75B et taille 36 | Sorcha

J'avais besoin de me changer les idées. Londres m'apprivoisait, petit à petit, néanmoins, je ressentais toujours un violent mal du pays dès que je sortais respirer son air vicié. L'atmosphère de cette ville était détestable, néanmoins, mon amour de la promenade commençait peu à peu à l'emporter sur mon dégoût que m'inspiraient le gris et le béton. De toute manière, il fallait être honnête, l'ambiance étouffante qu'il régnait à la maison m'aidait bien à vouloir sortir, et puis j'avais trouvé quelques coins de verdure pas mal du tout. Certes terriblement pâles à côté de mon Irlande chérie, mais c'était mieux que rien, et tout valait mieux que cette chambre dans laquelle on se retrouvait entassé à trois. Je comprenais qu'Aaron veuille passer le plus de temps possible dehors. De toute façon, toute sa famille l'ignorait superbement, quant à Kieran et moi, notre oncle faisait un vague effort de politesse de temps à autre et c'était tout. Je n'arrivais définitivement pas à le voir comme le frère de ma mère adorée, si chaleureuse, si enthousiaste, toujours prête à tendre la main vers son prochain. Peut-être que ce n'était pas vraiment notre oncle. Peut-être qu'il avait été adopté et qu'il était devenu aigri à cause de ça.

Je me mis soudain à broder une folle histoire, basée sur un héritage volé et un abandon sur le parvis d'une église, un enfant élevé dans une famille étrangère qui tentait de lui faire oublier son origine dans l'espoir qu'il ne se révolterait pas. En réalité, mon oncle était un duc écossais, dont le cruel tuteur s'était débarrassé dans le but de récupérer ses terres et les mines de diamant découvertes aux Indes, bien sûr. Mes grands-parents avaient tenté de lui faire oublier sa riche enfance, mais jamais ils n'y étaient parvenu et il en avait toujours voulu à sa prétendue sœur de refuser de l'aider à retrouver ce qui lui était dû. Incapable de retourner dans sa patrie d'origine, vouant une haine sans fin aux irlandais, il avait donc choisi l'Angleterre comme terre d'exil et se vengeait sur nous, ses neveu et nièce, parce que nous voulions profiter de lui alors que nous n'étions même pas de sa famille, et que nous estimions qu'il avait largement les moyens de se charger de deux adolescents alors qu'on lui avait spolié sa fortune, et...

Une silhouette en arrêt devant la devanture d'un magasin de vêtement fit éclater ma bulle de la manière la plus brutale qui soit. Je souris en regardant le petit môme pas si môme que ça que Kieran aidait pour ses devoirs. Je ne savais trop ce que je ressentais vis-à-vis de lui. Force m'était d'admettre qu'il n'avait rien de bien méchant, et était également loin d'être stupide. Bon, il ne vivait pas de la manière la plus recommandable qui soit, mais au moins faisait-il des efforts s'il demandait de l'aide à mon frère, non ? Je ne lui avais jamais parlé, je ne l'avais même jamais revu depuis mon incursion surprise dans l'under londonien. Qu'est-ce qu'il faisait là, devant une boutique de vêtements pour femmes ? Il voulait acheter une robe à sa petite amie ou quoi ? Sans doute, songeai-je en le voyant entrer, avant de me secouer et de me décider à poursuivre ma route vers le parc proche. J'étais un peu déçue qu'il ait brisé ma bulle. C'était plutôt marrant, d'imaginer mon oncle en riche héritier déchu et honni.

Je me mordis la lèvre. Quitte à ne pas replonger dans mon imagination de suite, pourquoi ne pas aller parler un peu à Blue ? Kieran passait tellement de temps avec lui. Soit ce gosse était très intéressant, soit il le débauchait beaucoup plus que je ne l'aurais cru possible, et dans les deux cas, une discussion avec lui ne serait pas du temps perdu. Je devais avouer que j'étais un peu jalouse du temps qu'il me dérobait avec mon frère. Après une seconde supplémentaire d'hésitation, je me décidai enfin à traverser la rue et entrer dans la boutique à sa suite.

Je ne le trouvai pas. La seule vendeuse était occupée avec une cliente planquée dans une cabine d'essayage, aussi eus-je tout loisir de fouiller les rayons sans me faire agresser pour acheter quelque chose. Blue n'était pas bien grand, mais je l'aurais trouvé quand même ! Alors que je revenais vers l'entrée du magasin, je vis la cliente sortir de la cabine.

Oh mon Dieu.

J'ai eu un petit bug. Un petit temps d'adaptation. Je l'ai fixé. Enfin, fixée, plutôt. Il ou elle m'a fixée. Nous nous sommes regardées droit dans les yeux pendant trois interminables secondes, avant que je ne lâche d'un ton complètement interloqué :

- C'est quoi, cette blague ?

Il ou elle avait encore le visage d'un garçon, c'était indéniable. Il ou elle était androgyne, et les androgynes, une fois que vous avez décidé de quel sexe ils étaient, ils devenaient forcément de ce genre-là. Mais le renflement, certes très léger, à une certaine hauteur de son top moulant ne trompait pas. Pas plus que la courbe de ses jambes, dessinant une chute de reins et des cuisses fines et sveltes résolument féminines. Je comprenais mieux pourquoi il ou elle portait des vêtements si grands en temps normal.

Parce qu'ELLE était une fille, c'était indéniable. Et elle avait le physique d'une fille, aussi facile à dissimuler soit-il.

Le choc était brutal et je pouvais presque entendre Blue réfléchir alors qu'il cherchait quoi me répondre. Alors qu'elle cherchait, du moins. Mais que pouvait-elle bien dire ? Il n'y avait rien à dire, elle ne pourrait pas sauver la situation. J'étais tellement hallucinée que je ne pouvais plus prononcer un mot de plus, réfléchissant moi aussi à toute vitesse sur la raison pour laquelle nous nous retrouvions dans cette situation grotesque. Quoi, c'était un trans et il en avait eu marre de sa peau de mec pour quelques heures, c'était ça ?

- Toi, tu as rien vu !

Sa voix me réveilla. Je fis la grimace alors qu'elle s'engouffrait comme un ouragan dans la cabine, très certainement pour enlever les vêtements qui l'avaient trahie. Si, si, j'avais carrément tout vu, notamment un double détail qui ne pouvait signifier qu'une seule chose. La vendeuse se tourna vers moi, interloquée, et me fit :

- Quel est le problème ?

Je me retournai, cessant de fixer le rideau de la cabine comme s'il pouvait prendre feu à tout moment, ouvris la bouche et réalisai que je ne savais absolument pas quoi dire. J'émis un son qui ne m'engageait à rien, avant de finalement sortir la première connerie qui me passait par la tête.

- Oh, elle avait promis à son copain qu'elle ne s'achèterait plus de fringues, elle a la folie du shopping et suit une cure de désintoxication.

Tout cela dit en haussant les épaules d'un air désinvolte, alors que tout mon être lui criait de se barrer. Bon, j'étais bonne pour passer par la case confession ce week-end, en même temps, ça ne regardait absolument pas cette greluche et la vérité était bien trop compliquée à expliquer. De toute façon, elle ne me croyait pas, et qui y aurait cru en voyant les fringues avec lesquelles Blue s'habillait ? Celle-ci sortit de la cabine à ce moment-là, et avant qu'elle ne lâche un mot malheureux en trop, je la saisis par le poignet et l'entraînai vers la sortie, ouais, bonnes copines, parfaitement, affichant un grand sourire désolé à la vendeuse :

- Et désolée du dérangement, hein !

Mon visage perdit toute jovialité lorsque nous nous retrouvâmes sur le trottoir.

- Donne-moi une seule raison pour que je ne dise pas à mon frère pourquoi le gosse auquel il s'est tellement attaché, celui qui l'aide à garder la tête hors de l'eau en prétendant pouvoir suppléer à sa sœur, lui ment depuis le début en se faisant passer pour un mec.

J'humectai mes lèvres, furieuse, et ajoutai d'un ton sans réplique :

- Et je garantis pas que ça suffira, alors elle a intérêt à être vraiment très bonne si tu veux me convaincre.

- Jalouse ? m'étranglai-je. Nan mais ça va pas !

J'étais jalouse de que dalle ! Pourquoi est-ce qu'elle racontait ça ? Elle essayait de me déstabiliser pour détourner la conversation ? N'importe quoi ! Je n'étais absolument pas jalouse, je voulais juste passer du temps avec mon frère, et elle, elle me volait ces heures précieuses pour le débaucher en lui mentant en plus éhontément ! A la limite, j'aurais pu l'excuser si j'avais su que Kieran était vraiment attaché à elle. Et d'ailleurs, c'était pour cela que j'avais accepté qu'il aille si souvent la rejoindre dans l'under, malgré mes craintes affreuses - je soupçonnais toujours qu'il n'était pas tombé dans un escalier quand il m'était revenu l'autre soir avec sa jambe en vrac. Sauf que je savais que Kieran se sentirait trahi s'il apprenait la vérité. C'était exactement pour ça que je devais le lui dire. Parce que je savais qu'il y attacherait de l'importance. Je ne pouvais pas lui mentir sur quelque chose de si grave.

A la limite, s'il avait considéré Blue comme un vague copain, j'aurais accepté de garder le secret en haussant les épaules. Cela n'aurait regardé qu'elle. Mais là, Kieran était concerné. Donc, moi aussi, contrairement à ce qu'elle affirmait. J'avais beau comprendre ses raisons, je me disais qu'elle aurait au moins pu faire une exception. Déjà, Kieran n'avait rien à voir avec les violeurs qui traînaient dans l'under, et puis, c'était elle qui avait choisi de vivre dans ce milieu ! Après, elle n'avait qu'à en assumer les conséquences. Moi, je ne voulais pas me faire harceler, donc je n'allais pas me fourrer là-dedans.

J'admets que j'étais plutôt mauvaise. J'avais bien compris que Blue était l'archétype du gamin qui n'avait pas eu de bol dans la vie et qui était excessivement débrouillard. J'avais compris, plus ou moins, que c'était un gosse des rues, à travers certains indices que Kieran avait laissé échapper. De là, elle n'avait peut-être pas eu le choix, mais j'avouais que j'étais terriblement en colère contre elle et les mensonges qu'elle avait servis à mon frère, trop pour lui concéder cela.

- Bien sûr que non, je n'y gagnerais rien. Seulement je fais confiance aux gens, et si j'étais à la place de Kieran, je ne supporterais pas qu'on m'ait caché une chose pareille. Je vais faire ce qu'il ferait à ma place. Tu es au courant que mentir par omission, c'est toujours mentir ? On ne te demande peut-être pas si tu es une fille ou un garçon, mais ça c'est parce que tu as tout fait pour. Ne va pas jouer avec les vérités, je t'assure que tu auras toujours tort.

Pan ! Elle se prenait pour qui, la gamine ? Elle avait visiblement manqué quelques parties de son éducation, mais je m'en chargerais au besoin. Je la regardai stupéfaite lorsqu'elle sous-entendit que je me tairais... en échange de quelque chose. Non, décidément, elle n'avait rien compris du tout ! Je ne voulais pas qu'elle m'offre quoi que ce soit en échange de son silence. Je voulais être franche avec mon frère.

- Et ça, ça s'appelle de la corruption, mademoiselle l'experte, signalai-je d'une voix sifflante de colère. De toute façon, qu'est-ce que tu pourrais bien m'offrir, hein ? De l'argent ? De la drogue ? Une soirée gratuite dans l'under ? Ça ne m'intéresse pas. Je te laisserai lui dire la vérité, parce que c'est à toi de le faire, mais si d'ici quelques jours tu ne t'en es pas chargée, je le ferai à ta place. Ce n'est pas de l'amitié que de cacher ça.

Oui, bon, d'accord, j'avoue, vu et dit comme ça, c'était de la jalousie. En même temps, comme elle le disait si bien, ça ne la regardait pas, c'était ma vie et ça n'avait strictement aucun rapport avec la situation présente. On s'en fichait éperdument que je sois jalouse ou pas ! Le point était le mensonge qu'elle avait servi à mon frère, en le regardant droit dans les yeux. Je ne tolérais pas le mensonge, et encore moins d'aussi importants, et encore moins quand ils visaient Kieran. Ma jalousie (ou pas hein) était totalement anecdotique dans cette affaire. Et je n'appréciais absolument pas que ce bout de fille déguisé en garçon m'engueule sur ce ton alors que tous les torts étaient pour elle. Tu m'as prise pour une sainte, hein ? Je ne suis pas une sainte, je ne suis qu'une faible humaine, et je suis parfaitement capable de me mettre en colère.

Ses paroles suivantes, en revanche, elles tapèrent droit dans le mille.

Je devins plus pâle qu'un linge, mes quelques taches de rousseur inévitables vue ma couleur de cheveux ressortant sur mon visage. Jamais je n'avais vu les choses sous cet angle. Bien sûr que Kieran avait droit à la vérité, mais si cette vérité le brisait un peu plus, était-elle vraiment bonne à dire ? Je me mordis la lèvre, incapable de masquer ma gêne, trop franche pour cela. J'étais transparente, je l'avais toujours été, et peu m'importait que Blue voie ma faiblesse et puisse en profiter. Peut-être trop naïve pour seulement y penser, moi, je persistais à croire que c'était simplement de l'honnêteté, même si j'avais conscience que la seconde pouvait vite devenir la première. Je faiblissais et rétorquai, trop blessée dans mes bonnes intentions pour réussir à garder un ton furieux :

- Mais je ne t'ai jamais rien promis... Et mentir à un ami proche est aussi mal que de trahir un secret ! Alors quoiqu'il arrive, l'une de nous deux sera en tort.

Qu'est-ce qu'elle devait s'amuser, la sale petite peste, à me voir soudain aux prises avec ma conscience ! Je réalisais doucement que finalement, elle n'avait peut-être pas si tort que ça. Et que quitte à ce qu'effectivement, l'une de nous soit en tort, autant choisir la solution qui ferait le moins souffrir Kieran. Mais je savais que j'aurais trop de mal à garder un secret aussi important... Même maintenant qu'elle avait repris ses habits de garçon, je voyais la fille en elle. Impossible de faire marche arrière. Et soudainement, je devenais curieuse. J'avais envie de savoir ce qui avait tant intéressé Kieran en elle. Ce n'était pas un vulgaire gosse de quatorze ans, ça s'entendait dans sa façon de parler.

Me vint soudain une idée impossible, délirante, totalement immorale et à l'encontre de tout ce que je venais de lui dire. Je ne ferais qu'approfondir son mensonge, en m'y ajoutant également, mais finalement, ça pouvait être tout bénef' pour tout le monde. Si on devenait amies, au moins au yeux de Kieran... Ou non. Quitte à faire ça, autant pousser le truc jusqu'au bout. Mais elle n'accepterait jamais. Oh quoique... Visiblement, elle était prête à tout pour qu'il ne sache rien. Oh non non non, ce n'était pas une bonne idée. C'était mesquin, machiavélique, à l'encontre de tous mes principes.

- Je te propose un truc, alors.

Bravo Sorcha, c'est trop tard maintenant.

- Je ne dis rien. Kieran ne sait rien. Je peux même t'aider à le convaincre davantage, parce qu'à force d'être tout le temps fourrés ensemble, est-ce qu'il ne risque pas de deviner ? On sort ensemble, enfin, on fait semblant. Ça satisfait tout le monde. Toi, tu gardes ton secret, Kieran sera content de voir qu'on s'entend bien, et moi... Eh bien moi, je serai plus souvent avec lui. Et j'apprendrai à connaître quelqu'un qu'il apprécie.

Et en plus, étant donné la farouche protection dont Kieran m'entoure, il y a des chances qu'il rejette Blue. C'est tellement mal, mais je ne peux pas m'empêcher de penser que ça me permettra de savoir laquelle de nous il préfère. Oh Seigneur, pardonnez-moi.

Je dus avouer que je fus surprise de la voir s'adoucir si rapidement. Visiblement, elle avait vu qu'elle m'avait blessée et n'y tenait pas particulièrement, et je révisais mon opinion : ce n'était pas une sale petite peste, juste une gamine - ou pas d'ailleurs, je n'essayais plus de me prononcer sur son âge pour le coup - qui s'accrochait vraiment comme une tique à son secret. Je savais pourtant que Kieran ne se serait pas attaché si fort à n'importe qui et je m'en voulus un peu de l'avoir jugée si rapidement, juste à cause de là où elle traînait. Finalement, je n'étais peut-être pas beaucoup mieux avec mes œillères. Depuis l'accident et mon arrivée dans cette ville qui suçait ma vitalité jusqu'à la moelle, je ne faisais plus vraiment d'efforts pour comprendre ce qui m'entourait, me réfugiant encore et encore dans les histoires que je ne pouvais plus écrire. Note pour moi-même, ne pas me laisser détruire par une foutue ville trop bétonnée.

Sa tête après ma proposition valait franchement le coup d'œil mais je n'étais pas du tout de cœur à rire. Je l'avais traitée de menteuse pour enchaîner avec une tromperie pire encore. J'avais beau dire, le mensonge par omission, ce n'était pas la même chose que de prévoir ainsi sciemment un tel plan. Et en plus, je mentais à Blue aussi. Je savais très bien comment Kieran réagissait envers les garçons qui m'approchaient d'un peu trop près. S'il nous donnait sa bénédiction, alors c'était vraiment que ce petit gamin des rues qui ne payait pas de mine lui avait tapé dans l'œil. Était-ce cruel de ma part d'espérer qu'il la repousse à cause de ça ?

Bien sûr que oui. Jamais je ne m'étais plus détestée qu'en cet instant.

Était-ce cruel de penser qu'étant donné les circonstances de la mort de nos parents, je pouvais bien briser une amitié pour qu'on commence à être quittes ?

Correction : je me dégoûtais carrément, en fait.

Avec un sourire pâle, je répondis à Blue :

- Je t'épargnerai les baisers, d'accord ? Y a d'autres manières de le montrer. Et si tu veux, je t'aiderai même à faire les boutiques pour filles, dans un quartier où on ne croisera ni des types de l'under, ni Kieran.

Bah, vu ce qui s'était passé là, m'étonnerait qu'elle veuille retenter l'expérience de sitôt. Mais bon, pourquoi pas, hein ? Et puis elle m'intriguait réellement. Si je voulais sortir avec elle (au sens le plus littéral du terme ici), ce n'était pas vraiment pour rire et m'extasier sur la dernière collection de printemps, mais vraiment pour apprendre à connaître davantage cette gosse élevée dans la rue et qui en était venue je ne sais comment à se travestir. En haussant les épaules, j'ajoutai, tentant vaguement de prendre un ton désinvolte comme si ce que nous venions de décider était parfaitement normal :

- Finalement, le plus dur, ça va être de le faire comprendre à Kieran, mais bon, si je viens te voir jouer, il comprendra bien qu'il y a une raison derrière ça.

Je savais qu'il lui arrivait de faire des remplacements dans des groupes, et même si j'étais plutôt éclectique quant à mes goûts musicaux, je n'aimais pas du tout les concerts à la sauvage, pas mon style. J'avais conscience de m'incruster sans la moindre gêne, mais je m'en fichais éperdument. Au point où j'en étais maintenant. Et puis ça me permettrait de garder un œil sur Kieran, réalisai-je en m'éclairant un peu.

Bon, voilà, je me doutais bien qu'elle refuserait, mais en même temps ce n'était pas son problème. Elle ne m'aimait pas, j'en étais certaine. A ses yeux, j'étais la pauvre idiote de sœur qui ne connaît rien à la vie et qui empêche son frère de sortir s'amuser parce que c'est une sainte-nitouche et une Marie-la-pure. Ce n'était pas vrai, de toute façon, elle ne me connaissait pas, pas vraiment. J'étais totalement différente de celle que j'étais avant ! Avant, je sortais aussi, avec mon groupe d'amis indéfectibles - il avait suffi que je devienne orpheline pour qu'ils oublient de venir me voir, incapables de savoir quoi me dire - je faisais la fête, je riais, je vivais, et je n'obéissais pas toujours à mes parents. Kieran, oui, je l'engueulais lorsqu'il découchait ou fumait ou je ne sais quoi d'autre, mais très peu, d'abord parce que nos parents étaient là pour ça, ensuite parce que je ne le voyais pas d'un aussi mauvais œil qu'aujourd'hui, consciente que c'était la manière de s'amuser pour les trois quarts des adolescents.

Mais aujourd'hui... Aujourd'hui, j'avais peur. Ma vie se résumait à ça, la peur et la solitude. Je ne pouvais plus m'évader en écrivant, seulement en imaginant sans rien pouvoir retranscrire, et comment réussir à me souvenir de mes mondes merveilleux dans la sinistre capitale anglaise ? Aujourd'hui j'avais peur, et toute cette peur se cristallisait dans l'inquiétude que j'éprouvais pour Kieran. Et cette peur, elle était cent fois plus forte que celle que je pouvais éprouver à l'idée de remettre une nouvelle fois les pieds dans l'underground londonien. Alors oui, j'aurais volontiers accepté de voir Blue jouer en concert si c'était pour suivre Kieran, et j'étais prête à faire le pire mensonge de ma vie, pour le récupérer. Si bien que je fus presque vexée lorsqu'elle éclata de rire, à peine consciente de ce que je venais de proposer. Avant d'afficher un léger sourire contrit à ce qu'elle me proposa.

- Ouais, sûr. Je suppose que quels que soient les efforts que je fasse, jamais je ne pourrai faire illusion. Peu importe, on marche comme ça alors.

Je fis la grimace. Je pensais exactement la même chose qu'elle, en fait. C'est-à-dire que pas tout à fait, je savais dans quoi je m'étais fourrée : un mensonge plus gros que moi, une situation inextricable créée pour manipuler Kieran en toute connaissance de cause, quelque chose que je ne pourrais jamais réparer lorsqu'il s'en rendrait compte. Je ne pus m'empêcher de remarquer le regard qu'elle posait sur mes mains et les nouai vivement dans mon dos. Leur déformation ne se voyait pas, c'était un problème d'articulation qui m'empêchait de tenir un stylo. Est-ce que Kieran lui avait dit ? Que lui avait-il avoué de plus sur moi, sur nous, à cette fille qui lui mentait en le regardant droit dans les yeux ? Je m'empourprai et ajoutai :

- Tu n'as qu'à venir demain soir. Je vais y aller maintenant. Je... A demain.

Et je filai sans demander mon reste.