Kieran Cahill

Quand je regarde dans le miroir, que vois-je? Je ne suis pas narcissique et je ne suis surement as le mieux placé pour me décrire. En toute objectivité, j'ai une taille correcte d'1m81. J'ai longtemps été petit, avant de prendre plusieurs centimètres en une année. Comme beaucoup de garçons d'ailleurs. Ma croissance n'est pas encore achevée, mais je pense que je n'atteindrais pas le mètre 85. Ce n'est pas grave, j'ai une taille moyenne, qui me permet d'être plus grand que la majorité des filles, cela me convient tout à fait. Ayant été longtemps plus petit, ça me change agréablement. Aux dernières nouvelles, je pèse 70 kilos. Je suis loin d'être une baraque donc. Ni excessivement musclé. Mais je suis (ou plutôt, j'étais) assez sportif et cela se voit. J'ai un corps athlétique, dessiné par des années à pratiquer du football : des épaules pas forcément très larges, mais des pectoraux bien présents et des abdominaux bien dessinés. Et un cul très appétissant quand je suis en jean (dixit mes ex, je n'ai rien inventé). Bref, je suis bien foutu, canon, les adjectifs ne manquent pas. Seule ombre au tableau : des cicatrices, pas vraiment sexy. Entre les fines cicatrices chirurgicales et la peau trop luisante, brûlée par les flammes, réparée par chirurgie, je suis servi. Heureusement, elles restent assez discrètes. Les médecins ont fait du bon boulot.

Et j'affiche un petit air rebelle qui séduit les filles, sans que je ne le recherche. C'est peut-être cette façon de coiffer mes cheveux bruns en pétard. A moins que ce ne soit mon regard sombre, mélancolique ou mystérieux, mais rarement joyeux depuis l'accident. J'ai les yeux en amande, un visage qu'on qualifie de beau. Je ne laisse pas indifférent en tous les cas avec mon air à mi chemin entre James Dean et un poète maudit.

Côté vêtements, je suis classique : jeans, baskets, t shirts, pulls, sweats... rien de bien original. Je regarde les originaux avec une pointe de mépris. Je déteste les fashion victims, incapables de se forger une propre personnalité et obligés de suivre une mode qui est parfois grotesque.

Solitaire. Depuis l'accident, je me suis renfermé sur moi-même, me montrant taciturne et lointain. Je ne parle plus beaucoup, sauf à ma sœur. Elle et moi, nous avons vécu l'enfer... La perte de nos parents, l'hôpital, les services sociaux, avant qu'on nous déracine de notre Irlande natale pour l'austère Angleterre. Avant j'étais un adolescent assez banal. Insouciant, s'étant déjà prit des cuites sévères, ayant couché avec une paire de filles en s'en vantant à ses potes. Une vie normale, faite de remontrances parentales et de tests de leurs limites. Nous avions un petit pavillon. Tout s'est effondré. D'extraverti et bien dans ma peau, je suis devenu renfermé et mélancolique. Leur mort me hante souvent la nuit et je ne parviens plus à me lier à qui que ce soit. Il ne me reste plus que Sorcha. Je suis devenu l'orphelin, le gamin qu'on plaint. Je hais la pitié dans les regards, la compassion. Cela me rend agressif. Violent. Je suis pourtant du genre calme, mais il m'arrive de péter les plombs sans raison. La drogue y serait-elle pour quelque chose? Je doute qu'un petit joint de temps en temps soit dangereux à ce point. Je dirais plutôt que c'est le choc psychologique. J'en ai soupé des psys et Sorcha également. Qu'on nous foute la paix. L'Angleterre est une façon de tout recommencer.

Je suis donc peu bavard, peu liant, me contentant de vivre ma vie sans y prendre vraiment plaisir. J'essaie pourtant, mais les soirées entre potes, les filles, tout cela me parait sans intérêts. Je suis spectateur d'une vie qui m'échappe. J'ai perdu tous mes potes en quittant l'Irlande. Ici, j'ai un accent, qu'on trouve charmant ou bizarre, mais je suis tout de suite catalogué étranger. En fait, je suis trop sensible pour mon propre bien. Et ma sensibilité exacerbée, je la dissimule la plupart du temps, ne la laissant d'exprimer qu'en musique. Les seuls moment où je suis bien, c'est quand je me pose pour jouer de ma guitare en fredonnant quelque air pop en vogue. Cela aide Sorcha à trouver le sommeil.

Et moi à éloigner les spectres.

Comment un univers peut-il basculer de façon si brutale? C'est bien la question que je me pose alors que Sorcha et moi sommes dans l'avion qui nous mène en Angleterre. Notre vie était, jusqu'ici, idéale. Je suis née en Irlande il y a 18 ans. Mes parents étaient amoureux, jeunes mariés et j'étais leur premier enfant. Papa était banquier, maman, infirmière. Il était tombé sous le charme de cette ravissante anglaise 5 ans auparavant, alors qu'elle était en voyage. Pour lui, elle avait quitté l'Angleterre, adoptant l'Irlande. Ils s'étaient installés dans un petit cottage, au beau milieu de la vallée verdoyante. Je suis né dans cet univers envoûtant, bercé par les légendes, foisonnantes. Je ne suis pas resté seul longtemps. Une petite sœur vint bientôt rejoindre la famille. Aussi belle que les fées des légendes. Rousse, les yeux verts... Une irlandaise pure souche. Qui ressemblait beaucoup à notre mère. Moi, je tenais davantage de papa : brun, les yeux sombres...

Je regrette aujourd'hui de m'être montré aussi... difficile à vivre. Enfant, j'étais casse cou, agréable, joyeux. Et puis quand je suis rentré dans l'adolescence, j'ai commencé à me rebeller. A envoyer promener ma sœur qui était trop souvent derrière moi. Assez complices dans l'enfance, je me suis éloigné d'elle ensuite, la trouvant trop bébé, trop collante. Elle avait ses amies, j'avais mes potes. Il fallait séparer nos univers. Et pourtant, je gardais un œil sur elle et ses fréquentations. Elle restait ma petite sœur.

Moi, je découvrais les joies des soirées alcoolisées où la drogue circulait. Rien de bien violent, mais un petit joint de temps en temps, de l'ecstasy pour faire la fête... comme tous les jeunes quoi. Cela était à la mode et je me laissais entrainer par ma bande de copains, au grand désespoir de mes parents. Ils ne surent jamais que je me droguais occasionnellement. Et ne le sauront jamais. J'ai eu le droit aux punitions, mais je me rebellais, envoyant chier ma mère et mon père, ricanant de leur autorité qui n'avait plus cours sur moi. A l'école, j'étais populaire : mignon, sportif, musicien, cool... Vous voyez le tableau.

Franchement, que demander de plus?

Et puis, mon quotidien a basculé. Un voyage en famille. Je n'étais pas content de venir, j'avais une soirée avec des copains (et copines) et de partir avec mes vieux et ma sœur ne me plaisait pas du tout. Je faisais la gueule. Et cela a énervé mes parents. Le ton a grimpé. Après...

Je ne sais plus.

Il y a eu ce camion, des cris, le choc... La chaleur. J'ai repris conscience dans la voiture retournée, à moitié coincée sous le camion. Les flammes... Sorcha! Elle était inconsciente à côté de moi, sa chevelure rousse masquant ses traits, mais il y avait du sang, beaucoup trop. Et mes parents... Inanimé, le pare brise éclaté. Je crois que j'ai hurlé. Et pleuré. Comme un enfant. Avant de perdre de nouveau connaissance. La douleur, le choc, le désespoir, tout cela à la fois.

Quand je me suis réveillé, j'étais à l'hôpital.

Je regarde par le hublot, les nuages sous l'avion et ferme les yeux, le front collé à la vitre. La main de Sorcha vint se poser sur la mienne, trop crispée. Je tourne mon regard vers elle. Ses beaux yeux verts sont voilés par le chagrin, mais elle sourit pourtant, réconfortante. C'était à moi de la protéger, pas le contraire. Cet accident, ce drame, nous a soudé. Je n'ai plus qu'elle et elle n'a plus que moi.

Quand j'ai repris connaissance à l'hôpital, ça été pour apprendre que mes parents étaient morts. Mon père avait succombé à ses blessures, quelques heures après l'accident. Ma mère était morte sur le coup. Sorcha était sauve. J'étais resté dans le coma 3 jours. J'avais été opéré également. Fracture de la jambe, du bras, côtes cassées, rate éclatée... Peau brûlée. J'en garde encore les cicatrices. Mais la douleur physique n'était rien comparée à la souffrance morale. Nous étions orphelins. Et surtout, j'avais le terrible sentiment d'avoir tué mes parents... Si nous ne nous étions pas disputés, peut-être que mon père n'aurait pas été distrait et aurait évité le poids lourd... C'était ma faute. Et ils étaient morts alors que je leur avais dit les détester...

Je ne savais pas quel avenir on nous réservait. Exceptionnellement, on autorisa Sorcha à être avec moi dans la chambre. Le frère et la sœur. Notre année scolaire était fichue. Nous devions tous les deux rester à l'hôpital pour le moment. J'eus la visite des mes amis, mais je ne trouvais pas de réconfort auprès d'eux. Je n'en trouvais qu'auprès de Sorcha, étrangement. Je finis par m'excuser, lui avouer comme j'étais désolé et elle me répondit que ce n'était pas ma faute. Mais je ne réussis pas à la croire.

Finalement, nous eûmes le droit aux services sociaux. Nous avions un oncle en Angleterre, le frère de maman. Soit il nous acceptait chez lui, soit nous étions bons pour un foyer. Enfin, Sorcha, parce que moi, je venais d'être majeur. Finalement, notre oncle accepta.

Et voilà comment nous nous retrouvons dans cet avion. Je n'ai pas vu mon oncle depuis des lustres. Ni ma cousine... Pas très intéressante d'ailleurs. Le genre de fille bonne à sauter, mais voilà tout. Jolie, mais superficielle. Je n'ai pas d'atomes crochus avec elle. Ni avec ma tante. Mais je les connais à peine... De plus, j'ai appris l'existence d'un cousin, né avant ma cousine, d'une autre mère, que mon oncle a abandonné. Aaron a 17 ans et je sais qu'il est malade. Une leucémie. Mieux vaut que je ne me lie pas trop à lui, il est condamné et je n'ai pas envie de perdre de nouveau quelqu'un à qui je tiens.

- "A quoi tu penses?"

- "A trop de choses... Au passé et à l'avenir."

- "Arrête de culpabiliser, Kieran, ce n'est pas ta faute."

- "Tu sais bien que si... Et maintenant, nous voilà obligés de vivre en Angleterre, chez des inconnus."

- "Ce ne sont pas des inconnus..."

- "Ah ouais? On a du les voir quatre fois dans notre vie. J'appelle pas ça de ma famille proche moi."

- "Ils sont déjà bien gentils de nous accueillir."

- "Ouais... Je sais pas si je vais supporter l'autre égocentrique bien longtemps."

Un petit sourire amusé se dessine sur les lèvres de Sorcha. Elle n'apprécie pas plus que moi notre cousine.

- "On va faire connaissance avec Aaron... Je me demande à quoi il ressemble."

- "Maigre, maladif, chauve avec la chimio..."

J'ai le droit à un coup de coude et une expression outrée. Ouais, c'est pas sympa. C'est pas parce que je n'ai pas envie de vivre là bas que je dois me montrer cruel.

- "Désolé."

- "Il sera sans doute plus intéressant..."

- "Et il va mourir. J'ai pas envie de m'attacher à quelqu'un qui va mourir."

- "Tu n'as plus envie de t'attacher à personne."

Elle a raison. Je détourne le regard et retourne à la contemplation des nuages.