Que la tour se couche | Sarah puis Aaron

La fête.

Mon univers.

Aaron.

Aaron, c'était pas mon univers. C'était plus que ça. C'était moi. Moi... Moi j'étais rien. J'étais qu'une pauvre conne droguée paumée de plus dans ce monde. Je servais à rien, je servirais jamais à rien. Je serais un chiffre de plus dans le journal lorsqu'on me retrouverait une aiguille plantée dans le bras, je serais la source d'un peu de tristesse pour mes beaux-parents, et pas tant que ça finalement parce qu'ils s'y étaient résignés depuis longtemps. Ça leur ferait du bien d'être débarrassés de moi. J'étais un poids pour eux, je servais qu'à leur sucer du fric. J'avais trouvé le test de grossesse de ma belle-mère. Ils pourraient utiliser ma chambre pour le bébé, ça me ferait plaisir, je préférais ça plutôt qu'un faux chagrin et de faux souvenirs. Ils avaient déjà été bien sympas avec moi vu la situation.

Donc, nous avons mon univers. Celui en dehors duquel je me sentais incapable d'évoluer. Celui dans lequel je pouvais absolument tout faire. La fête. Et moi, je faisais partie de ça, donc l'avantage très net était que si je me baladais avec Aaron dans une rue lambda... ben c'était toujours la fête. Et nous avons moi, qui évolue dans cet univers, mais uniquement à travers Aaron. Parce qu'Aaron était mon double, était moi plus sûrement que je ne l'étais. Si je m'étais sentie si vide alors qu'il avait déménagé à Londres, ce n'était pas un hasard - et pas non plus un mauvais jeu de mots parce que je pouvais plus coucher avec lui. Et je profitais de lui maintenant qu'il était sorti de l'hôpital, encore plus qu'auparavant.

Mais ce soir, il était en retard. Allez savoir ce qu'il foutait. J'avais fini par en avoir marre et j'étais sortie fumer une clope tranquillement au bord de la Tamise, l'œil clair malgré les joints que je m'étais enfilés. J'avais tellement l'habitude que la vape ne me faisait plus rien. Et je voulais pas passer à quelque chose de plus sérieux sans lui.

Les cris d'une nana m'interpellèrent et je tournai la tête vers elle, amusée et en même temps désolée. Pas de bol. Pas pour autant que j'allais partager le mien maintenant que je l'avais enfin retrouvé. En voilà une qui risquait pas d'aller beaucoup plus loin que moi. Je souris lorsqu'elle se mit à m'engueuler :

- Ben toi, c'te question ! Tu vois autre chose d'intéressant à regarder ?

Je sortis du matos de ma poche, pris le temps de rouler un joint, et me rapprochai d'elle, allumant l'extrémité du papier et le lui tendant après avoir tiré une latte.

- Tu veux raconter ?

J'avais rien à foutre de toute façon. Maintenant que j'avais retrouvé Aaron, j'avais pas spécialement envie de m'éclater sans lui, ça n'avait strictement aucun sens. Non, je voulais profiter de lui jusqu'à la dernière miette, je ne voulais rien gâcher de ce qui était pour moi une fête éternelle, je devais en vivre la moindre seconde avec lui. Donc, en l'attendant, bah je me faisais chier, et puisque je me faisais chier, j'pouvais bien aider une pauvre nana qu'avait l'air un chouïa déprimée. Voire plus qu'un chouïa en fait, mais ça m'émouvait pas, j'avais vu bien pire, et moi-même je m'étais retrouvée dans cet état plus d'une fois. Tout ce qu'il y avait de plus normal dans mon monde de dépravés. Osef, c'était un monde qui me plaisait. Que pouvait-on rêver de mieux pour s'amuser ? De toute façon, je ne survivrais pas à Aaron. Je vivais exactement dans la même optique que lui. Puisque je ne dépasserai pas les vingt ans, pourquoi s'échiner à conserver sa santé ? Et puis c'était tellement amusant !

Je ne m'attendais pas tellement à ce qu'elle me cria à la figure mais, complètement dans les vapes, je restai stoïque. Surtout que je pouvais exactement comprendre ce qu'elle ressentait. J'aurais réagi pareil à la mort d'Aaron. J'aurais hurlé, l'aurais insulté, mais au fond de moi j'aurais le cœur arraché, déchiré, piétiné. Je l'aurais insulté pour ne pas pleurer, pour me faire oublier ma souffrance.

- J'sais ce que ça fait. Je l'ai, mon jumeau. Et il va bientôt crever aussi.

Ma voix était d'outre-tombe mais ce n'était pas spécialement volontaire. C'était une constatation neutre, ça faisait longtemps que je le savais. Simplement, rendue rauque par la clope, sombre par l'ambiance glauque, elle paraissait vraiment sinistre. Je la comprenais, cette fille, terriblement, plus qu'elle l'imaginerait jamais. Ça me faisait mal de me voir en reflet dans ses yeux. Je voyais ce que je serais bientôt. Mais pas longtemps. Est-ce qu'il avait raison, ce mec ? Est-ce que grâce à ce qu'il m'avait fait, je serais certaine de retrouver Aaron... après ? Ça valait le coup d'essayer en tout cas.

- Bordel, c'est un con, ton pote.

Aaron n'avait pas fait exprès d'avoir une leucémie. Et il l'avait depuis bien longtemps, bien avant qu'on ne commence à faire des conneries. S'il fallait pas être complètement débile pour avoir la vie devant soi et se démerder pour choper une de ces saloperies ! Je me crispai alors qu'elle me posait une question dont je devinais que la réponse, à mes yeux, ne serait pas anodine. Leucémie et SIDA, s'tait pas pareil. Mais ça restait une maladie de merde, qui faisait crever les gens comme des merdes. Si j'arrivais à pas faire de corrélation, bon Dieu...

- Nan, je sais pas. Mais j'ai une petite idée, sifflai-je. Mon double à moi, il va pas crever d'une overdose, il a le même genre de saloperie que la tienne. Alors vont sans doute finir pareil... Je suivrai, s'pas grave.

Je voyais. Je voyais vraiment trop bien parce que j'avais déjà cru le perdre, et parce que je m'étais retrouvée séparée de lui beaucoup trop longtemps quand il avait quitté Bristol. Mort, j'osais même pas imaginer. Ça arriverait suffisamment tôt sans que j'aie besoin d'en rajouter. Mais cette fille, là, elle me déprimait profondément. J'aurais pas dû lui demander, tiens. Je m'attendais à une rupture, une connerie du genre. Puis à la base, je m'en foutais de sa vie en plus, c'était histoire de m'occuper ! Là, elle me rappelait la crise qu'Aaron avait faite il y a peu et qui avait raccourci son espérance de vie de plusieurs bons mois.

- Je sais. Je sais trop bien, même, fis-je d'une voix amère. Et tu comptes faire quoi au juste maintenant ?

Moi, je savais ce que je ferais. Mais elle, est-ce qu'elle oserait ? En était-elle dépendante à ce point, était-elle liée à lui comme j'étais liée à Aaron ?

- Je suis déjà une loque. J'me planterai une aiguille dans le bras avant d'avoir eu le temps d'être pire que ce que je suis actuellement.

J'avais conscience de ma dégradation, j'avais conscience que je me bousillais, simplement, et ce depuis bien longtemps, avant même que je ne sois entrée dans l'adolescence. Le truc, c'est que je m'en foutais éperdument. Tout ce que je voulais c'était être heureuse, et pour être heureuse je ne voulais pas passer mes études, obtenir un brillant diplôme, décrocher un grand job, gagner des milliers de livres et vivre très vieille entourée de mes enfants et de mes petits-enfants, non, non, non. C'était pas mon objectif. je voulais m'amuser, à fond, de toutes les manières qui soient. Avec Aaron. Qui allait bientôt crever. Dans un lit d'hôpital, sans doute, on s'y était toujours attendu. Avec un air maladif, sans doute, il l'avait toujours eu. Mais pas... Pas comme elle le décrivait...

Je serrai les mâchoires. J'avais aucune envie d'en entendre davantage. Mais elle continuait. Et moi je pouvais pas m'en empêcher, je visualisais la scène. Sauf que son mec, bah, il avait les traits d'Aaron. Dégueulasse. Affreux ! J'eus la soudaine envie de me précipiter sur elle et de la pousser dans la Tamise pour qu'elle se la ferme.

- Au bord de la mer ? Ouais, sympa... Pourquoi là ?

C'était débile comme question, mais brusquement ça me semblait très important de chercher à savoir pourquoi ce gars-là aurait voulu mourir en ayant vu pour la dernière fois la mer.

- Je sais pas, moi, où Aaron veut crever. Je sais juste qu'il voudra pas mourir dans un lit d'hôpital. Et je veux pas le voir comme ça.

Je lui jetai un regard cynique.

- C'est ton nouvel objectif ? Repérer tous ceux qui sont comme toi et les prévenir qu'il vaut mieux tuer l'autre que de laisser les choses aller ? Remarque, ajoutai-je presque trop sérieuse, limite dévapée, je devrais peut-être te remercier. Parce que s'il faut ça, j'aurai pas peur de le faire, moi.

Le fil de mes pensées changeait à la vitesse de l'éclair. Si au début j'avais éprouvé une certaine curiosité pour elle, puis de l'empathie suivie d'un regret et d'une nostalgie violente pour quelqu'un que je ne connaissais même pas, maintenant cette nana me dégoûtait. Mais du genre, elle me dégoûtait vraiment, alors que ma vision d'elle était déformée par les drogues douces que je fumais sans cesse, sa lâcheté me dégoûtait, cette petite conne qui prétendait avoir un jumeau, un lien aussi fort que le mien avec Aaron, alors qu'elle avait pas été foutue capable de réaliser son rêve, juste l'emmener à une putain de plage pour qu'il crève pas comme une merde dans un hôpital, et maintenant soi-disant elle agissait comme une merde en se détruisant complètement, mais elle était même pas capable de se finir ? Fallait arrêter de déconner un peu, suffisait de mettre plus de poudre dans la seringue et c'était bon, hein. Pas difficile de se suicider quand on est toxico.

Non, elle l'aimait pas vraiment. Elle l'aimait pas autant que j'aimais Aaron. Sinon, elle serait pas là à me raconter sa vie, elle se serait barrée de cette terre depuis bien longtemps. Pauvre conne.

- Pauvre conne, prononçai-je à haute voix, sans réellement le faire exprès.

Allez savoir pourquoi, je devais me retenir de ne pas lui sauter à la gorge.

- Eh ouais, j'ai des couilles, moi, contrairement à toi. Pauvre conne, lâche. T'es rien qu'une menteuse. Tu peux pas l'aimer autant que tu prétends l'aimer parce que sinon t'aurais fait ce qu'il t'avait demandé. Juste l'emmener à la plage. Bon sang, tu le remorques dans un putain de bus et vous y êtes en une heure ! S'tait trop dur pour toi ? Tu voulais pas le sentir s'appuyer sur toi alors que quand il te baisait c'était lui qui te portait ? Merde alors ! Moi, j'ai des couilles, et quoi qu'Aaron me demande, je le ferai toujours, et surtout si c'est pour lui éviter une pareille déchéance, parce que je sais qu'il préférerait crever en souffrant des heures dans notre monde, à nous deux, plutôt que de s'éteindre sagement dans un lit d'hôpital.

Je réalisai que je pleurais. Ça avait pourtant bien failli se produire il y a peu.

- Et si tu l'aimais vraiment, tu serais déjà crevée avec lui. Tu peux pas vivre sans lui et pourtant t'es bien là à me raconter ta putain de vie, nan ? Je finirai jamais comme toi, jamais. Je finirai avec Aaron, pas toute seule comme une merde à foutre en dépression ceux que je croise et avec qui je discute. T'entends ça ? T'ENTENDS ?

Je m'étais jetée sur elle, la secouant comme un prunier. Et puis brutalement, je la repoussai violemment, la balançant presque dans le fleuve, et je m'enfuis en courant.

Aaron. Il fallait que je trouve Aaron.