If we never meet again ( Adam)

Je regarde avec un sourire non-dissimulé les jeunes de ma classe s’activer sur leurs travaux. J’aime observer leurs esprits encore incomplets découvrir. Parfois, l’un de leurs regards se perd et je sais qu’ils se posent des questions qui n’ont rien à voir avec l’Histoire. Je les laisse faire, je ne suis pas de ces professeurs qui aiment humilier les lunatiques à tous moments. Je pense que l’imagination fait partie de l’apprentissage : personne ne peut rester une heure durant très attentif. Un cinq minutes d’égarement et ils n’en sont que plus intéressés. Des discussions sans liens avec ma matière ont lieu, mais toujours entre eux et moi. Au final, les cours sont aussi instructifs pour eux que pour moi. J’aime aussi les laisser essayer de comprendre le raisonnement qui a mené à une des plus grandes guerres au monde. Ils jugent, ils cherchent et leurs conclusions sont toujours plus intéressantes les unes que les autres. Bien entendu, je leur explique tout. Mais la théorie sans pratique est ennuyante. D’ailleurs, si on ne fait que leur donner des cours sans jamais entrer en contact avec eux, on ne développe pas leur esprit de recherche. Il le faut, parce qu’on ne sera pas toujours là pour les soutenir après tout.

- Vous me terminez ça au prochain cours, bonne journée !

Je sors alors que tous mes élèves ont filé sans demander leur reste. Évidemment, le week-end approche et je ne leur ai pas donné de devoirs. Autant se sauver avant que le diabolique Lyam leur refile une tonne de papiers à remplir. Ils ont beau apprécier mes cours, lorsque l’on compare aux mathématiques, il en reste que je ne suis que leur professeur qui les retenait avant leur fin de semaine de liberté totale.

En sortant de ma classe, j’aperçois une silhouette qui ne m’est pas inconnue. Je dois réfléchir un instant, parce que ça fait quelques années que je ne l’ai pas vu, mais je finis par faire le lien. Oh ! Adam Falloway. Bien entendu. Je ne me souvenais pas de ce tatouage…mais après tout, ça faisait un bon moment. J’humecte mes lèvres, presque nerveux. J’avais été très amoureux de lui, au lycée, mais il m’avait repoussé sans trop de tendresse. Qu’est-ce qu’il fait ici ? Surement pas venu cherché un enfant…d’ailleurs je pensais qu’il était en prison. Hm, se pourrait-il qu’il travaille ici ? J’espère bien que non. Je n’appréciais pas trop de revoir des gens ainsi…surtout lorsque je les avais aimé.

Je m’approche de lui, pose une main sur son épaule et lui sourit franchement.

- Adam ! Tu te souviens de moi ?

Aujourd'hui, j'avais dû suivre des cours, et je faisais particulièrement tache au milieu de tous les étudiants dix ans plus jeunes que moi. D'autant qu'on m'avait dispensé d'uniforme, et si au départ j'avais été soulagé de ne pas devoir ressembler à un pingouin, j'en avais été contrarié lorsque je m'étais aperçu qu'ainsi je détonnais encore davantage. C'était assez perturbant d'être des deux côtés de la barrière. Je suivais des cours mais ne pouvais réellement me mêler aux élèves à cause de mon âge et de mon travail avec Erin. Perturbant. Je n'avais jamais été psychologue, ni envers les autres ni envers moi-même, et je ne savais pas vraiment comment m'adapter. C'était encore tout nouveau pour moi et je préférais ne m'ouvrir à personne, refusant de risquer la moindre bourde. On ne venait pas me voir non plus. J'ignorais totalement ce que les professeurs avaient expliqué à mon sujet, et finalement je m'en moquais éperdument. De toute façon, le corps enseignant était relativement jeune ici, et je préférais me mêler aux adultes plutôt qu'aux adolescents, si futiles, qui parlaient tous de problèmes que j'avais déjà vécus et ressassés des dizaines de fois. Ça m'énervait un peu, au fond. Je n'aimais pas tellement me sentir... trop adulte. J'étais terriblement sérieux, ça ne me ressemblait pas. Enfin, pour l'instant je n'avais pas le choix, c'était un petit prix à payer.

Je marchai dans le couloir avant de m'arrêter, quelque peu désorienté. En fait, je ne savais pas où aller. Dans la salle des profs ? C'était certainement là qu'Erin se trouvait, à l'heure de la pause. Mais en même temps, j'étais censé suivre un autre cours juste après. Pouvais-je vraiment me mêler à eux ? J'en avais assez de ne pas savoir comment me comporter. C'était épuisant de devoir toujours veiller à sa conduite, moi qui m'en étais toujours foutu éperdument !

Et alors que j'avais tranché en optant pour aller fumer une cigarette à l'écart sur le trottoir, dehors, une main se posa sur mon épaule. Je me retournai et fronçai les sourcils devant le visage qui me sourit. Ça va me revenir. Ça va me revenir. Mais confusément, je me rappelais que ce n'était pas un très bon souvenir.

- Oh, bon Dieu ! Lyam, c'est ça ? Lyam Austec ?

Mais j'hallucine ! Parmi toutes mes anciennes connaissances, pourquoi fallait-il que ce soit sur lui précisément que je tombe ? On s'était super bien entendus, au lycée, toujours fourrés ensemble, jusqu'au jour où il avait tenté de m'embrasser, ce que j'avais très mal pris. Depuis, nous ne nous étions plus adressé la parole, et perdus de vue sitôt le lycée terminé. Je ne pus empêcher mes lèvres de faire une légère moue.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? Ne me dis pas que tu es devenu prof !

Fausse camaraderie. Ça fonctionnerait presque, mais il y a un petit quelque chose qui coince. Je crois que cette scène flotte dans sa tête autant que dans la mienne. Pourtant, la question est sincère, comment fait-il pour supporter d'enseigner à une classe entière, lui autrefois si timide ?

Je ne m’attendais pas du tout à trouver quelqu’un sur mon chemin, la journée tirait à sa fin pour moi, mon groupe précédent étant le dernier que je devais voir aujourd’hui. En fait, je voulais seulement prendre ma veste et retourner chez moi pour corriger quelques examens avant de lire le nouveau roman de King. Seulement, quand on retrouvait quelqu’un ainsi, on ne pouvait pas passer à côté d’une conversation.

On avait été de très bons potes, Adam et moi, mais il fallait bien avouer que j’avais tout gâché en essayant de l’embrasser. Pourtant, j’avais vraiment cru qu’il ne me repousserait pas. Évidemment, l’amour m’avait aveuglé. Chez les filles, ça allait encore, mais pour ramener un mec dans son lit, il fallait être carrément sur de son coup. Adam n’était pas gay, mais parfois certains acceptaient des one-night. Juste pour essayer ou juste parce qu’ils étaient trop souls pour savoir ce qu’ils faisaient. Je pense que j’aurais pu me contenter d’une nuit, même si ça aurait probablement été la fin de notre amitié. L’amour faisait faire tellement de conneries.

- Eh ouais Falloway, toujours là !

C’était carrément trop gros qu’on tombe l’un sur l’autre ici. Je n’avais pas revu un seul de mes amis du lycée après l’obtention du diplôme. Je n’étais pas du genre à m’attacher après tout, j’avais été trop fermé sur moi-même pour cela. Avec Adam, c’était encore pire. Plus une parole après mon baiser avorté, alors bon. Je sentais son malaise et j’avais bien du mal à contenir le mien. C’était compréhensible, non ? Au moins n’étions-nous pas seuls au fond d’un bar ou quelque chose comme ça, on n’aurait probablement pas supporté.

- Et ouais ! Le grand timide est devenu professeur d’Histoire. C’est fou, non ?

Je ris nerveusement en me passant une main dans les cheveux. J’étais encore très timide, mais j’étais quand même capable d’enseigner en gardant une certaine ambiance dans ma classe. Mes élèves étaient mes égaux, pas mes inférieurs. Ils me respectaient et je n’avais pas à piqué de grosses crises, ce qui facilitait grandement mon travail. Il n’était certes pas exclu que je rougisse, mais j’apprenais à en rire et ce n’était plus si fréquent depuis que je m’acceptais plus.

- Et toi, qu’est-ce que tu fous ici ? C’est bien le dernier endroit où j’aurais cru te voir !

Je savais très bien qu’il avait atterri en prison, ça avait passé aux nouvelles. Mais bon, il n’avait pas l’uniforme des élèves et il était très loin d’être habillé comme un enseignant. Alors quoi ?

Un rire nerveux me prit lorsqu'il m'interpella comme il le faisait toujours au lycée. C'était mon meilleur ami... S'il y en avait eu un seul avec qui j'aurais pu garder le contact, c'était bien lui. Il ne m'avait jamais accompagné dans l'under mais suivait les répétitions du groupe, m'avait soutenu à la mort de mon petit frère, nous avions toujours été comme les doigts de la main. Et puis il avait eu des copines, quoi, jamais je ne m'étais douté qu'il avait aussi de l'attirance pour les hommes. C'était peut-être pour ça que j'avais réagi aussi violemment... Mon meilleur ami, mon jumeau, presque. Et il avait essayé de m'embrasser. Limite si je l'avais pas frappé pour le calmer. Mais je m'étais contenté de me lever brutalement, renversant ma chaise et bousculant violemment la table sur laquelle nous travaillions, avant de partir sans même avoir prononcé un mot. Je l'avais regardé, j'avais cherché quelque chose à dire et... rien. Rien de rien. J'étais parti, et nous ne nous étions plus jamais adressés la parole, même pour de simples politesses. De l'ignorance pure, du moins en apparence. A l'intérieur, j'avais brûlé de lui demander ce qui lui avait pris... Et puis, après les examens, nous ne nous étions plus revus. Et toute cette histoire m'était complètement sortie de la tête, alors que je quittais définitivement le circuit scolaire pour me consacrer entièrement au groupe.

Et on se retrouvait là, dix ans plus tard. Et ce besoin d'explications me frappait de nouveau en pleine face. Pourquoi t'as fait ça, Lyam ? Pourquoi t'as gâché une amitié comme ça juste pour mon cul ? Est-ce que t'étais vraiment ami avec moi ou est-ce que tu te contentais de me draguer, sans que je m'en aperçoive ?

Mais j'aurais eu l'air con si je lui demandais ça avec dix ans de retard, non ?

- J'avoue. Tu fais pas de syncope devant tes élèves ? J'me souviens de cet exposé où j'avais dû assurer la moitié de ce que tu aurais dû faire tellement tu osais pas parler... Comment tu peux faire un cours entier ?

Je fis la grimace lorsqu'il me demanda ce que je foutais ici. Ben, j'ai tué un gars sans faire exprès, je me suis retrouvé en prison, et comme j'ai pas de diplôme professionnel on m'a collé en réinsertion dans un lycée pour que je reprenne les études. Ouais nan, ça la foutait mal ça comme explication. Mais j'étais trop franc pour mentir ou détourner la vérité, aussi haussai-je les épaules et fis d'une voix bourrue, les mains fourrées dans mes poches :

- Ch'uis en liberté surveillée. Je travaille ici. C'est pas moi qui ai choisi, ajoutai-je puérilement comme pour lui expliquer le fait qu'il trouvât surprenant que je mette les pieds dans un tel endroit.

Ça faisait à peine le mec qui se plaignait, tiens, alors qu'en fait je m'en fichais éperdument, tant que j'étais dehors. Pourquoi ressentais-je ce besoin imbécile de me justifier ? Nous n'aurions pas dû nous croiser, nous n'aurions jamais dû nous revoir. Et, bêtement, j'avais l'impression d'être l'intrus, de surgir dans le petit monde bien rangé du lycée, de remuer des souvenirs que ni lui ni moi ne voulions soulever, c'était pour cela que j'avais dit cette stupidité. J'étais un intrus dans le monde de Lyam. Comme ce baiser avait été l'intrus dans notre amitié.

Je me disais qu’on devait tous les deux pensé à la même chose, sauf qu’en tant qu’adultes matures, nous essayions de garder une certaine contenance. De vieux amis qui se rencontraient se parlaient, non ? Même s’ils n’avaient absolument rien à se dire, même s’il y avait un si gros malaise entre eux deux qu’ils pouvaient sentir à tension entre eux, si grande qu’on aurait pu la découper au couteau. C’était un peu difficile de tenir une conversation avec quelqu’un qu’on avait perdu de vue. Surtout lorsque la raison était que vous l’aviez un peu embrassé. Déjà que je n’étais pas nécessairement de type sociable et que je n’alimentais pas les conversations, là je ramais un peu.

Il me rappela au fameux exposé où, non content de rougir comme une tomate bien mûre, j’avais eu un blocage assez sévère. Quand Adam avait vu que j’étais sur le point de pleurer, il avait fait ma partie et je l’avais béni en silence. Oui, Adam avait été un très bon ami. C’était pour cette gentillesse en lui que j’étais tombé amoureux…Je m’éclaircis la gorge, faisant un sourire un peu forcé.

- Franchement, aucune idée. Mais j’adore ça tu sais, voir des jeunes découvrir et comprendre, leurs yeux s’illuminer lorsqu’ils ont une révélation…Et puis j’essaie de ne pas être un mauvais prof’, alors ils m’aiment bien et me laissent une chance.

C’était bien la seule façon de m’en sortir, parce que face à un petit rebelle je ne faisais pas long feu, il fallait l’avouer. Dès que je perdais le contrôle, c’était l’hécatombe. Alors je passais un marché avec les élèves : ils me laissaient faire mon cours et je m’arrangeais pour qu’ils n’aient pas trop de devoirs, le cours était intéressant et ils avaient toujours des moments pour parler et se relaxer. De toute façon, après une heure de théorie, il n’y avait plus personne qui suivait, c’était bien évident. Je préférais les cours interactifs, les gens suivaient et tiens, mes groupes avaient les plus hautes moyennes du lycée en histoire.

Je savais qu’il avait été en prison, aussi je m’étonnais qu’il soit déjà sorti parce qu’à ce que j’avais entendu, ce n’était pas un petit délit. Il me fournit l’explication en me disant qu’il était libéré sous conditions et qu’il travaillait ici pour se réhabiliter. Je haussai un sourcil. Un lycée, était-ce vraiment le bon endroit pour ça ? Je n’étais pas convaincu que les élèves aimaient traîner avec des meurtriers, quand bien même celui-ci était mon meilleur ami d’enfance. Enfin, je me dis que ce n’était pas de mes oignons. Si la justice estimait qu’il pouvait le faire, ce n’était pas moi qui allais dire le contraire.

- Tu bosses où ?

Je me demandais si je devais lui proposer une sortie, mais franchement vu comment nous avions du mal à tenir une simple conversation, je me disais que ce serait un vrai désastre en soirée. Même si l’alcool pouvait retirer la gêne, je n’étais pas convaincu du résultat. Et puis je n’avais pas très envie qu’il pense que je voulais le séduire, quoi.

- Tiens au fait, t’as eu des nouvelles des autres gars toi ? Jimmy, Martin…?

Ils l'aimaient bien. Ouais, en fait, il ne s'en sortait pas du tout. Il était juste le genre de prof sympa qu'aucun élève n'aime faire tourner en bourrique. je me disais aussi... Il ne pouvait pas avoir changé à ce point. Il devait être bien dans la merde lorsqu'un élève décidait de se montrer perturbateur - je me sentis quelque peu honteux de ressentir une pointe de joie mesquine à cette idée. Je n'étais pas du genre à souhaiter du mal aux autres d'habitude. Sauf aux éventuels connards qui se tapaient ma copine. Mais pas au point de vouloir les tuer, quand même. J'eus soudain la vision d'un Lyam tombant en arrière et se brisant la nuque sur un bureau de prof, vision faisant naître un frisson de terreur bien vite réprimé alors qu'il reprenait la parole. Je secouai la tête, me concentrant sur le présent. Inutile de chercher des traumatismes supplémentaires.

- Je travaille avec Erin Phillips, la CPE. Je suis plus ou moins... son assistant. Un genre de stagiaire.

Oui, son assistant. Je connaissais mal Erin mais j'aurais franchement pu tomber plus mal. Elle était aimable, très souriante et enjouée, et elle ne m'avait posé aucune question sur le pourquoi de mon passage en prison. Je doutais que la direction l'eût mise au courant ; elle n'aurait pas été si calme sinon. Pour l'instant, ça m'allait parfaitement. Nous nous entendions très bien et il n'y avait pas de nuages entre nous. Enfin, pas de son côté en tout cas, parfois je n'aimais pas lui cacher une chose pareille. Je la soupçonnais même parfois de me draguer, sans vraiment réussir à déterminer si c'était vrai ou si cela découlait simplement de son côté très ouvert.

Je commençais sincèrement à me demander comment nous allions nous dépatouiller de cette conversation. Comment étions-nous censés nous quitter ? En toute logique, nous aurions dû nous en aller chacun de notre côté en promettant de boire un verre ensemble en souvenir du bon vieux temps, sauf que je savais que ni lui ni moi ne proposerions cela pour la simple et bonne raison que souvenir entre lui et moi rimerait nécessairement avec cette foutue tentative. Un silence gêné s'était installé et il faillit être trop long, mais Lyam le rompit juste avant que cela ne devienne vraiment pesant.

- Non, pas vraiment. De toute façon, je savais que je ne garderais de contacts avec personne. C'étaient des potes comme ça, rien de très fort, et comme je les ai pas suivi à la fac... Tu sais, le seul avec qui j'aurais pu garder des liens, c'était toi ! Sauf qu'il a fallu que tu... que tu...

Je me mordis la lèvre, furieux contre lui, contre moi-même. C'était venu trop naturellement dans la conversation et maintenant nous ne pouvions plus que faire face. Mes yeux s'étaient assombris sous la colère et le ressenti, et finalement je me décidai. Puisque nous devions nous confronter à ça, autant y aller franco. Et puis j'avais besoin de savoir, de toute façon.

- Pourquoi t'as fait ça, Lyam ? Pourquoi t'as tout gâché ? Tu voulais ça depuis le début ? Tu t'es foutu de moi depuis le début ?

J'écoutai sa réponse, même si franchement, je me demandais pourquoi je lui avais posé la question. Pour meubler la conversation, probablement. Je n'avais jamais éprouvé le besoin de garder contact avec les autres gars qui formaient notre gang. Adam me suffisait amplement, mais il fallait bien voir d'autres gens de temps en temps. Bref, tout ça pour dire que je n'étais pas certain d'être capable de reconnaître la plupart de ces adolescents si je les croisais aujourd'hui. Adam en revanche...de dos je l'avais reconnu. Je n'avais jamais pu l'effacer de ma mémoire, il était après tout mon premier amour, ma première peine, il avait changé mais pas tant que ça. Pour toujours je me souviendrais de son visage et de ses expressions, j'en étais bien conscient. Malheureusement, se remémorer ces moments, c'était aussi devoir penser à notre séparation radicale et je n'avais pas voulu passer par là.

Qu'est-ce que je pouvais bien lui dire ? On n'était pas supposé tomber amoureux de son meilleur ami. Pas se maudire de sa faiblesse chaque fois qu'on prenait des douches après le sport. Je le fuyais dans ces moments-là ; il devait me donner ça, je n'avais rien tenté. Je ne m'étais même pas rincé l'oeil. Mais sinon ? Bordel, on ne contrôlait pas ses émotions. J'avais pas choisi d'être attiré par les hommes, ni qu'il soit totalement dans mes critères. Il était pas de la dernière plus, il savait très bien comment ça se passait. La complicité, le sentiment de bien-être et puis la découverte d'un amour florissant. J'avais crevé d'envie d'avoir Adam pour moi seul, j'avais eu envie d'envoyer paître toutes ces filles qu'il ramenait. Pourtant, je m'étais tu. Jusqu'à ce fameux jour. Je voyais encore son visage dégoûté, ses gestes pour me repousser. Et ça me brisait encore le coeur après tout ce temps. C'était pour ça que je ne m'étais laissé aller à ce mode de vie de fleur bleue par la suite. Ça m'avait trop blessé.

- C'est si important pour toi ? Non, c'était pas planifié.

Je pris une longue respiration, tâchant de ne pas me mettre à trembler comme une feuille. Je n'aimais pas y penser, c'était une situation embarassante et mon malaise faisait en sorte que je me sentais rougir légèrement des oreilles. Je lui fis signe de me suivre dans une classe, parce que même s'il n'y avait plus beaucoup d'élèves, ce n'était pas un sujet que je voulais répandre à tous vents. Ma vie privée ne concernait que moi, mes étudiants n'avaient pas à savoir cela.

- Je savais même pas que j'étais bi quand on s'est rencontrés, ok ? J'ai toujours regretté et je pense que je vais toujours regretter, mais sérieux j'y peux rien.

Et c'était vrai, je n'aurais jamais pu lui jouer dans le dos comme ça. Moi, Lyam Austec, le mec le plus gêné du bahut, me rapprocher d'un type comme Adam en espérant qu'il finirait par m'ouvrir son lit ? Fallait pas abuser, ça n'aurait jamais fonctionné. Non, les sentiments s'étaient développés plus tard, contre mon gré d'ailleurs. J'aurais mille fois préféré être un bon petit hétéro qui se serait tapé l'intégralité de l'équipe de pom-pom girls, comme tous les autres mecs. Pas avoir envie de me taper l'équipe de football, merde.

- T'étais le meilleur pote que j'aie jamais eu, et j'suis désolé, ok ?

Évidemment que c'était important pour moi. Ça l'aurait pas été si on n'avait pas été si proche, s'il avait été juste un ami comme ça, parmi tant d'autres, mais j'étais très attaché à lui, je l'avais toujours considéré comme mon frère. Mon deuxième frère. Un égal, quelqu'un qui faisait la fête avec moi, qui me soutenait dans mes projets, qui savait être sérieux ou léger selon les moments. Vous savez, ce genre de type auquel on n'avoue jamais qu'on tient mais qu'on pleurerait comme une nana si jamais on en venait à le perdre. Je l'avais perdu, et je l'avais regretté. J'avais enragé de ne pas l'avoir avec moi pour tellement d'événements qui m'étaient arrivés ! Ça me blessait de ne pas pouvoir lui parler de l'avancée de mon groupe, ça me blessait de ne pas savoir ce qu'il devenait, il me maquait, point, c'était tout. C'était autant de ma faute que de la sienne, d'ailleurs. Il avait lancé la séparation mais je n'avais pas été obligé de le rejeter si violemment, force m'était de l'avouer. Mais quoi qu'il advienne, cette tentative aurait laissé une fêlure entre nous.

Et je fus soulagé plus que je ne l'aurais cru quand il me dit que ça n'avait pas été prévu. Quelque part, ça me prouvait que je ne m'étais pas trompé de bout en bout. Notre amitié avait été sincère, j'avais connu le vrai Lyam, pas une façade qu'il m'opposait pour réussir à m'avoir. Cependant, je me tendis quand il me fit signe de le suivre à l'écart. Euh, ouais, mais nan en fait, c'était quoi, là, le plan ?

Je pris conscience que je n'éprouvais que des craintes ridicules. On était au milieu du couloir d'un lycée à la fin d'un cours, il y avait plein d'élèves autour de nous, de qui il était le professeur, c'était logique qu'il ne veuille pas rester ici pour parler d'un truc pareil. Je le suivis et fermai la porte derrière moi, restant adossé contre elle, les mains contre la poignée. Je voulais décider de m'en aller quand j'en aurais envie, et je ne voulais pas que lui essaye de fuir cette conversation.

- Mais c'est facile de dire ça, Lyam. Moi non plus j'y peux rien. T'étais mon meilleur ami, t'as pas deviné que je le prendrais un peu mal ? J'en aurais rien eu à foutre si j'avais pas autant tenu à toi, et d'ailleurs sans doute qu'on aurait pu continuer à se parler.

Je me mordis la lèvre. Je n'avais jamais dit ce que j'allais dire, quand bien même nous le savions tous les deux.

- T'étais comme mon frère pour moi ! Et t'as essayé de m'embrasser ! Je pensais que tu ressentais la même chose, et en fait tu étais amoureux de moi. Comment voulais-tu que je pense pas que tu t'étais foutu de moi ?

Je poussai un long soupir à sa phrase suivante.

- Ben voilà. Son meilleur pote, on essaye pas de sortir avec, CQFD. Et maintenant qu'on s'est retrouvé, dix ans après, et qu'on a mis les choses au clair bien comme dans les films, on est censés faire quoi ? Faire comme si rien ne s'était passé ?

Il restait adossé à la porte, comme s'il craignait que je lui saute dessus et qu'il ne puisse pas se sauver. J'eus un espèce de ricanement cynique. D'accord, je l'avais bien mérité. Tout de même, de là à se tenir prêt à se sauver, il y avait une marge. Juste à regarder ses (merveilleux) biceps, j'étais certain que je tombais dans les pommes au premier coup de poing qu'il me foutait.

C'était bon, il m'avait déjà frappé.

- Tu penses à ça toi ? Quand tu embrasses une fille, tu te dis qu'elle risque de le prendre mal ? Moi j'étais amoureux et j'me disais que...j'sais pas, avec un peu de chance peut-être que toi aussi.

Non parce que je voulais bien qu'il me reproche d'avoir ruiné notre amitié, mais il ne pouvait pas me repprocher de l'avoir aimer. Il avait été le seul amour de mon existence toute entière. Je ne regrettais pas de l'avoir aimer, seulement de n'avoir pas pu l'oublier. Toutefois, l'atmosphère était trop tendue à mon goût. J'essayai d'y aller d'une bonne vieille blague pourrie et grivoise comme dans le temps, mais il me sembla que ça foira un peu.

- Un frère. Tu penses quoi de l'inceste, dis-moi ?

Je lui fis signe qu'il n'avait pas à s'inquiéter. Sincèrement, je ne l'aimais plus comme j'avais pu le faire. Mes passions d'adolescent étaient finies depuis belle lurette. En attendant, je voulais juste un ami...peut-être. Ou alors juste l'oublier comme s'il n'était jamais réapparu dans mon lycée. Et c'était moi qu'il accusait harcèlement, tiens donc.

- Bah, je sais pas honnêtement. Je me dis qu'on était super bien ensemble et que ça serait super de pouvoir recommencer, mais j'ai un malaise en même temps. On pourrait juste discuter tranquillement à l'école, aller boire une bière un jour...Comme tu le sens.

Je dois avouer que sa réplique me prit de court. Bon, OK, il avait pas tout à fait tort. On ne se posait pas ce genre de question quand on sautait le pas avec une nana, parce qu'on trouvait ça normal. Et après tout, il y avait dû y avoir un certain nombre de fois où j'avais sans doute échappé de peu à la baffe. Je ne m'embarrassais pas vraiment de gêne avec les filles et j'étais plutôt réputé pour être un dragueur et un tombeur. Ça ne m'avait pas empêché de prendre des râteaux - mais qu'importait ? On en trouvait une autre et on recommençait.

Forcément, quand c'était deux mecs, ça marquait plus les esprits. Bordel, moi qui me croyais ouvert d'esprit... Fallait croire que je l'étais seulement quand ça ne me concernait pas, en fait. Pourtant, dans l'under, les sexualités bizarroïdes - un bisexuel ou un homo était totalement invisible - c'était pas ce qui manquait, et ça ne m'avait jamais choqué. Mais ce jour-là... Verdict, Crazy, le mec tellement populaire, le roi de la musique, ce gars à pas de bol pour qui on allait passer quelques keufs à tabac, n'était finalement qu'un pauvre con. Ça ne m'avait pas dérangé d'avoir Blue accroché aux talons même lorsque j'ignorais que c'était une fille. Parce que dans l'underground, on se foutait totalement de vous. Vous n'aviez aucune réputation sinon d'être vous-même, on ne jugeait pas. Mais à l'extérieur, au lycée...

Putain, j'me savais pas si crétin.

- OK. OK. Scuse-moi. Mais laisse-moi te dire que t'es con, aussi, d'avoir cru un truc comme ça.

En même temps, l'amour aveuglait souvent et combien se méprenaient sur les sentiments de la personne d'en face ? Ce n'était rien que de très normal. Sa vanne tomba lamentablement à plat alors que je lui jetais un regard écœuré :

- Putain mais t'as toujours un humour aussi débile, toi.

Mais l'abcès était crevé.

Et finalement, ça faisait un bien fou.

Bon, d'accord, on redeviendrait pas tout de suite les meilleurs amis du monde, mais finalement c'était peut-être l'occasion de retrouver celui qui avait tout partagé avec moi, non ? Pourquoi pas ? Je voulais y croire. J'avais besoin de repères à ce jour et Lyam en était un comme un autre. Et merde, je me rendais compte qu'il m'avait manqué, pendant ces dix années. Si le hasard nous permettait de nous recroiser, qui sait, c'était peut-être pas une coïncidence.

Bon, je croyais pas à ces conneries de destin en fait. C'était à nous de saisir les occasions que la vie nous lançait. Et je décidai de saisir celle-là. Je lui tendis la main avec un sourire :

- Ça marche comme ça. Sans rancune ?

Il hésita un quart de seconde avant de sourire et de me serrer la main. Je fus soulagé qu'il accepte mes excuses.

Et lorsque je sortis de la salle de classe, je sentis très nettement la légèreté que retrouver mon meilleur ami m'avait apporté.