fou d'avoir pu m'épancher ainsi comme ça.

- Je t'aime aussi, Alice.