Sorcha Cahill

Auparavant, j'étais plutôt fière de mon apparence. Sans être particulièrement prétentieuse, je l'aimais car elle représentait tout mon pays grâce à de simples détails formant un tout idéal. Des hanches fines de lutin, associées à une petite taille accentuant cet effet. Le cliché irlandais par excellence, les cheveux roux et les yeux verts, il y avait une époque où j'étais fière de cette couleur, mais maintenant, dans la sinistre Londres, je regrette les regards qu'elle attire sur moi. Un nez légèrement retroussé, des traits fins, pas tellement affirmés, qui font que mon visage peut être le soleil ou la lune selon mon humeur. Mais maintenant, je déteste mon corps, parce qu'il m'a trahi lors de cet accident, laissant se détruire ce que je chérissais le plus en moi, ce dont j'avais le plus besoin pour vivre. Mes mains. Des traces de brûlures courent tout le long de mes bras, invisibles mise à part la brillance de la peau. Quand à mes mains, il faut les examiner de près pour constater qu'elles ont eu un accident. Mais leur déformation suffit à m'empêcher de faire ce dont j'ai le plus besoin.

Tout n'est plus qu'affaire d'apparence désormais. Je ne suis qu'une coquille vide et pourtant, machinalement, je continue à sourire, rire, rêver et faire croire que j'ai déjà oublié. Je suis l'inverse de Kieran qui ne cherche absolument pas à masquer son mal, mais je trouve qu'il ne fait que s'enfoncer dans la douleur. j'essaye de le réveiller, de l'encourager à faire bonne figure, mais il ne croit pas à ce genre de thérapie, et lorsque je pleure silencieusement avant de m'endormir, force m'est d'admettre qu'au fond, il n'a pas tort. Est-ce que faire semblant ne me fait pas souffrir encore plus que d'accepter ouvertement ma détresse ?

Toutes les nuits, je revois l'accident dans mes cauchemars. J'ai perdu connaissance sous le choc. On se disputait, et puis ç'a été le trou noir, et puis je me suis réveillée. Et là, l'enfer.

Une seule phrase heurtait ma tête, battait dans mes tympans, résonnait en moi, si fort que je ne pouvais plus penser qu'à ça, que je ne pouvais plus agir que dans ce sens. Sortir d'ici. Il fallait que je m'échappe de là ! J'ai posé mes mains sur la portière, le cuir était brûlant. Je ne sais même pas comment j'ai réussi à la repousser. Mais je me suis extirpée, puis j'ai réalisé que tout le monde était encore à l'intérieur, évanoui. J'ai repris la portière, mais cette fois mes mains ont touché le métal, pas le cuir. J'ai poussé le hurlement le plus terrible que j'aie jamais entendu, je réalisais à peine que cela sortait de ma bouche. J'agissais normalement, tirant la porte, cherchant à rattraper ma famille, mais je hurlais en même temps, une autre personne s'était détachée de moi et ne faisait rien, ressentant la douleur en spectatrice et hurlant pour l'exprimer.

J'ai replongé à moitié dans la voiture, tendant mes bras aveuglément à travers les flammes. Mes mains fondaient, cloquaient, mouraient sous mes yeux mais je ne m'en rendais pas compte, seuls comptaient mon frère et mes parents. Une partie de moi s'en rendait compte. Celle qui hurlait.

J'ai réussi à extirper d'abord Kieran de cette carcasse de métal fondant. Mes parents, je les tenais par le poignet, mais je n'avais plus de forces. J'étais en train de brûler en essayant de les sauver mais j'étais tout aussi incapable de m'en aller en les lâchant que de les tirer de là. Je pleurais, les larmes aussitôt évaporées, mes cils collés par le sel, je pleurais et je ne hurlais plus, je n'avais plus de voix. Puis j'ai senti deux énormes bras me prendre par la taille et me tirer. Je ne lâchai pas les poignets de mes parents. Ainsi, nous pûmes tous nous en sortir. Sauvés par le routier que nous avions heurté.

Tous ? Pas tellement. En fait, j'avais plongé dans les flammes pour rien. Rien du tout. Ma mère était déjà morte. Mon père, je ne l'ai pas aidé assez rapidement. Ses brûlures étaient trop graves, il n'a pas tenu un jour. Ça, naturellement, je ne l'ai pas su tout de suite. Je m'étais évanouie de nouveau à peine extirpée de la carcasse de métal brûlant. Après, tout n'a plus été qu'un immense flou. Ce que j'ai vécu à l'hôpital, je m'en souviens comme d'un rêve. Je me suis réfugiée dans mon imagination. Je suis si bien là-bas ! Il ne peut rien m'arriver. Je contrôle tout ce qui m'arrive. Je me crée mon monde, mes bonheurs et mes malheurs, parce que ce ne serait pas crédible si j'y étais trop heureuse. Mais je sais doser parfaitement l'un et l'autre, et les mésaventures sont tellement rassurantes lorsque c'est vous qui les décidez ! Je construis mes histoires, petit à petit, le monde se forme au fur et à mesure que j'avance. Je m'enfonce loin de la réalité et la bulle qui se forme, de fragile, devient invincible.

Je suis seule à pouvoir la briser. Parfois les gens me parlent, je leur réponds parfaitement normalement, et ils ne réalisent même pas que je n'évolue pas dans le même monde qu'eux. J'ai trois mondes, oui : le réel, si pâle, si fade, si violent et cruel, je le hais profondément. C'est le monde où je prie Dieu qu'il fasse qu'un jour tout aille mieux, où je m'évertue par de petites actions insignifiantes à tenter de le rendre meilleur. Je suis végétarienne et je mange bio, je trie mes déchets, je suis polie avec mes pairs, une parfaite citoyenne. On se moque de moi mais cela ne m'empêche pas de profiter de la vie, alors, pourquoi pas ? Enfin, avant. Je n'ai plus envie de vivre dans ce monde désormais.

Le deuxième est cette bulle imaginaire dans laquelle je vis quatre-vingts pour cent de mon temps, et que je partage avec d'autres parfois. il paraît que je suis bonne conteuse, que ma voix est fascinante et belle, faite pour raconter des histoires. Tant mieux, je ne pourrais vivre sans elles. J'ai passé des soirées entières entourée de mes meilleures amies, la voix rauque à force de parler, où je déroulais sous leurs yeux fascinés des mondes exotiques et enchantés, des légendes incroyables où je les mettais à la place de l'héroïne, des univers infiniment grands où aucune limite ne m'était imposée, et où elles aimaient se perdre, plus que tout. Chacune avait sa préférence ; Lily aimait à se perdre dans un monde médiéval-fantastique, prisonnière d'un dragon et attendant qu'un Lancelot en herbe vienne la délivrer. Barbara, notre scientifique, totalement décalée dans notre groupe de littéraires convaincues et allergiques à la science, préférait que je lui invente un univers fantastique à la Star Wars, où elle prenait un malin plaisir à relever toutes les incohérences technologiques. C'était un jeu entre nous ; j'avais gagné lorsqu'elle était si absorbée par l'histoire qu'elle ne songeait plus à m'interrompre pour de tels détails. Quant à Tabitha...

Pourquoi est-ce que je parle d'elles ? Je ne les reverrai plus. Cet univers, je suis seule dedans désormais.

Le troisième est tout récent. Il existait à l'état d'embryon lorsque Kieran et moi étions enfants, et a éclaté à son adolescence. Il en avait assez de me voir traîner dans ses pattes et s'est montré assez cruel dans ses paroles avec moi plus d'une fois. Nous nous sommes détachés l'un de l'autre, à ma plus grande peine. Je regardais d'un mauvais œil ses sorties, dont il rentrait en puant la clope, ivre la plupart du temps, mais je n'étais pas sa mère, je n'avais rien à lui dire. Chaque soir, lorsqu'il était absent, c'était pour lui que je priais. Plus maintenant. Ce n'est plus la peine, maintenant, nous avons recréé notre monde, mais au vu de ce qui a provoqué ça, je me demande ce que j'aurais préféré... Notre monde, c'est notre soutien mutuel, c'est ce langage méconnu que nous employons entre nous, cette protection qu'il m'a jurée - pourtant j'ai l'impression que c'est moi qui dois le protéger, de lui-même, contre sa culpabilité.

C'est difficile.

Parce que j'ai beau lui répéter l'inverse, au fond, je ne peux m'empêcher que c'est bel et bien lui qui a provoqué la mort de nos parents. Et je lui en veux, terriblement. Comment lutter contre une vérité dont on est convaincu ?

Ça ne m'empêche pas de l'aimer, Kieran. Je n'ai plus que lui, j'ai besoin de lui. Je sais qu'il m'a servi de bouclier, qu'il s'est empêché de se laisser aller, pour me soutenir, et il est un pilier inébranlable. Je lui fais confiance, aveuglément, et cette confiance et pour l'instant suffisante pour effacer ce qu'il a fait. Tout ce que j'espère, c'est que cela continuera, toujours. Je suis contre le mensonge, je déteste ça. Jamais je n'aurais cru qu'un jour je me jurerais de cacher une vérité à jamais, et pourtant je l'ai fait. Pour mon frère. Mais est-ce que je ne suis pas égoïste ? Est-ce que je ne fais pas cela pour le garder pour moi, plutôt que pour ne pas le blesser ? Ça me torture. Peut-être que c'est un peu des deux.

Cet accident m'a fait tout perdre. J'ai perdu mes amies, ballottée de famille d'accueil en famille d'accueil pendant deux mois, le temps d'arranger les paperasses pour aller chez mon oncle, et maintenant exilée en Angleterre, dans une famille que je connais à peine finalement. C'est toute ma vie, mes amies. Malgré mon imagination, je n'arrive pas à survivre seule. S'il n'y a personne pour m'aider à faire vivre mes histoires, à quoi bon ? Les quitter, c'est m'arracher une partie de mon cœur, la plus grande. Je ne sais pas ce que je vais faire sans elles, je suis sociable en apparence mais au fond je suis timide, et dans un pays étranger, en plus... Mais nous n'avions pas eu le choix. Enfin si, il me semble que ça s'appelle un choix d'Hobson, si ma mémoire est bonne. Il a fallu choisir entre l'Irlande et l'Angleterre... séparés ou ensemble. Ça m'a déchiré le cœur de quitter mon pays natal, mais il était hors de question que je quitte Kieran. Il est la dernière chose qui me reste.

J'ai perdu mes histoires. Pas seulement par mes amies. J'écrivais, aussi. Mais mes mains sont tout à fait détruites et même si leur déformation se voit à peine, merci la chirurgie, elles ne sont malgré tout plus assez maniable pour que je puisse exécuter une action aussi précise qu'écrire avec un stylo. On m'a offert un ordinateur portable pour mes cours, notamment, mais ça ne me sert à rien. Pour être inspirée, réussir à écrire, j'ai besoin de me laisser emporter par ma plume, je n'aime rien tant que cela ; l'odeur du papier neuf, le voir se froisser sous l'encre, étirer des longues et fines lettres sous la pointe de mon stylo... J'aime écrire. J'aime le papier. Je le vénère. J'avais une écriture magnifique avant, tout le monde me le disait. Presque calligraphe. Maintenant, la seule manière d'écrire à la main lisiblement est de tracer de grossières majuscules. Un clavier d'ordinateur ne m'entraîne pas dans les méandres de mon imagination. Je suis devenue muette.

J'ai perdu ma confiance inébranlable en Dieu. Je ne comprends pas comment Il a pu permettre à Kieran de s'énerver ainsi sur mes parents. Je suis encore trop croyante pour oser rejeter la faute sur Lui, mais est-ce encore un choix ? Accuser mon frère ou mon Dieu. C'est tellement injuste. Et j'ai beau être fervente catholique, je ne suis pas prête à admettre simplement mon châtiment en me disant que je l'ai mérité - parce que je sais que je ne l'ai pas mérité, justement ! J'ai compris depuis longtemps qu'Il n'était pas parfait. Mais jusqu'à présent, telle une petite fille admirant ses parents, j'avais toujours su me bercer de cette illusion.

Peut-être que c'est de cela qu'Il me punit. Avoir cru qu'Il était infaillible. Il a voulu me prouver le contraire. Est-ce que je sais, moi ? Je suis seulement croyante, pas diplômée de théologie. Je ne prétends pas pouvoir percer Ses actes à jour.

Au moins ai-je retrouvé mon frère. Nous sommes désormais aussi proches que nous l'étions étant petits, voire certainement plus, mais néanmoins, j'ai peur pour lui, parce qu'il ne vit plus du tout. Il fume de plus en plus, ce que j'ai toujours désapprouvé, et je sais bien que si nous nous étions posés plus d'une semaine au même endroit, il se serait empressé de trouver de quoi faire la fête en s'alcoolisant à loisir et en trouvant de la drogue. J'ai tellement peur. J'ai perdu mes parents trop brusquement, et Kieran est en train de se tuer à petit feu maintenant. Avoir désormais une vraie maison me rassure un peu, tout ce que j'espère, c'est qu'Aaron et Ashley ne l'aideront pas à s'enfoncer dans ce maudit cercle vicieux.

Moi, je dois l'aider à revivre. Le persuader qu'il n'a pas tué nos parents, alors que je suis convaincue de l'inverse. L'aider à redevenir sociable, à aller vers les gens, alors que lorsque je le fais, c'est un véritable supplice que de forcer l'illusion de ma bonne humeur. Je préfère me concentrer sur notre petit cercle. Je lui invente des paroles en gaélique qu'il reprend avec sa guitare. Mais il faut bien qu'un jour nous réapprenions à faire partie de la société nous entourant.

Dommage.