I miss you [Sorcha]

J'avais quitté Sasha et j'étais bizarrement euphorique. Je n'avais pas découché depuis que j'étais arrivé à Londres, sortant parfois le soir, mais rentrant toujours, ne trouvant rien d'assez important pour me retenir. Sorcha avait besoin de moi, de ma présence et j'essayais de lui accorder un maximum d'attention, bien que cela ne soit pas toujours facile. Quand nous nous retrouvions le soir, il n'y avait plus qu'elle et moi, seuls au monde. Mais désormais, il y avait une nouvelle composante et je n'étais pas certain que Sorcha l'accepte. Elle connaissait Blue, elle avait du apercevoir Sasha, mais sans savoir quelle femme elle était vraiment. n'empêche qu'elle avait quand même magouillé un plan foireux pour me récupérer et m'empêcher de passer trop de temps avec Blue. Plan qui avait échoué lamentablement, puisque c'était comme ça que j'avais découvert que Blue était une fille.

Et que c'était pour ça que je sortais avec elle maintenant.

Je ne m'étais pas réconcilié avec ma sœur depuis qu'elle avait fait croire que Blue était son copain. J'avais détesté son mensonge, ses faux prétextes. Quand je lui avais dit que je ne voulais plus qu'elle me parle, je n'avais pas plaisanté. Nous nous parlions, certes, mais de façon lointaine. Juste pour les politesses, rien à voir avec notre relation fusionnelle. Je lui en voulais terriblement de m'avoir fait ça. Mais pas assez pour ne pas rentrer de la nuit sans la tenir au courant que je vais bien.

Je trajet de retour me sembla horriblement long. Je puais la clope, j'avais envie de me changer... De retourner chez Sasha aussi, mais je devais être raisonnable. Ce n'était pas le moment de déconner. Je rentrais chez Aaron, me faisant discret, filant directement jusqu'à la chambre de mon cousin, où je me débarrassais de mes fringues. J'étais en boxer quand Sorcha entra, me faisant sursauter.

- "On t'a pas apprit à frapper?"

Je grommelais, avant d'enfiler mon jean et un T-shirt, passant une main dans mes cheveux pour les discipliner un peu. Il était peut-être temps d'enterrer la hache de guerre avec Sorcha, de s'expliquer une bonne fois pour toutes... Elle me manquait ma petite sœur. Je m'assis sur le lit, avant de tapoter la place à côté de moi pour l'inviter à s'asseoir près de moi.

Il me manquait tellement.

Il était en colère contre moi, moi je n'éprouvais qu'un désespoir latent aux reproches que je me faisais à chaque seconde. Je me détestais pour avoir osé faire une chose pareille. Je souffrais terriblement de son absence...

Le pire était sans doute l'impression terrible qu'il m'avait menti. Pourquoi je ne pouvais pas m'empêcher de lui en vouloir, à lui ? Tous les torts étaient pour moi, et cependant, je me souvenais de la promesse faite dans l'obscurité d'une chambre partagée. Il avait juré qu'il serait toujours là pour moi, que s'il s'efforçait de rester la tête hors de l'eau, c'était pour moi, uniquement pour moi. Il n'avait pourtant pas hésité à m'abandonner...

J'étais déchirée. Déchirée parce que je le détestais de m'avoir menti. Déchirée parce que j'avais douloureusement conscience que ma trahison allait bien au-delà de cette misérable promesse. Je ne savais plus qui haïr, de lui ou de moi. Et chaque soir, je priais pour pouvoir le retrouver, et tout effacer... J'avais douloureusement conscience d'être mauvaise, mais je ne parvenais pas à effacer le fait que je lui en voulais. Une lutte permanente pour savoir si je devais attendre qu'il revienne ou aller moi-même le chercher.

Aujourd'hui, cependant, je savais très précisément ce que je voulais faire. L'étriper de mes mains.

J'étais dans la cuisine à prendre mon petit déjeuner lorsqu'il rentra. Je pris à peine le temps de tout débarrasser, alors que je n'avais mangé que la moitié de ce que je m'étais cuisiné, avant de foncer dans la chambre derrière lui. J'allais le tuer, oui. J'avais été folle d'angoisse pendant toute la nuit ! Impossible de m'endormir alors que je me rongeais les sangs, absolument persuadé qu'il s'était fait agresser ou arrêter ou je ne sais quoi.

Et là, mon cher frère rentrait le plus naturellement du monde et filait directement dans la chambre sans même chercher à me voir !

Je rentrai dans la chambre comme une tornade et me pris ses paroles de plein fouet.

- Bonjour, Kieran. Oui, je vais bien, merci, et toi ?

Une expression mauvaise sur le visage, j'ajoutai alors qu'il s'habillait à la va-vite - enfin, se changeait plutôt, puisque monsieur avait découché !

- Et je te rappelle que je n'ai pas à frapper pour entrer dans MA chambre.

Oui, c'était ma chambre aussi, et non, ça ne me plaisait pas de la partager avec lui, aussi proches fussions-nous l'un de l'autre. A notre âge, nous avions besoin d'intimité, et surtout pas d'un mélange des genres. J'avais beau détester ma cousine, parfois - comme maintenant par exemple - je me disais que j'aurais largement préféré partager ma chambre avec elle plutôt qu'avec ces deux garçons. Cependant, toute ma colère fondit alors qu'il s'asseyait et m'invitait à le rejoindre.

Oh... Oh ! Est-ce qu'il voulait me pardonner ?

Je me précipitai à ses côtés, résistant à l'envie de me blottir contre lui, tâchant de me souvenir de l'angoisse mortelle que j'avais connue cette nuit pour alimenter ma colère. Mais je ne pouvais jamais rester en colère quand il me regardait avec ces yeux-là. Je poussai un long soupir et demandai d'une voix plaintive :

- T'étais où cette nuit, dis ?

Je lançais un regard narquois à Sorcha, alors que je sentais sa colère et qu'elle se faisait un petit monologue. Je haussais les épaules du genre : c'est bon, je sais bien que tu vas bien, pas la peine de te le demander. Si elle voulait se la jouer chieuse, très bien. Et là, je devais avouer qu'elle était bien partie pour me faire chier alors que je n'avais vraiment pas envie de me prendre la tête dans une dispute fraternelle.

- "NOTRE chambre ma chère et quand tu es à l'intérieur, j'ai la décence de frapper avant de te gauler à poil."

Parce que bon, aussi proches soyons nous, il y avait quand même des choses que nous ne partagions pas. Elle était presque une femme, moi un homme, j'aurais été plus que gêné de la voir nue. Et je supposais que l'inverse était vrai également. En boxer, ça allait encore. Je finis de me changer, avant de prendre sur moi, de prendre une inspiration et de m'asseoir, invitant ma sœur à venir près de moi. Cela suffit à désamorcer sa colère et je souris quand elle s'exécuta, le regard enfin dénué de rancœur ou de reproches. Elle se précipita à côté de moi et je faillis la prendre dans mes bras en caressant ses longs cheveux roux pour lui dire que j'étais désolé de notre dispute et de ces longues journées sans nous adresser le parole sinon pour demander du sel à table.

Je repliais une jambe sous moi, me mettant de trois quart sur le lit pour bien m'installer en face d'elle. Naturellement, sa question fusa. Où étais-je? C'était le moment d'arrêter les cachotteries et tous les faux semblants.

- "Avec Blue."

C'était la vérité... En partie. Je me passais une main dans les cheveux, reprenant d'une voix douce, apaisante :

- "Enfin, avec Sasha plutôt... Nous sommes sortis au restaurant et en boite hier soir et... j'ai dormi chez elle."

Je me mordis un instant la lèvre, avant de finalement confirmer les doutes qui avaient du germer dans son esprit suite à ces révélations.

- "On sort ensemble."

J'eus un petit sourire que je réprimais à peine. J'étais heureux, pour la première fois depuis des mois. Plus... apaisé.

- Ça, je le sais, fis-je réticente alors qu'il me disait qu'il avait passé la soirée avec Blue. J'ai reçu ton SMS. Mais je sais aussi où traîne Blue, tu ne vas quand même pas me faire croire que vous êtes sagement restés chez lui ?

Et puis vint la bombe. Avec Sasha plutôt. Sur le coup, je n'ai pas intégré tout de suite, il parlait trop vite. Je cherchais pourquoi il me parlait soudainement de quelqu'un d'autre, je croyais qu'il m'avait menti en parlant de la personne avec qui il avait passé la nuit. Il m'avait dit qu'il était avec Blue pour que je lui fiche la paix alors qu'il était avec une fille... Là, je lui en voulais à mort. Jamais il ne m'avait fait ça ! Et je détestais le mensonge - un comble quand on savait l'intrigue totalement foireuse que j'avais monté avec Blue, certes, mais je m'en mordais les doigts tous les soirs et le confesseur avait dû gérer à travers sa grille une Sorcha en larmes et totalement dévastée lorsque j'avais avoué mes fautes le dimanche suivant.

C'est seulement après cette phrase totalement incongrue que je compris. Blue, ce n'était pas son vrai nom. Il fallait bien qu'elle ait un prénom de fille.

Et Kieran était au courant de la vérité.

Et mon... frère... sortait avec cette... cette...

Je n'avais pas tellement de mots en fait. Mais pour moi Blue, ou Sasha puisque tel semblait être son vrai nom, n'était pas quelqu'un qui convenait à mon frère. OK, ce n'était pas juste un gamin des rues. Mais n'empêche qu'elle n'avait jamais été à l'école, qu'elle vivotait de petits jobs, qu'elle traînait toutes les nuits dans un monde de drogués et autres créatures peu recommandables, et mon frère sortait avec ? Impossible ! Rigoureusement impossible !

Pourtant il aurait fallu que j'aie un cœur de pierre pour ne pas voir l'expression épanouie qu'il arborait. Il semblait apaisé, plus heureux. Et lui, il aurait fallu qu'il soit aveugle pour ne pas voir mon visage se crisper alors que je m'efforçais de contenir mes larmes. Mon frère m'abandonnait. Voilà, il avait trouvé quelqu'un d'autre pour le maintenir à flot après la mort de nos parents, il ne s'occuperait plus de moi. Mais moi, j'avais encore besoin de lui !

- Tu sors avec ?

Ma voix, aussi blanche que mon visage, était tombée comme un couperet. Je ne le regardais pas, mon regard était vide, fixé sur un point invisible droit devant moi. J'avais détesté toutes les petites amies de Kieran. Je les trouvais trop superficielles, trop stupides, trop ci, trop ça, je trouvais toujours quelque chose à dénigrer en elles. Heureusement, pour la plupart elles n'avaient jamais été qu'une passade, alors j'avais appris à faire avec. Mais vu l'expression de son visage...

- Comment tu peux croire aimer une personne alors qu'il y a une semaine encore tu pensais que c'était un garçon, hein ?

La douceur éperdue se mêlait à l'agressivité un peu désespérée dans ma voix. J'étais en train de perdre mon frère, et je ne pourrais rien y faire. Je n'étais que sa petite sœur, Sasha lui en offrirait toujours plus que moi, je ne pouvais rivaliser. C'était tellement injuste !

Je lui jetai un regard acéré quand Sorcha me répliqua que Blue trainait dans des endroits peu recommandables et mettait ainsi nos activités de la veille et de la nuit en doute.

- "Contrairement à certaines personnes, je ne mens pas."

Prends ça dans les dents Sorcha. Je n'était pas prêt de lui pardonner sa trahison. Elle avait sciemment mis Sasha dans une situation intenable. Elle savait ce qu'elle faisait, elle connaissait mon tempérament emporté. Elle avait prévu que je pète les plombs et refuse de parler à Sasha ensuite. Mais elle ne savait pas que j'avais tenté le drogue, que je m'étais camé, tellement j'étais mal, que Sasha m'avait mis un coup de pied au cul pour me sortir de ce cercle vicieux. Cela, Sorcha l'ignorait.

Je vis son regard s'embuer. Je vis son visage pâlir. Et oui petite sœur, j'ai découvert la vérité. Je n'arrivais pas à compatir. Elle m'avait fait trop mal.

- "Oui, c'est ce que j'ai dis."

Non, je ne lui faciliterais pas la tâche. Je voulais bien qu'on discute, qu'on mette les choses à plat, qu'on se réconcilie, mais je ne jouerais sans doute pas l'hypocrite. Et là, elle me posa une question qui me fis bondir intérieurement. Je l'épinglai du regard, répliquant du tac au tac :

- "Aussi facilement que j'aime une personne que je pensais incapable de duplicité et qui m'a blessé par pur égoïsme."

C'était une pique facile et gratuite. Mais je n'aimais pas son regard implorant, je n'aimais pas cette façon de dénigrer ce que je pouvais ressentir pour Sasha. Elle n'avait pas à se mêler de ma vie privée, pas à juger Sasha, sans la connaître. Elle s'était servie d'elle, par pur intérêt personnel. Ça, je n'étais pas prêt de l'oublier. Finalement, je soupirai, m'adoucissant un peu :

- "Écoute, j'ai toujours apprécié Blue. J'aimais ce gamin, pour sa personnalité, ses valeurs... Même si tu penses qu'il traine dans des endroits peu recommandables. Mais tu ne sais rien d'elle Sorcha. Tu t'es juste servie d'elle pour arriver à tes fins. Sasha est différente... Elle me fait rire, elle m'attire, elle m'apaise, je sais que je peux compter sur elle. Elle est franche et loyale. Et même si elle traîne dans l'Under, elle a des valeurs et des principes... C'est elle qui m'a empêché de faire des conneries quand Blake m'a trahie, quand toi, tu m'as trahie... je n'avais plus personne Sorcha... Tu peux imaginer ce que j'ai ressenti? Tu peux imaginer comme je lutte sans cesse contre le bonheur, en pensant que je n'y ai pas le droit? Je m'en veux de pouvoir rire parfois... Je ne devrais pas, je les ai tué, je t'ai mutilé, j'ai piétiné tes rêves..."

Je m'emparai doucement de ses mains, ses jolies mains, détruites dans l'accident, rendues raides, alors qu'elles avaient pu faire de si jolies choses. Je portai sa main à mes lèvres.

- "Oui, je suis amoureux d'elle. Parce qu'elle m'apporte cet équilibre dont j'ai besoin. Est-ce que c'est mal ? Est-ce que tu m'en veux de vouloir un peu de répit?"

Je la regardais, d'un regard perçant, alors que j'ajoutais :

- "Crois-tu qu'elle pourra te remplacer?"

Je me pris son accusation en pleine figure. Moi non plus, je ne mentais pas... normalement. C'était la première fois de ma vie que ça m'arrivait, et je l'avais amèrement regretté. J'aurais pu trouver cela mesquin de sa part de me le rappeler ainsi mais j'étais tellement assommée par ma propre culpabilité que je n'y pensais même pas ; le seul effet que ça pouvait me faire, à défaut d'une quelconque rébellion, était de m'enfoncer un peu plus dans les regrets. L'instant de chaleur qui était sur le point de s'installer entre nous avait disparu, complètement douché par cette nouvelle que je refusais de croire. Et il enfonçait le clou, répondant à ma question incrédule mais surtout rhétorique. Je ne l'avais posée que pour mieux m'en convaincre.

La question que je lui posais ensuite était tout de même légitime. Je ne me cachais pas que mon frère était un séducteur. Il avait eu pas mal de petites amies, jamais sérieuses - c'était même uniquement pour ça que je les tolérais, enfin, parfois - il était mignon et je ne comptais plus le nombre de filles qui m'avaient approchée pour me demander de les aider à le séduire. Même mes amies avaient déjà plaisanté sur son sex-appeal avant de remarquer mon regard sombre et mes lèvres pincées. Alors qu'il soit capable de tomber amoureux, comme ça, parce que Blue était soudainement devenue Sasha, je n'y croyais pas vraiment. C'est-à-dire que je ne voulais pas y croire. Je voulais espérer qu'il avait désiré l'accrocher à son tableau de chasse à partir du moment où elle s'était transformée en une potentielle petite amie. Mais il suffisait de voir son expression pour comprendre que ce n'était pas le cas... Il me colla une deuxième gifle morale, insistant lourdement encore une fois sur ce que j'avais fait. Une larme perlant à mes yeux verts s'échappa. Je ne l'avais pas volé, certes, mais ne pouvait-il pas me laisser un tout petit peu en paix avec cela ? Le Kieran d'avant me manquait. Pas celui d'avant ma trahison. Celui d'avant l'accident. Celui qui plaisantait toujours, me taquinait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et même celui qui m'engueulait parce que je lui collais trop aux basques.

Cependant, j'écoutai attentivement ses explications, me mordant la lèvre lorsqu'il m'affirma doucement - j'étais déjà soulagée qu'il n'y ait plus trace de reproche dans sa voix - que je ne la connaissais pas, que je ne pouvais pas la juger. Je savais qu'il avait raison, et force m'était d'admettre que visiblement, elle avait l'air idéal pour mon frère. Du peu que je savais d'elle, elle était tout sauf superficielle, et j'avais beau l'avoir enfoncée pour ce mensonge lorsque je l'avais surprise dans cette boutique, elle m'avait quand même eu l'air bien plus mature que son apparence de gamin ne portait à croire. D'ailleurs, en réalité, est-ce qu'elle ne serait pas plus âgée que moi ? Je n'y avais pas pensé avant, mais si, certainement.

- Ce n'est pas que... Non, je ne t'en veux pas, Kieran, mais... balbutiai-je.

Son regard me liquéfia sur place. La seule excuse que j'avais en tête ne tenait pas debout parce que je n'y croyais pas moi-même. J'aurais voulu lui dire qu'il n'avait pas à s'en vouloir, pas à avoir besoin de répit, comme il disait, parce que tout cela n'était pas de sa faute, ni l'accident, ni mes mains, ni rien de rien. C'était ce que je lui avais déjà répété cent fois, et c'était le seul et unique mensonge que j'assumais et que je garderais intact le plus longtemps possible. Mais la question suivante fit mouche. Ce fut aussi celle qui déclencha mes larmes pour de bon, sanglots silencieux dévalant mes joues. Je levai la main, pliai les doigts, au plus fort que je le pouvais, néanmoins cela ne suffisait pas ; mon pouce refusait obstinément de toucher mes autres doigts. Je ne pouvais plus saisir un objet aussi fin qu'un stylo, et il y avait quantité de petits gestes qui m'étaient devenus terriblement difficiles. On ne se rend pas compte à quel point c'est utile tant qu'on en est pas privé.

- Évidemment qu'elle va me remplacer. Même si tu me jures que non, elle me remplacera forcément. Elle est nouvelle, pure, sans taches, alors que dès que tu me vois, tu revis l'accident, tu vois une bonne partie de la cause de ta dépression. Sans doute que je me suis menti en pensant qu'on se suffirait à nous-mêmes. Tu ne peux pas avancer si tu restes avec moi, en réalité.

Je me laissai aller contre lui, posant ma tête sur son épaule, passant mes bras autour de lui. Son étreinte m'avait tellement manquée ! Ça me faisait un bien fou de pouvoir enfin me réconcilier avec lui. Quand bien même je devais réaliser ces choses-là... Je voulais juste avoir mon grand frère une dernière fois pour moi.

C'était à nouveau le moment des confidences. De nouveau, je m'ouvrais à ma sœur. Je ne tolérerais pas qu'elle vienne mettre son nez dans mon histoire naissante avec Sasha. Cela ne la regardait pas et je n'accepterais pas non plus qu'elle dénigre la jeune fille, sans même la connaitre. Même en la connaissant d'ailleurs. J'aimais trop Sasha pour que je permette à quiconque de dire du mal d'elle. J'étais amoureux mais objectif tout de même. Sasha avait un mode de vie assez dissolu, et Sorcha ne devait pas cautionner cela. Sauf que Sasha n'avait pas le choix et que je savais qu'elle était une fille bien, une fille sur qui on pouvait compter, une ancienne droguée oui, mais qui avait tiré partie de son ancienne dépendance et en avait fait une force. C'était bien à elle que je devais de ne pas avoir sombré dans cet enfer. Mais ça, je ne le dirais surement pas à ma sœur.

Par contre, je lui dis sans ambages ma culpabilité, mes regrets et aussi le fait que je supportais mal moi-même de m'octroyer quelques moments de bonheur. J'avais du mal à gérer cela après m'être tant complait dans mes remords. Qu'attendait-elle de moi? Que je me morfonde toujours? Une juste punition pour ce que j'avais fait, non? Il me suffisait de poser les yeux sur les mains martyrisées de ma sœur pour que cela revienne me poignarder le cœur.

Et quand je vis ses larmes sur ses joues, je retins un élan vers elle, un élan de tendresse et d'amour purs, puissants. Non, je ne l'abandonnerais jamais, non, je ne pourrais jamais tourner le dos à ma petite sœur. Quand bien même une femme entrait dans ma vie, Sorcha conserverait sa place. Je pinçai les lèvres en la voyant tenter de serrer les doigts, de nouveau abattu par la culpabilité, comme une chape de plomb. Et elle me confia ses propres tourments.

- "Oh Sorcha..."

Je l'accueillis dans mes bras alors qu'elle se blottissait contre moi, embrassant ses cheveux roux et magnifiques. Me rappelait-elle sans cesse l'accident? Oui, sans doute, mais je n'aurais renoncé à elle pour rien au monde.

- "Tu dis des bêtises. Sasha ne te remplacera pas. Tu es ma sœur. J'ai assez de place pour vous deux. Tu ne me suffis pas c'est vrai, pas plus que je ne te suffis... Ne dis rien, ne proteste pas. Pour le moment, tu penses que c'est faux, mais tu changeras d'avis. Il n'y a rien qui ne puisse nous séparer, tu m'entends? Même les coups de gueule ne le peuvent pas, alors..."

J'esquissais un petit sourire, caressant avec douceur ses cheveux soyeux. Elle était irlandaise et cela se voyait. Douce et un peu sauvage, avec son visage de petite fée. Elle aussi s'éloignerait de moi, quand elle trouverait quelqu'un pour l'aimer à sa juste valeur. On pouvait s'éloigner sans que les liens ne faiblissent.

- "S'il te plait, ne juge pas Sasha. Elle a eu une vie difficile et je trouve qu'elle s'en sort admirablement bien. C'est une fille droite, honnête et franche. Compréhensive et douce. Je suis bien avec elle. Tu veux bien apprendre à la connaître avant de la détester?"

J'étais tellement soulagée d'enfin le retrouver ! Kieran était la dernière personne qui me restait au monde. Notre cousine ne nous aimait pas, nous étions indifférents à notre oncle, je ne parlais même pas de notre tante, et je n'avais pas réussi à me refaire d'amis au lycée. La petite irlandaise handicapée et solitaire, personne n'en voulait comme amie. Je m'étais un peu mêlée aux gens, m'efforçant d'appliquer ce que j'avais conseillé tant de fois à Kieran, et je m'entendais bien avec certaines personnes de ma classe, mais je n'étais réellement proche d'aucun d'entre eux. Je songeais avec amertume à notre groupe là-bas, en Irlande, aux soirées que nous improvisions ensemble et qui se terminait immanquablement par un conte de mon cru, réel ou inventé. Cela me manquait tellement de raconter des histoires...

Ces jours sans lui, alors qu'il m'ignorait ostensiblement, m'avaient paru un véritable enfer, horriblement long. Je priais tous les soirs qu'il me pardonne, j'avais supplié Dieu des jours et des jours qu'Il me rende mon frère, et enfin ce soir mes vœux étaient exaucés. Oh Seigneur, merci... Je soupirai de bonheur alors qu'il caressait mes cheveux de sa main. J'avais toujours adoré être blottie contre lui. Dans ses bras, je me sentais protégée de tous les malheurs du monde. Peu importait que nos parents ne fussent plus là, pu importait que nous soyons perdus en terre inconnue et inamicale ; lui, il était là. Peu importait tous les Blue et toutes les Sasha du monde ; moi, j'étais sa sœur. Et ce lien, il ne pourrait jamais s'effacer, jamais, quand bien même nous l'aurions voulu. Et s'il y avait une chose que je ne désirerais jamais...

Il prononçait exactement les paroles qu'il fallait. Il avait toujours su me rassurer, toujours. Il avait toujours su être présent quand il le fallait. Je reniflai légèrement, mes larmes cessant de dévaler mes joues. Je le croyais. Kieran ne pouvait pas me mentir, Kieran ne mentait jamais. Et s'il le disait, alors je pouvais lui faire confiance, aveuglément. Et je me devais de faire un effort. C'était le moins que je puisse faire pour me faire pardonner. Je n'avais pas le droit de renier Sasha juste parce que j'étais jalouse. La seule chose qui comptait était qu'elle fasse du bien à mon frère. Si elle le rendait heureux, je n'avais rien à dire. J'eus un léger sourire.

- Je te le promets, Kieran. Sur l'âme de nos parents, je te le promets.

Je scellai cette promesse en serrant ses mains et en déposant un baiser sur sa joue. Et brusquement, prise d'une inspiration soudaine, j'ajoutai, une étincelle rieuse dans les yeux :

- Tu sais, elle me rappelle quelqu'un, Sasha. L'héroïne d'un conte que j'ai toujours beaucoup aimé.

Il me jeta un regard interrogateur.

- Il y a bien longtemps, dans des temps immémoriaux, murmurai-je en gaélique, existait un empire ancestral qui régnait sur un millier d'îles. Il prospérait, riche et opulent, ne connaissait jamais la maladie ni la guerre. Et sais-tu pourquoi ? Grâce à une prophétie plus ancienne que la terre de cet empire, il était dit que tant qu'une femme régnerait sur cet archipel qui faisait du multiple un unique, alors jamais le pays ne connaîtrait la souffrance. Et c'était vrai... Ces îles, portant toutes un nom que chaque impératrice savait par cœur malgré leur nombre, formaient un ensemble que l'on nommait le Japon.

Je souris. Cette histoire n'existait pas, j'étais en train de l'inventer. Pour lui, et pour Sasha. Je baignais de nouveau dans mon élément.

- L'héroïne de notre conte était la sœur de l'impératrice actuelle. Son aînée n'avait su enfanter, si bien qu'elle était l'héritière de ce trône farouchement protégé par son peuple. Mais si la prophétie n'avait existé, elle n'aurait été que deuxième dans la ligne de succession... Entre sa sœur et elle existait un garçon, leur frère, atrocement jaloux de ce pouvoir que les femmes détenaient en ce pays. Responsable des armées, il était puissant, mais cela lui était insuffisant. Avide et orgueilleux, il en voulait toujours plus. Ses soldats lui étaient d'une fidélité impossible à briser, prêts à se tuer si par malheur il advenait qu'ils salissent l'honneur de leur maître. Aussi ce dernier décida-t-il un jour de fomenter un coup d'état et de prendre le pouvoir par la force, la seule qualité qu'il possédait et posséderait jamais. Il tua l'impératrice et pourchassa sa cadette, qui avait eu cependant la présence d'esprit, pour pouvoir s'enfuir plus facilement, de se grimer en garçon... Un gamin semblant à peine adolescent, au lieu d'une femme faite, tel est le prodige qu'elle réussit à obtenir grâce à son habileté.

Je poursuivis l'histoire longtemps, évoquant les péripéties de Sasha représentée en princesse japonaise en fuite à travers tout son pays, réunissant à son tour ses fidèles afin de reprendre le pouvoir et de faire cesser les épidémies et les attaques pirates sur ses îles chéries, décrivant le mercenaire sans foi ni loi, d'origine étrangère, venant d'un mystérieux pays où il prétendait que tout était vert - pourtant la princesse savait bien que toute la Terre était bleue, comme ses îles et leurs mers - qui s'attacha aux pas du soldat courageux sans comprendre l'attirance qui le liait à lui, racontant l'épisode où il surprit la belle princesse nue sous une cascade en train de se doucher, puis l'amour qui se créa petit à petit entre les deux, la gêne alors que le mercenaire ne parvenait à considérer la princesse comme une vraie femme grimée en homme, et son admiration infinie lorsqu'enfin elle reprit ce qui lui était dû, et qu'il la vit resplendissante dans sa tenue d'impératrice.

Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants. N'est-ce pas ainsi que tout conte de fées doit se terminer ?