Adam Falloway

J'ai plutôt une gueule de bad boy, mais finalement ce n'est qu'une illusion, forgée par mes fringues et le milieu dans lequel je traîne. Après tout, mes cheveux ont une coupe courte banale, je suis généralement rasé de près - sauf cas de flemme aiguë, mais je crois qu'avec mon nouveau boulot on va éviter - et mis à part le tatouage couvrant tout le haut de mon bras droit, rien ne trahirait mon appartenance à l'underground londonien si je m'habillais comme n'importe quel bureaucrate à la con. Je suis musclé, à force de visiter les salles de sport, histoire de pouvoir me défouler. Et en prison, c'est devenu le seul loisir que j'avais. Je suis plutôt grand, et lourd, mais je peux affirmer qu'il n'y a pas un poil de graisse ! J'ai pas mal de succès auprès des filles. Mais maintenant, je n'ai plus envie d'en jouer. Je n'ai pas envie de revivre ce qui a bousillé deux ans de ma vie.

J'ai toujours été un sanguin, et ça m'a toujours joué des tours, mais jamais je ne me serais attendu à ce que ça me foute derrière les barreaux. Certes, j'ai été pris par surprise, j'ai été déçu, trompé, furieux, c'était un accident, j'ai des tas d'excuses derrière lesquelles je pourrais me cacher si j'étais un lâche, mais parmi tous les défauts que j'ai, celui-ci n'en fait pas partie. Je ne suis pas lâche, je ne suis pas froussard, et j'assume mes actes, les bons comme les mauvais. J'ai regretté d'avoir tué ce type ; pas de l'avoir cogné, non, ce salaud baisait ma copine et sentir mon poing s'écraser sur sa figure m'a fait un bien fou, mais je ne voulais pas le tuer, juste lui foutre une raclée. Je ne suis pas un meurtrier. Alors je traîne peut-être dans des lieux pas très recommandables, mais c'est uniquement pour l'ambiance, pour la musique - la musique, c'est toute ma vie ! Ça m'a tué, en prison, de ne pas y avoir droit, j'ai totalement dépéri, j'aurais eu besoin de ça pour m'extirper de la dépression dans lequel ce meurtre involontaire m'avait plongé. Mais enfin, maintenant je suis sorti, en liberté conditionnelle, réinsertion, plein de termes barbares qui signifient en gros qu'au moindre pas de travers, je retourne d'où je viens. Peu m'importe, je sais que je n'en ferai pas, je n'en ai jamais fait, mis à part fumer quelques trucs pas très nets. Au moins une bonne chose est ressortie de tout ça : mon tempérament volcanique s'est apaisé, et je ne pique plus de colère au moindre prétexte. J'espère juste que ça durera.

Je n'ai pas eu une vie nécessairement malheureuse ou pauvre, strictement rien qui ne me prédestinait à plonger dans un milieu tel que l'underground londonien, et en réalité j'y ai pénétré uniquement pour la musique. Fonder un groupe gentillet qui monterait de temps en temps un concert au lycée, ça ne m'intéressait pas. Je voulais quelque chose de plus fort, de plus concret, pas devenir célèbre et vendre des milliers d'albums, non non, simplement entendre et pressentir la foule à travers laquelle la musique se transcenderait. Pour ça, l'under était le monde idéal !

Je ne me souviens plus comment j'en ai appris l'existence, je ne me souviens plus comment j'y suis entré la première fois, comme souvent lorsqu'on parle de l'événement qui a fait basculer notre vie en ce qu'elle est aujourd'hui. J'avais peut-être quatorze ou quinze ans, j'y suis entré tard, dans ce monde sans pitié, pourtant je m'y suis très vite imposé, grâce à mon groupe que tout le monde adorait. Mon petit frère a suivi, juste pour le plaisir d'admirer sa star de grand frère, mais s'est très vite intégré aussi. Trop. Alors que j'avais su facilement éviter les pièges si nombreux de ce monde, lui s'est laissé avoir, ébloui par les filles qui lui tournaient autour - généralement pour se rapprocher de moi ou d'un autre membre du groupe - par l'alcool coulant à flot, et surtout pour ce miracle qu'était la drogue et qui le faisait s'envoler au septième ciel. Moi, je n'y ai jamais touché. Mais lui s'est fait avoir par cette poudre aux yeux - et c'est le cas de le dire - et est rapidement devenu un junkie, complètement dépravé, qui découchait pratiquement tous les jours et se tapaient des filles maigres, aussi shootées que lui, dans des recoins obscurs de la salle où je chantais, de plus en plus mal, parce que je savais que mon frère était en train de se détruire à cause de moi.

Il a eu le SIDA, et certainement d'autres MST. J'en sais rien et je m'en fous, ça je l'ai su à l'autopsie, lui-même n'était pas au courant et a dû le refiler à pas mal de monde. Parce qu'il n'est pas mort de ça, juste d'une overdose, si banal, si inintéressant. Qui s'intéresse à ça de nos jours ? Il n'y a plus d'articles à chaque fois que l'on retrouve un mort avec une seringue fichée dans l'intérieur du coude. Dépassées, ces histoires de drogue, on a renoncé à enrayer l'épidémie. Pas moi. Je déteste tous ces foutus drogués qui traînent dans l'under, et je les évite au maximum. De même, les dealers qui ne sont pas eux-même des junkies, et qui font ça juste histoire de se faire du fric, ont appris à m'éviter. Sous peine d'une sacrée raclée.

Jusqu'à ce que je rencontre ce gamin. Il m'a fait penser à mon frère, même si je suis bien incapable de dire pourquoi. Il ne lui ressemblait même pas ! C'était peut-être le fait qu'il était orphelin, qu'il n'avait pas de famille pour m'empêcher d'avoir la main sur lui, et puis sans doute aussi parce qu'il avait le même âge que mon frère quand nous avons débarqué dans son monde. Du coup, je l'ai pris sous mon aile, et dans mon groupe quand j'ai réalisé le putain de don qu'il avait pour la batterie. C'était tout simplement incroyable, et ça m'a même fait tolérer son statut de junkie. Même quand j'ai su que c'était une fille, lorsqu'elle qu'elle s'est écrasée dans mes bras après un shoot fait à la fin d'un concert, que je l'ai portée chez elle et déshabillée pour la mettre au lit.

Pour une surprise, c'était une putain de surprise. Mais à ce moment-là, je me suis juste dit qu'elle avait encore plus besoin de moi. Les filles sont plus fragiles que les garçons, non ? Généralement, je tolère encore moins la drogue chez les nanas que chez les mecs. Je trouve ça choquant, dégradant, vulgaire, et je déteste qu'une fille se dégrade. Assez paradoxal quand on voit comment sont celles qui traînent dans l'under, mais j'ai une vision particulière de la chose. Disons que pour la plupart, elles l'ont choisi et elles l'assument, alors je n'appelle pas ça une dégradation, ou alors elles sont trop connes pour qu'on puisse réellement les traiter de salopes, elles profitent juste de la vie. Enfin bref, à partir de ce moment, je me suis encore plus accrochée à cette gamine - quoique c'était plutôt l'inverse, elle était toujours suspendue à moi.

Mais j'ai pas toléré son addiction très longtemps. J'ai pété les plombs le soir où elle a séché un concert juste pour la piquouze. J'étais dévoué corps et âme à la musique, et je supportais pas qu'on la dédaigne comme ça.

Alors je l'ai prise par la peau du cul, balancée dans une piaule, et laissée ramper là-dedans jusqu'à ce qu'elle se désintoxique.

Ça a pas été beau à voir. Elle a hurlé, pleuré, j'ai dû vider toute la pièce et condamner la fenêtre pour qu'elle ne s'inflige pas quelque chose d'irrémédiable, j'ai dû supporter de la voir s'abaisser plus bas que terre pour essayer d'obtenir ce que son corps réclamait. Son corps, je l'ai appris par cœur pendant cette période, pour de bonnes raisons - je prenais soin d'elle, la déshabillant et l'habillant obstinément matin et soir juste pour me convaincre qu'elle vivait une vie normale, la foutant sous la douche plus souvent qu'il n'était nécessaire, à cause des suées qu'elle devait supporter - et puis aussi pour de plus mauvaises. Je ne compte plus les fois où elle s'est foutue à poil devant moi en me suppliant de la prendre s'il fallait ça pour que je lui fournisse sa saloperie. Je suis content que ces trois semaines de cauchemar ne soient plus qu'un grand flou pour elle.

Mais ça a marché. A coups de raclée généralement, je n'hésitais pas à la frapper, parce que ça m'aurait tué qu'elle replonge dans cette saloperie. Elle a réussi, et s'il y a une chose dont je peux être fier dans ma vie, c'est bien d'elle !

Mais maintenant, ma petite chérie, je ne la vois plus qu'une fois par mois. Depuis deux ans... Deux ans, c'est terriblement long, et imaginez lorsqu'il vous en reste encore six à tirer ! Ce jour où j'ai surpris ma copine avec un autre gars a été le début de ma descente aux enfers. Pas de drogue, non, pas de drogue autre que la colère et la violence. J'ai dû quitter ma petite Sasha, le groupe s'est démantelé sans moi, et j'ai sombré dans la dépression, avant qu'un psy ne finisse par réussir à m'encourager à me faire remonter la pente en me promettant que, peut-être, si je me tenais bien, je pourrais avoir des privilèges. Que je pourrais sortir plus tôt et retrouver ma protégée, aussi. J'ai toujours peur qu'elle ne replonge durant mon absence, mais elle s'est apparemment tenue à carreau.

Et ce soir, je la retrouve.

Libéré. J'ai été libéré, oh, sous surveillance bien sûr, mais je suis enfin dehors ! Et je vais pouvoir retrouver ma Sasha, ma musique ! Je vais suivre des cours du soir pour retrouver mon niveau, même si ça, ça ne m'intéresse pas particulièrement. On me dit que je devrais passer un cursus professionnel en deux ou trois ans, pour avoir un vrai métier, mais ce n'est pas ça qui m'intéresse. Dès que j'ai eu mon bac il y a dix ans, je me suis tiré pour faire le premier job qui m'intéressait, parce que mon groupe était tout ce qui m'intéressait, et ma vie me convenait très bien comme ça. Mais bon, entre ça et rester en prison, le choix est très vite fait, et puis j'aurai un job à côté, un genre de stage ou je ne sais quoi...

J'écoute attentivement Erin Phillips qui m'explique en quoi mon travail pour elle consistera. J'ai l'impression que je me taperai surtout les photocopies et les cafés à apporter en salle des profs mais je m'en fous. Je n'attends qu'une chose, la fin de la journée. Et courir aller annoncer la nouvelle de ma libération avancée à Sasha...