Pardonne-moi d'être là [PV Kieran]

Nous étions rentrés. Rien que tous les deux, laissant Aaron profiter de sa soirée. Je m'étais laissée entraîner par Kieran, son bras passé autour de mes épaules, il m'avait doucement menée vers la sortie, comme si j'avais été la petite fille perdue ici par hasard, et qu'il m'avait retrouvée juste à temps pour m'éviter un sort funeste. Du coup, je devenais la petite sœur toute contrite et désolée d'avoir fugué. Les rôles s'inversaient, alors que c'était de nouveau lui qui me prenait sous son aile, mais je m'en moquais, alors que je fixais obstinément le sol, ignorant totalement les moqueries des deux gardes de l'entrée. J'aimais que mon frère soit comme ça avec moi. Je le préférais largement comme ça, en fait, même si je savais qu'en agissant ainsi il se faisait pardonner beaucoup trop facilement. L'odeur du joint se sentait dans son haleine. Je détestais cela.

Alors que nous montions dans un bus de nuit pour rentrer plus rapidement à la maison, je fermai les yeux et me laissai aller contre lui. Insuffler, expirer, deux respirations suffirent à m'emmener dans un autre monde. J'avais beau ne plus pouvoir écrire, mon imagination était toujours aussi active. Je ne pouvais tolérer la situation, et je m'en inventai une nouvelle en un tour de main. Un monde parallèle où les morts ne sont pas vraiment morts. Un monde parallèle où tout est blanc et où il existe des nuages fuselés et protecteurs, doux et tièdes comme du coton, qui vous enveloppent de crème et vous portent au-delà du paradis, vous emmenant voir tous ceux que vous aimez, tous ceux que vous avez perdu. Bercée par le roulement du bus, je m'endormis en continuant ma vision en rêve, chuchotant le nom de mes parents alors que je m'agitais légèrement dans mon sommeil contre Kieran.

Je me réveillai en sursaut à l'instant où nous arrivions. Sans dire un mot, nous descendîmes du bus et ouvrîmes la porte en faisant le moins de bruit possible. Notre oncle, notre tant et notre cousine étaient au lit depuis longtemps, et je ne tenais guère à m'attirer les foudres de qui que ce soit. Main dans la main, nous montâmes précautionneusement l'escalier, et une fois arrivée dans ma chambre, je m'écroulai sur le lit de Kieran, me frottant mes yeux gonflés d'une main désespérément inutile à quoi que ce soit d'autre. Une phrase m'avait titillée tout le long du chemin. Quelque chose qu'il m'avait glissé en gaélique à la fête, et à laquelle je n'avais voulu ou osé réagir. Peut-être parce que je cherchais mes mots, en fait. Je voulais être persuasive, le plus possible.

Je voulais absolument le convaincre qu'il n'était pas responsable de la mort de nos parents.

Et m'en convaincre au passage.

- Kieran, on peut parler un peu, s'il te plaît ? De ce qui s'est passé ce soir.

Je me mordillai la lèvre. Je ne voulais pas passer une fois de plus pour la petite sœur moralisatrice. Je n'étais pas que ça à la fin !

- Je sais... Je sais bien pourquoi tu fais ça. Et tu sais, je me sens coupable de ne pas réussir à te faire oublier l'accident. Tu n'y es pour rien. On n'y est pour rien, ni toi ni moi. Je m'en veux de t'empêcher de t'amuser mais... j'ai tellement peur loin de toi...

Un sourire tordu heurta mes lèvres.

- Je deviens parano, je crois. Dès que tu es à plus de deux mètres, je m'imagine tout de suite le pire. Que tu vas te faire renverser par une voiture, enlever par un malade mental, ou alors qu'en étant ivre, tu vas aller mettre ta vie en danger en pariant que tu peux remonter la Tamise à travers tout Londres...

Ou que pris d'une brusque poussée dépressive, tu ailles te suicider de je ne sais quelle affreuse manière.

J'avais beau être furieux contre elle de m'avoir fait manquer un plan cul sans doute super et de m'avoir foutu la honte devant les autres, je n'avais pu rester en rogne bien longtemps contre elle. Elle n'avait pas sa place dans l'under et il m'avait fallu la ramener. Elle était trop fragile et innocente pour ce milieu là. Tout le monde s'en était rendu compte. Alors j'avais pris congé des autres... Non sans un regard de regret vers Aaron et Rabbit. Mon cousin, lui, il allait s'amuser, je n'en doutais pas. Tant pis, ce serait pour la prochaine fois. Protecteur, je l'avais entourée d'un bras. On aurait aussi pu penser que c'était ma petite amie. Ce qui ne m'aurait pas offusqué. Sorcha était vraiment jolie. Je m'étonnais qu'un mec ne soit pas encore tombé sous son charme. A moins qu'elle ne me le cache, évidemment, ce qui serait peu étonnant. Elle devait se douter que je risquais fort de prendre son copain entre quatre yeux.

Nous prîmes le bus de nuit. Plus rapide. Sorcha se cala contre moi et somnola. Moi, je tournai la tête vers les lumières de Londres, comme hypnotisé par le défilement des lumières. Repensant à ce jour terrible où tout avait basculé. Sorcha savait s'évader dans ses pensées et se créer un monde plus beau. Je n'avais pas cette capacité, je ne l'avais jamais eu, pas au point de ma sœur. Pourtant, malgré cela, je l'entendis murmurer à propos de nos parents et mon cœur se serra alors qu'elle s'agitait.

Le temps passa et le bus s'arrêta à notre arrêt. Je n'eus pas besoin de réveiller Sorcha, elle le fit toute seule et nous descendîmes, marchant jusqu'à la maison d'Aaron. Nous entrâmes en silence. Je n'étais pas certain que nous nous ferions disputés pour être sortis, mais surement pour les avoir réveillé. Nous rejoignîmes la chambre d'Aaron que nous partagions. J'avais l'intention de me coucher, mais Sorcha s'affala sur mon lit. Je compris que nous allions discuter. Bingo. Je soupirai et vins m'allonger sur le lit également, près d'elle.

- "Si tu veux."

Quand elle commença à parler, mon cœur se contracta violemment. Je mis un bras sur mes yeux, sans doute pour masquer mon visage à sa vue. J'étais coupable, un point c'est tout. Mais qu'elle s'inquiète pour moi, ça, ce n'était pas tolérable. C'était à moi de m'inquiéter pour elle.

- "Sorcha, arrête de t'inquiéter. Je n'ai pas l'intention de me suicider, si c'est ce à quoi tu penses."

Parce que c'était bien là son inquiétude. Je me redressai à moitié, la regardant avec intensité :

- "Je me sens coupable. Et je le suis. Et j'ai du mal à vivre avec ça. Alors oui, je sors, je bois, je fume, pour me détendre un peu, pour oublier un peu. Mais la seule chose que je puisse faire en étant bourré, c'est coucher avec une fille comme Rabbit. Pas réaliser des trucs complètement dingues et irréalisables."

J'eus un petit sourire amer.

- "Arrête de te tracasser. Quoique tu fasses, tu ne pourras pas me faire oublier ce qui est arrivé. C'est impossible."

[C'est nul, mais je refusais de te faire attendre un jour de plus >.<]

Je me mordis la lèvre lorsqu'il devança mes pensées intérieures. J'aurais voulu protester, lui dire que jamais de la vie je n'aurais cru qu'il ferait ça, mais ce serait un mensonge et lui comme moi le saurions pertinemment, alors c'était tout à fait inutile. Cependant, je crois que c'était la première fois que nous disions les choses franchement à ce sujet. Le mot avait flotté entre nous, des dizaines de fois dans des dizaines de conversation, mais nous n'avions jamais osé le prononcer. Et qu'il le dise aussi brutalement provoquait un sacré choc mais aussi un étrange soulagement. Comme si, avant, ses dénégations ne comptaient pas vraiment puisqu'après tout nous ne disions jamais vraiment ce à quoi nous pensions. C'était la première fois qu'il me rassurait vraiment.

Bon, je ne lui faisais toujours pas aveuglément confiance à ce sujet. Mais c'était déjà un progrès. Je fis la moue et répondis :

- Tu ne comprends pas que c'est justement ce qui me tracasse ? Tu ne peux pas oublier ? Très bien. Moi je ne peux pas ne pas m'inquiéter pour toi. Donnant donnant.

C'était ridicule ce que je disais là. Les sentiments humains ne se contrôlaient pas comme des jetons de poker, mais quelque part c'était vrai, je serais incapable d'être totalement rassurée à son sujet tant qu'il traînerait cette culpabilité comme un boulet à sa cheville. Je voulais qu'il croie à son innocence, de toutes ses forces, que sa joie de vivre revienne et me contamine, je voulais qu'il oublie si bien ce foutu accident que je finirais par y croire aussi. Moi aussi, je voulais m'aveugler, et croire en son innocence ! Si j'essayais de le convaincre qu'il n'était pas coupable, c'était surtout pour lui. Mais aussi un peu pour moi, force m'était de me l'avouer...

Je poussai un long soupir et décidai plutôt de changer radicalement de sujet. Après ma sieste cahin-caha dans le bus, je n'étais plus tellement fatiguée. Et je savais que si l'on dormait maintenant, on passerait une mauvaise nuit à se tourner et se retourner, et s'angoisser l'un pour l'autre. Nous connaissions cela par cœur, les nuits cauchemardesques. La première chose qui me vint à l'esprit fut ce drôle de gamin.

- Dis-moi... C'était qui, le gosse qui était avec vous ? Il a l'air bien plus jeune que moi et pourtant il avait l'air comme un poisson dans l'eau, tout le monde le connaissait... Tu ne trouves pas ça bizarre ?

Ce n'était même pas une critique ou quoi que ce soit. Si les gens voulaient foutre leur vie en l'air, ça les regardait, ce qui m'importait surtout, c'était qu'ils n'entraînent pas d'autres personnes dans leurs conneries et surtout pas Kieran. Mais ce gosse avait tout juste l'air d'avoir quatorze ans, comment pouvait-il déjà baigner dans un milieu comme ça en s'y sentant aussi bien que s'il y était né ? Je trouvais ça franchement craignos. J'aurais même pu m'inquiéter pour lui si je ne me doutais pas qu'il savait très certainement se débrouiller tout seul. Finalement, entre lui, Kieran et Aaron, c'était lui qui avait eu l'air le plus sobre des trois. Mais quand même...

- "Ce n'est pas la même chose..."

Non, ce n'était pas comparable. Ma culpabilité était chevillée au corps, ne me quittait jamais, lancinante. Quelque chose me disait que si je devais vivre encore 80 ans, je mourrais avec elle. Surtout que j'avais dit des choses affreuses juste avant leur mort. Sans pouvoir me rattraper, sans pouvoir m'excuser et dire combien je ne pensais pas toutes ces choses. Sorcha avait été présente, elle avait tout entendu. Que pensait-elle de mon attitude? Elle m'assurait que ce n'était pas ma faute. Vraiment? Qui essayait-elle donc de persuader ainsi?

- "Tu veux la vérité?"

Était-elle seulement prête à l'entendre, cette vérité? je n'en étais pas certain. Mais au moins serait-elle fixée et saurait-elle à quoi s'attendre de ma part. Puisque l'heure semblait propice aux confessions, je me décidai à lui dire ce que j'avais sur le cœur.

- "Si tu étais morte toi aussi, que j'avais été le seul survivant, je n'aurais pas tenu le coup. Mais tu es là. Bien vivante. Je ne te laisserais pas Sorcha. Aussi insupportable que la vie puisse me sembler la plupart du temps, tu es là. Et je ne peux pas t'infliger une nouvelle perte, je ne peux pas t'abandonner. Je t'ai promis de veiller sur toi et de rester avec toi et j'honorerais cette promesse. Tant que tu auras besoin de moi, je serais là."

Et après... On verrait. Quand elle vivrait sa vie, qu'elle aurait ses amis, un petit ami, une vie bien à elle, quelle place aurais-je? Je n'en savais rien. D'ici là, peut-être que j'aurais surmonté tout ça. Je ne pouvais être certain de rien.

Sorcha préféra alors changer de sujet. Très bien. Elle voulait une conversation sérieuse mais cherchait à l'éviter dés que cela devenait trop dérangeant. Je souris malgré moi alors qu'elle m'interrogeait sur Blue. Comme si j'en savais plus qu'elle.

- "Non, je trouve pas ça bizarre. Je le connais à peine. Il se fait appeler Blue et il a du grandir dans la rue, avec ses règles et ses lois, d'où le fait qu'il soit connu et qu'il ne risque rien."

Je soupirai.

- "Nous sommes loin de chez nous."

Les règles ici n'étaient pas les mêmes qu'à la maison. L'Angleterre et Londres surtout, avait ses propres lois. Ce milieu n'était pas le nôtre, même si je savais que j'aurais très bien pu m'y fondre. Pas Sorcha.

- "Aaron y passe ses nuits... Il ruine sa santé déjà défaillante un peu plus à chaque fois dans les excès... Il profite de la vie et l'écourte encore davantage."

Il n'était pas là, nous pouvions donc en parler. Je ne le jugeais pas, mais ça me faisait mal de le savoir condamné, mourant et de se tuer encore plus rapidement. Peut-être aurais-je agi de la même façon. Qu'est-ce que cela lui aurait apporté de rester à l'hôpital dans une bulle? 6 mois de plus?

C’était la même chose. Plus nous avancions dans notre nouvelle vie et plus je m’en faisais pour lui. Si nous avions été dans une famille accueillante, que j’avais vu qu’il se faisait des amis et relevait la tête, alors là, oui, j’aurais peut-être réussi à me détendre et à ne plus m’en faire pour lui. Mais là, maintenant, alors qu’il s’obstinait dans sa solitude et préférait se réfugier dans la drogue pour éviter d’avoir à remonter la pente, non, je ne pouvais que m’inquiéter pour lui. C’était pire que de l’inquiétude. C’était une véritable anxiété, une angoisse qui me nouait la gorge et m’empêchait chaque jour de respirer. Où est Kieran ? Qu’est-il en train de faire ? A quoi pense-t-il ? Est-ce qu’il craint pour la nuit prochaine et les cauchemars qu’il subira ? Est-ce qu’il fait une liste des différentes manières de s’en tirer ? Est-ce qu’il se maudit pour avoir provoqué cet accident ? Est-ce qu’il m’a oubliée, perdu dans les vapeurs d’un joint pour ne plus penser ? Toutes ces questions tournoyaient en permanence dans ma tête. J’aurais voulu être capable de le laisser libre, de le laisser vivre un peu, mais il avait choisi un milieu trop dangereux, trop meurtrier. Il détestait notre nouvelle vie et choisissait précisément un monde où il existait cent manières différentes d’en finir, et sans forcément le faire exprès, d’ailleurs.

- J’aurai toujours besoin de toi, Kieran. N’en doute jamais. Tu es la dernière famille qui me reste, je n’ai plus que toi. Chaque minute où je ne t’ai pas sous les yeux, je suis à deux doigts de faire une crise de panique parce que je me monte des films sur tout ce que tu pourrais être en train de faire. Je peux me mentir sur notre vie, sur tout ce qui nous entoure, je peux m’inventer des centaines d’histoires merveilleuses, mais sur toi, jamais. Jamais je n’arriverai à me convaincre que tu vas bien et que tu vas oublier. Et j’ai peur pour toi. Je ne pourrai jamais m’en empêcher, tant que tu iras si mal.

Nous changeâmes finalement totalement de sujet. J’étais paradoxale ; j’avais besoin de parler de ça, j’avais besoin de mettre les choses à plat avec lui, mais en même temps, je craignais trop la vérité pour me l’entendre dire. Cependant, force m’était de m’avouer qu’il m’avait rassurée. Un peu. Je crois que je ne pourrais jamais cesser de m’angoisser pour lui. Ça ne dépendrait jamais que de ses actes, mais s’il n’était pas capable de remonter la pente, eh bien…

- Je ne trouve pas ça normal que des gosses grandissent encore dans les rues. Pourtant, c’est sans doute là où nous nous serions retrouvés si notre oncle n’avait pas accepté de nous héberger… J’aurais préféré ça que d’être séparée de toi.

Je fis la grimace lorsqu’il évoqua Aaron. J’avais plus ou moins deviné cet état de fait à notre première rencontre, mais se le voir confirmer ainsi en direct, ce n’était pas la même chose.

- Aaron va mourir de toute façon, répondis-je brutalement.

J’étais méchante, j’étais cruelle, mais j’étais juste.

- Et ne me sors pas le refrain du « Mais on va tous mourir un jour ! » Tu vois parfaitement ce que je veux dire. Aaron a deux ans maximum devant lui. Il ne pourra pas finir ses études, il n’aura pas le temps d’aimer une fille, de la marier et de lui faire des enfants, pas plus que d’avoir un boulot ou même sa propre maison. S’il veut être heureux, il doit l’être tout de suite, et c’est un moyen efficace. Toi, Kieran, tu as encore le temps de guérir et d’être heureux. De te forger ta vie. Je t’en supplie, ne le rejoins pas dans ce monde. Je t’en supplie !

Je reçus les paroles de Sorcha comme un violent coup de poing dans l'estomac. Son discours me faisait prendre conscience à quel point je lui faisais peur, à quel point elle percevait ma détresse quand j'essayais de la dissimuler. Je faisais de sa vie un enfer permanent où à chaque minute loin de moi, elle se demandait si je n'avais pas décidé de mettre fin à mes jours. Je comprenais ses mots, ses sentiments et je ne pouvais pas la détromper, elle avait vu trop juste à mon sujet. Elle pouvait s'évader loin de ce monde, cesser de souffrir, mais jamais pour moi. Je poussais un soupir un peu tremblant.

- "Oh Sorcha..."

Il y avait de la vulnérabilité dans ma voix. Au creux de la nuit, serré contre elle, je ne jouais plus la comédie, pas quand elle voyait si clair en moi. Je lui devais la vérité, je lui devais d'être sincère. Et je devais me reprendre. Je murmurais alors en gaélique, cette langue si mélodieuse, cette langue qui n'appartenait qu'à nous, réservée à nos moments de tendresse et de colère :

- "Je suis désolé. Je pensais pouvoir te tromper en me trompant moi-même. Pardonne-moi. De tout. Je ne t'abandonnerais pas. Je te le promets."

Je ne pouvais pas faire mieux. Seuls mes actes pourraient la faire changer d'avis, pour le moment, ce n'étaient que des paroles et nous savions comme elles étaient éphémères. Sorcha changea de sujet. Je savais que ce sujet là lui faisait peur, qu'elle voulait en parler, mais craignait aussi mes réponses, la désillusion. Elle m'interrogea sur Blue et je lui répondis, pour ce que j'en savais, c'était à dire pas grand chose. Elle me répliqua que ce n'était pas normal que des enfants grandissent dans la rue. Certes, mais nous n'étions pas dans un monde parfait de bisounours...

- "J'ai 18 ans Sorcha. Papa et maman ne nous ont pas laissé sans rien, j'aurais trouvé un logement et je t'aurais récupéré."

Je parlais d'Aaron et je la vis grimacer. Elle désapprouvait son mode de vie, mais avait l'intelligence et la délicatesse de ne rien dire. Il faisait ce qu'il voulait, c'était son choix. Personne ne s'en souciait. Enfin si, Sorcha et moi, mais nous ne disions rien. Il était condamné, qu'est-ce que ça pouvait faire qu'il profite du temps qu'il lui restait? néanmoins, cela me faisait mal de le voir ainsi. La réponse cinglante de Sorcha me fit me redresser pour la regarder, interdit. Cela ne lui ressemblait pas. Et je compris pourquoi quand elle me répliqua que lui, il allait mourir et pouvait en profiter alors que moi, j'avais la vie devant moi et ne devais pas la gâcher en suivant son exemple. J'eus un petit sourire en coin devant sa supplique, et son discours un poil moralisateur.

- "Je ne le suis pas. Je profite moi aussi et j'essaie d'alléger mon quotidien de temps en temps. Laisse moi un peu respirer, laisse moi profiter de ma jeunesse. Tu as raison, je ne suis pas condamné, j'ai l'avenir devant moi. Mais pour avoir un avenir, pour seulement l'envisager, pour l'instant, j'ai besoin d'accepter le présent. Et c'est la seule solution que j'ai trouvé, même si tu ne l'approuves pas."

Je me fis un brin enjôleur, alors que je la serrais dans mes bras.

- "Je ne finirais pas délinquant et drogué dans un coin, Sorcha. Ce serait du gâchis, non?"

J'avais du potentiel. Même ici, déraciné, je restais quelqu'un d'intelligent et vif, qui réussissait exceptionnellement bien au lycée.

Ses excuses le faisaient monter les larmes aux yeux, de même que sa promesse me déchirait le cœur. Ç'aurait dû me faire plaisir, ç'aurait dû me toucher, me rassurer. Pourtant, je ne l'étais pas tellement davantage qu'auparavant. Il n'aurait pas dû avoir besoin de me le promettre. Ç'aurait dû être évident, naturel. Et s'il m'arrivait quelque chose, à mon tour ? Plus rien ne retiendrait Kieran ici-bas. Plus personne ne serait là pour le soutenir, pour le maintenir les pieds sur terre. Sa vie serait détruite... J'étais flattée, de manière égocentrique, d'être celle qui le rattachait à la vie. Mais ça ne me plaisait du tout. Je voulais qu'il s'en sorte seul...

- Moi non plus, Kieran. N'oublie pas, je suis une petite sœur collante et insupportable. Je serai toujours là pour toi, même si tu ne le veux pas toujours.

Je poussai un long soupir lorsqu'il me dit que nous aurions pu nous débrouiller tout seuls. Oui, peut-être, mais ç'aurait été une existence tellement précaire, tellement instable ! Il aurait dû abandonner ses études pour trouver un travail, de même pour moi dès que je l'aurais pu. C'était intenable. On pouvait cent fois remercier notre oncle malgré le peu d'hospitalité dont il faisait preuve avec nous.

Je lui donnai une tape sur la tête, excédée.

- Bien sûr que tu le suis, Kieran, et tu ne t'en rends même pas compte. Tu te dis peut-être que c'est juste une passade, que ça t'aide à te sentir bien et à accepter, mais non, ça ne t'aidera jamais à accepter. Te sentir bien, oui. Pour quelques heures, volées ici ou là. Tu oublieras l'accident, tu oublieras que tu ne peux plus faire de sport, que je ne peux plus écrire, que nous sommes coincés dans une famille qui ne nous aime pas et nous a accueillis seulement pour se faire bien voir des voisins. Mais le lendemain matin, tout te reviendra en bloc, et tu auras encore plus besoin de t'oublier, parce qu'à chaque fois, la réalité te détruira un peu plus quand tu y replongeras. Mais oublier n'est pas accepter. C'est un cercle vicieux. Je ne veux pas que tu plonges là-dedans... J'aimerais tellement que tu trouves une autre solution pour te sentir mieux.

Je me forçai à sourire à son humour noir.

- J'espère... Mais ça me fait peur, parce que j'ai vraiment l'impression que tu te diriges vers cette voie. Ne me fais pas ça, Kieran... Ne me fais jamais ça. Tu as raison, ce serait du gâchis, ajoutai-je en lui souriant, plus sincèrement cette fois.

Je profitais de sa chaude étreinte et caressai sa joue, fermant les yeux.

- Je vais essayer de moins m'inquiéter. Je te promets que je ferai des efforts.

- "Je le sais."

Peut-être que cette conversation était nécessaire. Que nous avions besoin tous les deux de mettre les choses à plat. Notre univers avait été bousculé et nous essayions chacun de remonter la pente ou de donner l'illusion d'y parvenir, ne voulant pas inquiéter l'autre. Sorcha était ma seule raison de ne pas sombrer. Peut-être n'aurais-je pas du lui dire, mais lui mentir n'aurait servi à rien, sinon à l'angoisser davantage. Là, elle savait que pour elle, je ne tenterais rien de stupide. Et d'irrémédiable. Nous étions ensemble, nous avions choisi de rester ensemble et venir ici était la solution la plus raisonnable, même si elle n'était pas celle que je préférais. Pour Sorcha, pour son avenir, c'était le mieux. Même si elle se faisait du mouron pour moi et mes fréquentations. Je ne faisais que demander l'oubli et je gagnais une tape sur le crane, en signe de désapprobation.

- "Eh..."

Brute va. Sauf que son petit discours eu le don de me glacer le sang. Il était juste, terriblement juste, beaucoup trop. Elle avait raison sur toute la ligne et je le savais pertinemment. Ce soulagement était illusoire et je n'avais qu'une envie : le retrouver dés qu'il s'envolait. C'était le piège et Sorcha en avait conscience. Plus que moi même. Je serrais me petite sœur dans mes bras alors qu'elle me priait de ne jamais lui faire ça. Je soupirais, passant une main dans ses beaux cheveux roux.

- "Je ferais en sorte que tu n'ai pas à t'inquiéter."

Je lui embrassais le front, fermant les yeux aussi, avant de lui murmurer dans notre langue :

- "Dors ma fée, je veillerai toujours sur toi, je te le promet."

Et finalement, le sommeil nous cueillit ainsi, plus unis que jamais.

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