Désastre ou coup de génie ? | Blake

Tout devait être parfait. Elle avait travaillé plusieurs longues semaines sur le personnage d'Elle Greece, pour lui donner une véritable histoire, une cohérence qu'aucune question indiscrète ne saurait mettre à mal. Elle s'était arrangé, avec l'aide du Voile Blanc, pour qu'elle soit aussi réelle que n'importe quelle autre française de son âge... Elle aurait même pu aller voter au consulat français, la veille, si seulement elle n'avait pas dû rendre visite à ce cher Iago. Ses péripéties successives n'avaient en rien entamé son impatience de se fondre à nouveau dans la masse, bien au contraire. Il était temps qu'Âlma retourne là où était sa place, à savoir dans les livres d'histoire décrépis.

La démone avait tout prévu. Lever tôt, préparation matinale dans la joie et la bonne humeur, petite promenade de santé pour se rendre à son nouveau lycée... Tout était réglé comme du papier à musique. Tout aurait dû être parfait.

Malheureusement, encore une fois, Elle avait joué de malchance. C'était un détail tout bête qui l'avait mise trente bonne minutes en retard : la pile de sa montre avait décidé de la lâcher justement ce jour là, et comme cette dernière était encore de la vieille école — à aiguilles, donc — la pseudo–lycéenne ne s'en était pas rendue compte à temps. Les rues peu fréquentées lui avaient certes mis la puce à l'oreille, mais elle n'avait vraiment compris le pot aux roses qu'à son arrivée, quand le silence studieux des heures de cours l'avait froidement accueilli.

Il lui restait tout de même une chance de s'en sortir : elle avait rendez–vous avec une adolescente du nom de Blake Earl qui, lui avait-on expliqué, devait lui faire faire le tour des bâtiments. Elle n'aurait qu'à se rependre en excuses et la supplier de reporter la visite touristique au midi. Ça pouvait marcher.

Il y avait cependant un ultime détail qui lui était complètement sorti de la tête et il la frappa avec une violence inouïe quand, toute sourire, elle avait finalement retrouvé la fameuse Blake.

« Oh putain de bordel de... commença-t-elle — en français, elle s'était longtemps entraînée à lâcher ses jurons en français, pour rendre les origines de son personnage plus crédibles — avant de se reprendre et de continuer en anglais. Bonjour ! »

Elle n'était qu'une cruche, une écervelée, une... vraie blonde. Comment avait-elle pu oublier ça ? Et qu'on ne vienne pas accuser les deux anges qu'elle avait sévèrement éduqué ces derniers jours, même eux ne pouvait justifier une ânerie pareille.

« Je suis vraiment désolée, pour le retard... Je... — elle renonça à se justifier et changea de sujet — Concrètement, est-ce que j'ai une chance de survivre à cette première journée ? »

Face à l'uniforme parfaitement repassé de la jeune anglaise, Elle dénotait fortement. Elle n'avait en effet fait aucun effort sur sa tenue vestimentaire, s'habillant sans complexe. Une large échappe venait de terminer de la condamner, en plus d'imposantes boucles d'oreilles, pour couronner le tout. Manquait plus que le règlement interdît les bijoux de toutes sortes, tiens.

« Je m'appelle Elle, et je suis enchantée, » conclut-elle cette première prise de parole complètement chaotique.

Sa rentrée promettait d'être un véritable désastre.

La vie était devenue incroyablement compliquée.

Liam et moi avions des horaires en commun - il était mon professeur après tout. Mais nous avions décidé qu'il ne pouvait avouer qu'il était père pour profiter des avantages qu'il pouvait avoir, tels une nourrice à bas prix par exemple, de peur que l'on puisse faire le rapprochement avec moi. Il s'était marié au moment où j'étais tombée enceinte, et cela faisait plusieurs mois que je me tenais à carreau avec lui. Une coïncidence de plus et les gens allaient finir par comprendre. Ils n'étaient pas complètement débiles non plus. J'étais même certaine qu'on lui en avait déjà fait la remarque en plaisantant. Tant que ça ne s'implantait pas sérieusement dans l'esprit des gens, après tout, c'était le plus important...

Donc, nous avions déjà dû rayer la nourrice des possibilités. Il y avait ma mère, évidemment, ma mère qui n'avait plus qu'un travail depuis qu'elle avait emménagé avec Lyam, mais il arrivait encore qu'elle ait des imprévus et qu'elle ne puisse garder sa petite-fille. Dans ce cas-là, ça retombait sur Lyam, le seul adulte en dehors de notre histoire à connaître notre secret, mais je n'aimais pas ça du tout. Ce n'était pas qu'il n'aimait pas s'occuper d'elle ou quoi, mais je voyais très bien la grimace qu'il faisait et la douceur exacerbée mal assurée avec laquelle il prenait mon bébé dans ses bras. Lyam ne se faisait pas confiance pour s'occuper d'un bébé, si bien que je n'arrivais pas à lui faire confiance non plus. Et quand d'aventure, ni ma mère ni Liam ni moi n'étions disponibles et que je savais que ma fille était entre ses mains, j'étais morte de peur en permanence.

Jongler avec nos quatre emplois du temps différents s'était avéré compliqué mais efficace, simplifié surtout par le fait que les deux Li(y)am habitaient tout deux très proches du lycée, une demi-heure à pied au maximum. Seul le travail de maman était plus excentré mais ce n'était pas trop gênant. Je me sentais coupable d'embêter tout ce beau monde en n'ayant pas pris la décision raisonnable que toute adolescente aurait prise, mais il suffisait que je regarde le sourire éclatant de ma petite Eibhlin pour que s'évapore la plus petite once de culpabilité.

Elle était le joyau de ma vie, le trésor de mes nuits, le soleil de mes jours. Elle était la chose la plus magnifique que j'avais jamais créée, le bébé le plus adorable que j'avais jamais contemplé, la petite fille la plus gentille et éveillée que j'avais jamais connue. Elle était parfaite, c'était tout, avec ses grands yeux bleus qu'elle tenait de son père, sa bouche pulpeuse semblable à la mienne, et ses pommettes rehaussées comme celles de sa grand-mère. Elle avait pris tout ce qu'il y avait de plus beau en chacun de nous, et elle était idéale. Et, Dieu merci, il n'y avait pas la plus petite trace de son ascendance japonaise. Rien qu'une adorable petite anglaise.

Donc, nous nous en sortions. Cahin-caha, mais nous nous en sortions. Pas mal du tout, même, et toutes les craintes que j'avais eues concernant mon incapacité à m'occuper d'elle, les crises de nerfs que la fatigue aurait pu provoquer, et ainsi de suite, ne s'étaient pas concrétisées. Oh, il y avait des jours sans, bien sûr, mais pour l'instant je n'avais encore jamais été vraiment à bout et je croisais les doigts pour que ça continue.

Aujourd'hui n'avait pas aidé puisqu'on m'avait demandé de venir au lycée une heure avant le début des cours pour accueillir une nouvelle. Ben voyons ! J'avais dû galoper chez ma mère et la réveiller à 7h30 du matin pour qu'elle s'occupe de ma fille au lieu de 8h30, tout ça pour quoi ? Rien. La nouvelle, elle n'avait pas pointé le bout de son nez. Et je m'étais surprise, dans un accès d'impatience, à la détester. Mais pour qui elle se prenait, cette fille, elle croyait que je n'avais que ça à faire ? J'aurais cent fois préféré tenir mon trésor dans mes bras au lieu d'attendre dans le vide !

Puis je l'avais vue débarquer. Tout essoufflée, visiblement navrée. Et quand je l'avais entendue jurer, en français, elle m'avait si bien rappelée Alice que tout ressentiment s'était évaporé en un instant.

- Salut, ris-je. Fais gaffe, on a une française à l'école depuis deux ans et les profs savent très bien reconnaître les jurons maintenant.

Je la regardai de haut en bas, devant retenir une très forte envie d'éclater de rire. La pauvre risquait de croire que je me moquais d'elle, ce qui n'était pas du tout le cas. Mais là, effectivement, je ne voyais pas du tout comment lui sauver la mise. Oh, elle ne risquait pas de se faire punir, c'était son premier jour et tout le monde savait bien qu'on ne portait pas d'uniforme en France, l'erreur était humaine. En revanche, elle serait assurée de se faire remarquer et de se tailler une réputation de rêve parmi les étudiants en un rien de temps. Il y avait de fortes chances que désormais, on ne l'aborde jamais autrement qu'en disant « Eh, c'est bien toi qui t'es ramenée sans uniforme à ton premier jour d'école ? » Pas cool.

Notez que si ça pouvait faire oublier un peu aux gens le fait que j'étais maman, moi, ça m'arrangeait bien.

- Oh, tu vas survivre. On dit bien que le ridicule ne tue pas, non ? lançai-je avec le plus éclatant de mes sourires.

Je la jaugeai d'un œil critique et ajoutai, une moue songeuse aux lèvres :

- Enlève les boucles d'oreille, par contre.

Inutile de se faire remarquer plus qu'elle ne le serait déjà. Enfin ! Mon accès de colère était déjà tout envolée, cette nouvelle recrue avait l'air tout à fait sympathique. Il s'agissait maintenant de la mettre à l'aise et ça, c'était ma spécialité, ça l'avait toujours été. Je lui fis signe de me suivre pour qu'on puisse commencer la visite.

- Ne t'inquiète pas, tu ne risques pas d'ennuis, tu vas juste te faire beaucoup remarquer !

Face à la réaction de Blake, Elle ne put retenir un sourire. Autant jouer le jeu, après tout, ce n'était pas comme si elle n'avait pas l'habitude des pirouettes. Mieux, cette petite frasque non prévue semblait être au goût de sa guide.

« Oh, répondit-elle en singeant à la perfection d'une éphémère déception. Je vais devoir faire attention, alors. Tu parles français ? » demanda-t-elle ensuite.

Devant les conseils de la jeune anglaise, la démone ne put s'empêcher d'esquisser une petite moue. Elle aimait énormément ses boucles d'oreilles : si d'apparence, elles ressemblaient à n'importe quel bibelot en toc, la réalité était tout autre. Cela faisait en effet déjà deux siècles qu'elles l'accompagnaient dans tous ses voyages, à l'image de l'âme de celle qui les lui avaient offertes. Elle s'était liée à beaucoup d'individus, au cours de sa vie, mais si elle les avait tous chéris, certains l'avaient plus marqués que d'autres. Elle s'exécuta pourtant, les retirant rapidement et les rangeant soigneusement dans son sac.

« Je n'ai jamais compris pourquoi vous vous accrochiez à l'uniforme, d'ailleurs, fit-elle remarquer sans agressivité, pas que je compte m'y dérober ! J'ai juste... — elle toussota — eu une cascade d'imprévus depuis mon arrivée. »

C'était le moins que l'on pouvait dire. Haussant les épaules, comme si cela n'avait pas d'importance, elle sembla hésiter un long moment avant de lâcher un bougonnement très convainquant et de retirer, visiblement à contre-cœur, son écharpe. Après l'avoir rangée, elle retroussa légèrement ses manches et fit subir le même sort à ses bracelets, jusqu'alors dissimulée.

« Je vais avoir du mal à faire mieux... J'ai l'impression de me promener en sous-vêtement. » Nouvelle petite moue, nouvel haussement d'épaule. « C'est pour la bonne cause. Bien ! Que faisons-nous, maintenant ? »

Se faire remarquer, hein ? Elle y comptait bien — quoiqu'elle avait espéré une arrivée plus en douceur — et plus encore. Ce petit lycée paisible pouvait bien s'accrocher, Elle Greece venait d'arriver.

- Très mal, grimaçai-je. Je suis nulle pour les langues étrangères, en fait. Alice a essayé de m'apprendre mais il paraît que mon accent est horrible. Mais je connais à peu près toutes les insultes, justement !

Je vis sa déception lorsque je lui conseillai d'enlever ses boucles d'oreille. Elle pourrait les remettre lorsqu'elle serait en uniforme, le règlement n'était heureusement pas très exigeant, mais il valait mieux éviter une accumulation de petits détails qui ne feraient que la mettre davantage en avant. Et les larges disques glissant sur son écharpe étaient définitivement le détail en trop.

- Bah, ça dépend des écoles, fis-je en haussant les épaules. Ici, c'est un peu classe, tu vois, donc on reste accroché aux vieilles valeurs ! L'école publique de mon quartier n'a pas d'uniforme.

École où j'aurais dû aller, d'ailleurs, mais ma mère avait tenu à m'envoyer dans un collège puis un lycée privé. Rien de très honorable ceci dit, mais à la réputation déjà bien meilleure que mon établissement de secteur, et pour lequel elle avait dû faire encore et toujours davantage de sacrifices. C'était un excellent juste milieu. Au fond, je savais que je ne me serais pas plu là-bas, j'étais très à mon aise ici entourée de Kieran et Alice, mais un vrai lycée privé, trop cher et peuplé de fils d'ambassadeurs, je n'aurais pas supporté.

- Mais ne t'inquiète pas, le règlement n'est pas très strict. Tu pourras l'agrémenter un peu, ton uniforme, même avec tes boucles si tu veux, on va juste éviter de te faire remarquer plus que tu ne le seras déjà pour ton premier jour, OK ? ris-je.

Elle enleva d'elle-même son écharpe et une cascade de bracelets dissimulés sous ses manches. Je n'avais pas eu l'intention de le lui demander mais force me fut d'admettre que l'air de rien, cela changeait beaucoup de choses. Elle était beaucoup plus passe-partout maintenant.

- Mais non, tu es très bien, la rassurai-je. Ça passera sans problème, et puis si tu veux, en attendant que tu t'en achètes un, je te prêterai un de mes uniformes. On doit faire à peu près la même taille !

Surtout depuis que je ne suis plus enceinte, songeai-je à part moi. Mais l'école m'avait autorisée à venir en pantalon lorsque j'avais pris trop de poids, m'épargnant la petite jupe écossaise. J'avais juste dû trouver un chemisier de grossesse qui convenait à peu près. Autant dire que voir une fille enceinte en uniforme de lycée, ça faisait très décalé et bizarre.

- Ben, maintenant, j'te fais faire le tour du proprio. On n'aura pas le temps de tout voir par contre avant le premier cours - on commence avec littérature, on est dans la même classe. Si tu veux, on se retrouve à midi ? On continuera la visite à ce moment-là, et je pourrai te présenter Alice !

Me vint soudain la brusque peur qu'elle ne fasse partie de ces crétines qui fantasmaient sur Liam. Elle n'avait pas intérêt... Surtout que j'étais bien obligée de faire la tâche à laquelle on m'avait assignée depuis trois ans déjà et elle risquait de ne pas vraiment comprendre ma froideur.

Alors comme ça, la demoiselle était nulle en langue étrangère, hein ? Elle se retint de critiquer la façon dont elles étaient enseignées. La démone n'était de toute façon pas une référence, mais elle était une partisane convaincue de l'autodidacte. D'un autre côté, elle était née à une époque où l'école n'existait pas. Dans ses jeunes années, elle avait toujours appris en tête à tête avec son professeur. Sa mère, d'abord, quoiqu'elle ait oublié presque tout ce qu'elle avait pu apprendre à ses côtés, Isaac ensuite et puis, bien entendu, Flavius. Elle n'avait commencé à fréquenter le monde scolaire que très tardivement et si elle ne pouvait nier avoir appris énormément de choses aux contacts de professeurs parfois passionnés, elle avait souvent regretté qu'il ne fût pas plus nombreux. Enfin... D'un autre côté, c'était purement mathématique. Il y avait beaucoup plus d'élèves, normal que la qualité de l'enseignement baissât.

Cette critique de l'évolution des mœurs mise à part, Elle encouragea Blake de quelques sourires dont elle avait le secret, hochant parfois la tête mais observant, pour l'heure, un silence respectueux. Elle était la petite nouvelle, qui avait encore beaucoup à apprendre et la lycéenne qui lui faisait face avait l'air de savoir de quoi elle parlait.

« Ne t'inquiète pas, j'ai déjà ce qu'il faut. C'est quelque part, dans une valise... Elle sourit. Chez moi, on dirait Bagdad, en ce moment, je m'installe à peine. Dire que je devais avoir une semaine tranquille pour bien m'organiser et... bref. Ça ne rend les choses que plus intéressantes. »

Elle lui présenta ensuite le programme de la journée, arguant qu'elles n'avaient plus le temps de faire une visite en bonne et due forme. C'était certes vrai, et la solution qu'elle proposa était parfaite. Heureuse de découvrir qu'elle partageait son premier cours avec Blake — qu'elle aimait déjà bien — elle hocha la tête.

« Alice, c'est l'autre française, c'est ça ? » demanda-t-elle pour être sûre. La présence d'une véritable fille du « Pays de la Liberté » allait compliquer un peu sa tâche, elle allait devoir faire attention à ce qu'elle dirait. Elle n'avait pas mis les pieds en France depuis plus de dix ans, excepté Roissy en navette pour une autre direction. Mais comme Elle faisait les choses comme il fallait, elle s'était documentée. Tout irait bien. « Ça m'ira très bien. Je te suis, jolie Blake ! »

Elle prenait véritablement vie maintenant, et ce n'était pas trop tôt.

Cette fille souriait tout le temps. C'était sans doute la chose qui me frappait le plus chez elle. Elle était en retard, n'avait pas d'uniforme, était navrée à l'idée de devoir enlever ses bijoux, et pourtant elle souriait, tout le temps, et sincèrement, ça se sentait vraiment. Optimiste ou joyeuse de nature ? Je ne savais pas mais elle me plaisait déjà. Son sourire était rayonnant, lumineux, et surtout contagieux. Je ne pouvais m'empêcher de toujours lui sourire en retour et ça faisait du bien. Pas que j'étais spécialement morose en ce moment mais tout de même, ça remontait le moral même s'il n'en avait pas besoin.

- Pourquoi tu es venue en Angleterre, alors ? Tu voyages beaucoup ?

Alice, Kieran et Sorcha, et maintenant Elle... J'en avais accueilli, des étrangers, depuis les deux dernières années, pour des raisons toutes plus variées les unes que les autres, et certaines pas franchement réjouissantes pour ce qui était de Kieran. Je me demandais quelle était la sienne, même si je soupçonnais encore des parents ambassadeur ou quelque chose du même genre. Un peu comme Alice. Ça ferait plaisir à mon amie d'avoir quelqu'un d'autre que Laurys à qui parler de son pays, je le savais. Même si je n'étais pas très encline à l'idée de partager, jalousie puérile d'enfant, c'était la moindre des choses.

- C'est ça. Elle déteste l'Angleterre. Tu auras de quoi parler souvenirs avec elle, rien ne lui plaît tant que se répandre en compliments sur son pays adoré. J'ai l'impression de connaître la France comme si j'y avais vécu, parfois ! Alors qu'en réalité, à part mon quartier et le lycée...

Lycée que j'allais me faire un plaisir de lui faire connaître encore mieux qu'Alice m'avait fait connaître la France. A sa décharge, c'était pas la même superficie. Nous commençâmes la visite alors que je lui expliquais l'emplacement des salles de cours, d'art, le CDI, le bâtiment administratif... En une demi-heure, nous dûmes faire vite mais néanmoins j'avais eu le temps de lui montrer la majeure partie du lycée. Et le cours de littérature se passa sans le moindre accroc puisqu'elle ne jeta pas le plus petit regard dégoulinant à Liam. Brave fille.

En revanche, ma mère ne cessa de m'envoyer des SMS. Visiblement, Eibhlin était malade, et dès que je le sentais vibrer dans ma poche je ne pouvais m'empêcher d'y jeter un œil, taraudée par l'inquiétude. Liam n'avait jamais été plus tendre avec moi qu'avec les autres élèves et je ne tardai pas à me prendre une remarque.

- Ma fille est malade ! rétorquai-je en plantant mes grands yeux verts inquiets dans les siens.

Je savais que ce n'était pas chic de le lui balancer comme ça, parce qu'il n'avait pas le droit de réagir, pas le droit de s'inquiéter, parce qu'il devait jouer deux fois plus la comédie que moi en prétendant ne pas avoir d'enfant, et je n'osais imaginer à quel point cela pouvait être difficile pour lui qui était si fier de notre bébé. Néanmoins, il s'adoucit instantanément.

- Sors de la salle une bonne fois pour téléphoner à la personne qui la garde. Et quand tu reviens, je ne veux plus te voir toucher à ton portable.

- Merci, soufflai-je avec soulagement.

Je fonçai hors de la salle et passai un coup de fil rapide à ma mère, que j'eus tout angoissée, ce qui ne fut pas pour me rassurer. Elle allait être obligée de l'emmener aux urgences... Elle avait à peine deux mois et c'était la première fois qu'elle était malade. Morte d'inquiétude, j'envoyai un SMS à Liam pour qu'il ait les détails de la situation et retournai en cours, me morfondant sur mon cahier. J'avais presque oublié Elle trois heures plus tard à midi, alors que je l'avais totalement ignorée pendant les intercours.

« C'est... compliqué. Je suis née et j'ai grandi en France, mais mes parents étaient londoniens. Disons que c'est un retour aux sources. »

Elle ne développa pas plus, ponctuant d'un énième sourire un peu triste, qui semblait être une invitation à reporter l'interrogatoire. Elles parlèrent ensuite d'Alice et il était évident que Blake l'appréciait beaucoup. Si bien que la démone avait presque hâte de la rencontrer, elle semblait être une forte personnalité. Ça tombait bien, d'ailleurs, parce qu'elles finirent par prendre la direction de la salle de cours.





Aujourd'hui, j'ai découvert qu'un démon n'a rien trouvé de mieux à faire que de se lier avec une lycéenne de mon tout nouveau cours de littérature. Vie de merde. Voilà ce qu'aurait pu poster, à peu de chose près, la démone soudainement un brin excédée, au moment de pénétrer dans la fameuse salle de classe. Pourtant, tout avait si bien commencé. Blake et Elle n'avaient eu de cesse de plaisanter, sur tout et rien. C'était si agréable, d'arriver quelque part et de prendre ses marques, de toucher les gens qui y étaient déjà établis, jusqu'à ce qu'ils vous considèrent comme les leurs. Mais c'était bien plus difficile quand une de ses personnes pouvaient vous percer à jour même les yeux fermer, à cause de l'aura que vous dégagiez.
Ignorante des choses qui se jouaient dans son dos — ou bien, peut-être ne l'ignorait-elle pas totalement... — Blake fit rapidement les présentations avant l'arrivée du professeur et Elle la salua comme si de rien était. Improviser, c'était sa spécialité, non ?

Elle s'était imaginée le cours différemment, elle s'était imaginée impressionner sa classe dès la première heure, en calant de belles références histoire de. Malheureusement, le lien d'Alice l'obsédait, elle ne ressentait que ça, comme un rappel de son désormais très probable échec d'intégration. En réalité, elle enrageait intérieurement, et c'était une chose assez rare pour être notée.

Et puis, au milieu du cours, elle ne put s'empêcher de lâcher un « Oh merde, oh merde, oh merde » en français, trop fort pour être discret, pas assez pour être vraiment compréhensible. Elle leva un regard contrit vers le jeune homme qui leur faisait court et lâcha un « Désolée... » avant de se replonger dans ses réflexions. Aujourd'hui, j'ai découvert qu'un archange se promenait dans mon nouveau lycée. Vie de merde.

Qui était-il ? Elle l'avait peut-être rencontré, elle n'en savait rien. L'aura ne lui était pas familière, cela ne voulait pas dire qu'elle ne l'avait pas déjà rencontrée. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'il n'était pas loin, rôdant... et que si elle avait pu le sentir, la réciproque était aussi vraie. En d'autres termes, c'était vraiment une journée de merde.

Pourtant, la démone n'était pas du genre à se laisser abattre. Alice n'avait pas fait mine d'interférer, elle devait être dans l'expectative. L'archange ne s'était pas manifesté, l'aura s'était lentement éloignée sans qu'elle n'y trouvât la moindre agressivité. Quoiqu'il se passât, ce n'était rien d'insurmontable. Il allait falloir la jouer fine, mais on n'apprenait pas à un vieux singe à faire une grimace. La voix presque stridente de Blake la tira de ses rêveries et autres pensées prenantes, tant par l'anxiété qu'elle pouvait y trouver que par les paroles qu'elle prononçât.
Une fille, vraiment ? C'était intéressant. Les parents s'agitaient bien souvent, quand on leur collait le mot « malade » sous le nez, difficile à dire si l'enfant en question était vraiment souffrante ou si sa mère versait dans la paranoïa. Dans tous les cas, Blake semblait profondément touchée par la nouvelle, en témoignait son apathie pendant et après le cours.

Le moment venu, Elle hésita même à s'imposer à nouveau. Sans surprise, Alice se rua sur son ami dès le son de la sonnerie. Après une seconde de battement, Elle décida de jouer le jeu et de s'approcher à son tour, plus posément et son éternel sourire aux lèvres. Après tout, pourquoi Elle ferait la tête ? Elle ne connaissait rien aux démons, aux anges, aux pactes. Elle découvrait simplement que sa toute nouvelle amie était maman et que le petit bout de chou avait de la fièvre... ou pire.

« Tu as eu des nouvelles rassurantes ? demanda-t-elle avec douceur, se penchant légèrement comme pour mieux la regarder. Je dérange peut-être, mima-t-elle ensuite de remarquer, jetant un regard à Alice. Je peux vous laisser, si vous préférez. »

Je n'insistai pas quant à son retour en Angleterre. Elle n'avait visiblement pas envie d'en parler. Nous retournâmes à des sujets plus banals jusqu'au cours de littérature, où je l'oubliai alors totalement, morte d'inquiétude pour ma fille.

Elle me serait sans doute revenue à l'esprit si Alice ne m'avait pas foncé dessus à peine la cloche de midi sonnée. J'étais au bord des larmes et alors que nous devisions à voix basse, mon amie tentant tant bien que mal de me rassurer, j'entendis une voix claire avec un accent indéfinissable, décidément bien différent de celui de ma française de référence, me demander des nouvelles.

Je me tournai vers elle, me morfondant de l'avoir ainsi laissée tomber. La directrice du lycée avait été extrêmement claire : si je manquais à mes devoirs d'étudiante à cause de ma maternité, ils ne me garderaient pas. Ils me laissaient le bénéfice du doute jusqu'à la fin de l'année, mais elle m'avait clairement dit qu'étant donné mes notes et le peu de points avec lequel je l'avais manqué l'année dernière, il était impossible que je rate mon bac cette année. Et si ça se reproduisait, je ne pourrais retourner au lycée l'année prochaine. Ce qui signifiait que je ne pourrais jamais accéder aux Beaux-Arts. Je ne pouvais pas laisser une nouvelle paumée comme ça alors que ç'avait toujours été mon travail de les guider.

Et puis je lui savais gré de ne faire aucune remarque, de ne poser aucune question. De simplement s'enquérir de la situation, comme s'il n'y avait rien de plus banal. j'en avais soupé du jugement des gens.

- Non, répondis-je larmoyante. C'est ma mère qui la gardait. Elle l'a emmenée aux urgence mais elle a de la fièvre. Elle n'a que deux mois, c'est un tout petit bébé... et elle a de la fièvre...

J'avais déjà listé à Alice le nombre incalculable de maladies mortelles pour un bébé qui débutaient par une simple fièvre, ainsi que le nombre ahurissant de fois où le petit malade était mort parce que les médecins avaient pensé que ce n'était rien de grave, une simple fièvre. Je m'apprêtais à refaire la liste à Elle - qui ne connaissait certes pas encore mon côté tragédienne - mais elle me coupa en s'excusant.

- Oh non... Ne t'inquiète pas. Je ne dois pas cesser de m'occuper de toi parce que ma fille est malade. Je n'ai pas pu tout te montrer ce matin. Ça me changera les idées.

Je savais que ça ne changerait rien du tout et que je ne cesserais pas d'y penser. Mais je me disais, que, peut-être, Elle saurait me faire oublier au moins partiellement mes angoisses. Alice avait déjà épuisé toutes ses ressources.

- Tu viens avec nous, hein ? demandai-je à ma meilleure amie.

A défaut d'avoir Liam près de moi, je ne voulais pas me séparer d'Alice. Et puis au moins pourrait-elle reprendre le flambeau auprès d'Elle si je flanchais.

Laurys avait décidé que, pour notre bien à tous, il valait mieux continuer d'agir comme si de rien était. Je me rendais au lycée tous les jours, mais plus en bus. Il venait me porter et venait me rechercher, à heures fixes, et je ne devais pas sortir de l'enceinte de l'école pendant les pauses. C'était on ne peut plus logique : pour m'atteindre ici, il fallait tuer bon nombres d'étudiants. On ne laissait pas passer n'importe qui, c'était privé, certes pas comme les grands instituts, mais il y avait tout de même une bonne surveillance. J'étais un peu plus tendue que d'habitude, mais ça pouvait tout de même aller. J'avais confiance en mon démon. S'il disait que nous nous en sortirions, je le croyais. Et puis, Blake me donnait assez de mal comme ça pour que je n'aie pas à toujours penser à la guerre. J'étais marraine d'une merveilleuse petite fille, Evelyne - ce n'était pas son vrai nom, mais c'était de loin plus prononçable et plus beau, à mon avis. Je parlais assez bien Anglais, mais l'Irlandais...les syllabes inconnues à ma langue étaient difficiles. À croire que Liam avait fait exprès pour m'embêter.

Ma filleule ne semblait pas bien aller. Blake était sortie de la classe rapidemment et j'aurais bien voulu la suivre, mais inutile d'attirer l'attention plus que nécessaire. Je me contentai d'adresser un petit sourire à la nouvelle élève accueillie par Blake - Elle. Drôle de prénom, je n'avais jamais entendu ça. Allons, c'était un pronom, pas un prénom ! Ses parents devaient avoir un drôle de sens de l'humour. Elle avait l'air gentille, en tout cas, Blake l'aimait bien, mais moi...je la trouvais étrange. Il y avait quelque chose qui clochait avec elle, mais je n'aurais pas su dire quoi. Enfin ! Rien de bien bien grave. J'attendis que la cloche résonne et me levai sans attendre la nouvelle, rejoignant ma meilleure amie qui commença à me faire la preuve par 1+1=5 qu'Evelyne allait mourir dans les dix prochaines minutes.

J'essayais de la rassurer - sa mère était avec elle, ce n'était, après tout, que de la fièvre et tout irait bien. Les Earl avaient vraiment l'habitude de paniquer au moindre détail. Je la serrai dans mes bras, l'ayant assurée que, oui, je m'inquiétais aussi pour ma filleule, mais que tout allait très bien se passer. Ma compatriote choisit ce moment pour arriver, naturelle, ne posant pas de question sur la maternité d'une si jeune femme.

- Bien entendu.

Je me relevai et pris la main de Blake entre la mienne. Ça faisait longtemps que nous avions arrêté de jouer la comédie, mais les gestes d'affection ne s'étaient pas éteints pour autant.

- Bienvenue, Elle. J'espère que tu te plairas ici.

Décidément, il y avait quelque chose qui clochait chez celle-là.

Elle accueillit la belle langue de Molière avec un sourire. Elle sonnait vraiment bien. Oh, la démone n'avait pas oublié les longues heures durant lesquelles elle avait tenté en vain d'en saisir toutes les subtilités. Pour ce qui était des exceptions, des cas particuliers et des règles tordues, le français était plus que bien loti. Mais une fois qu'on les avait acceptés, une fois qu'on s'était confronté à cette difficulté et qu'on l'avait surpassée, on découvrait les merveilles qu'elle gardait soigneusement cachées aux yeux des profanes.

« Blake... Ne te sens pas obligée, vraiment. »

Mais l'anglaise ne voulait rien entendre, préférant demander à Alice si elle voulait les accompagner. Leurs échanges avaient quelque chose de touchant mais Elle ne pouvait pas encore vraiment dire en quoi. Dans tous les cas, il était évident qu'elles avaient vécu énormément de choses.

« Pour le moment, je vais surtout essayer de m'adapter, » répondit-elle avec un petit rire en tirant sur son pull. Son français n'avait rien de choquant, Elle avait mis un point d'honneur à effacer presque toutes traces d'accent dans la petite dizaine de langues qu'elle parlait couramment. Certes, certaines syllabes pouvaient apparaître un brin trop chantante, mais même en France, on comptait plusieurs intonations différentes ; elle était confiante. Ce n'était pas la première française qu'elle bernerait. Elle reprit pourtant en anglais avec un clin d'œil pour la seule du trio qui ne parlait que cette langue. « J'apprécie, vraiment. Je ne sais pas si je pourrai avoir ton courage à ta place. » Petite pause. « Bon, eh bien... Je vous suis ? »

Finalement, tout se passait bien. Alice ne semblait pas déranger par la présence d'une démone à quelques mètres d'elle, Blake se tracassait sans doute à tort et les deux amies donnaient l'impression de l'apprécier avec une facilité impressionnante. Ce n'était pas la première fois que Elle se faisait passer pour une étudiante arrivant en milieu d'année et elle n'avait pas toujours eu l'impression d'être acceptée si vite, loin s'en fallait.

Elle n'allait pas s'en plaindre.

« Avec tout ça, je ne sais même pas ce qu'il nous reste à voir, » remarqua-t-elle en éclatant de rire.

Il fallait juste que je parvienne à oublier, jusqu'à dix-huit heures, heure où sonnerait la fin des cours, que mon bébé était fiévreux et présentement à l'hôpital. Ce n'était pas compliqué. Passer outre mon rôle de mère pendant six petites heures et redevenir une adolescente rieuse et sociable, qui présenterait son lycée à une nouvelle. Facile. Une broutille. J'aurais sans doute pu si j'avais su exactement ce que ma fille avait... et si je ne prenais pas peur au plus minuscule problème. Là, ça m'était rigoureusement impossible. Je crois que je n'entendis même pas qu'Alice et Elle parlaient français.

- Je ne sais pas tellement si c'est du courage, répondis-je nerveusement. J'ai pas dit que j'allais y arriver.

J'ajoutai cependant avec un timide sourire :

- Et moi, j'apprécie que tu ne me juges pas. Tu es bien la première à t'en ficher, alors que tu ne me connais même pas. Même Alice a eu du mal à se retenir de me dire de faire ce que toute ado normalement constituée ferait.

Je savais très bien que ma meilleure amie n'était pas d'accord avec l'idée que je le garde mais elle avait également eu la délicatesse de ne pas m'en parler, dès l'instant où il avait été évident que je ne pouvais pas le faire, ce dont je lui avais su gré. Il n'y avait rien de plus insupportable, quand on ne pouvait pas s'empêcher de faire une bêtise, de s'entendre dire qu'on avait tort et qu'on ne devrait pas faire cette bêtise. On ne choisissait pas forcément, hélas, malgré les apparences. Cependant je ne regrettais rien, et je ne pensais pas le regretter un jour - sauf évidemment si j'étais dévastée par la mort prématurée de mon bébé... oh seigneur, quelle idée avais-je eu de penser ça ? J'avais dix fois plus peur qu'avant maintenant.

Néanmoins, le reste de la visite se passa à peu près correctement, soutenue que j'étais par Alice qui pressait fort ma main. Elle parvint presque à me faire oublier mes inquiétudes en imitant avec un fort accent une française vaniteuse critiquant tout ce qu'elle voyait - elle ne savait pas que parfois, elle ressemblait en ceci à Alice d'une façon criante et j'adressai plus d'un clin d'oeil à ma meilleure amie. Mais au dernier intercours à dix-sept heures, je reçus encore un SMS de ma mère. Le verdict était tombé : méningite. Mon sang se glaça dans mes veines.

- Je dois aller à l'hôpital, les filles. Je ne peux vraiment pas attendre la fin de la journée. Tu voudras bien expliquer ce qui se passe à Newton, Alice ?

Je me mordillai la lèvre en me tournant vers Elle.

- J'espère que ta première journée ne s'est pas trop mal passée. Je suis désolée pour cet accueil un peu erratique, je ne suis pas comme ça d'habitude. Je te promets que je me rattraperai.

J'aimais bien la française et je ne voulais surtout pas qu'elle me voie comme la fille-mère dépressive de service incapable d'assumer sa maternité. Mais force m'était d'admettre que si ma petite fille ne guérissait pas, j'aurais bien du mal à lui montrer cette facette de moi.

[Je vous laisse boucler si vous voulez les filles, Elle, je lancerai le sujet de l'hôpital ^^]