Réveil difficile | Aislinn

C'est étrange. Je sens le vent dans mes cheveux, ma peau s'hérisse sous sa caresse légère. J'avais oublié. Tout comme j'avais oublié ce que c'était de marcher. Je laisse ce corps se mouvoir à son aise. Respirer est une épreuve, cette action simple et inconsciente chez les vivants provoque un véritable vacarme auquel je ne suis plus habituée. Ma concentration est à son paroxysme alors que j'erre dans ces couloirs que je connais si bien en les contemplant enfin vraiment. Je ne l'ai jamais quittée, suivant ses pas contrainte au silence par mon état. Quelques fois déjà, j'ai tenté de la rejoindre mais sans jamais y parvenir. Cette fois, les choses sont différentes. Le sang qui coule dans mes veines prouvent que j'ai réussi. Prouve que je vis à nouveau. Après tant d'années.

Le hasard de ma promenade me mène face à un immense miroir et je contemple mon reflet. Sais-tu seulement ce qui t'arrives ? Es-tu consciente alors que je manipule ton corps à ma guise ? Je comprends pourquoi elle t'a choisi, j'ai l'impression de provoquer le temps, de le remonter, de revenir avant cette fameuse nuit où il m'a tout pris. Ce qui t'arrive est injuste mais ce qui m'est arrivé l'était aussi. La vie est ainsi faite. J'ai largement mérité de me réveiller et qu'importe si je dois te plonger dans un sommeil sans rêve.

Finalement, je trouve ce que je cherche : une porte que je connais bien pour l'avoir si souvent contemplée, alors qu'elle se réfugiait derrière. Je regarde dans mon dos et admire la paire d'ailes magnifiques qui s'y love. Je suis devenue comme elle et cette pensée m'enivre, c'est quelque chose que j'ai toujours voulu. Le t-shirt qui recouvre mes fines épaules est complètement déchiré mais qu'importe. je suis immortelle désormais, je ne vais pas attraper froid. Sans même y penser, j'imprime une poussée sur l'air et mes pieds se soulèvent ; c'est comme si je n'étais jamais morte, comme si j'avais toujours pu voler. Il y a des choses qu'il ne faut pas chercher à comprendre.

Et il s'étend devant moi, enfin, ce fameux bureau dans lequel elle s'est si souvent réfugiée. Je me suis toujours demandé pourquoi mais cela ne m'empêchait pas de l'observer, sans qu'elle ne le sache. Elle ne m'a jamais oubliée mais, qu'elle se rassure, je ne l'ai jamais quittée. Voulant éprouver ce nouveau corps, je bats à nouveau des ailes, me propulsant jusque sur le bureau. Mes pieds nus foulent le bois froid et j'esquisse un sourire enivré. La porte s'ouvre finalement et je me retourne, le corps battant. C'est elle.

Alors l'impossible arrive. Mon esprit s'efface à ton profit et tu refais surface, me forçant à te céder le pas. J'ai envie de hurler mais c'est un murmure inaudible qui franchit mes lèvres... Elles sont tiennes à nouveau. Tu papillonnes, tes yeux se ferment et s'ouvrent comme si tu étais un poisson. Ton regard est accroché par une plume noire jais et tu laisses échapper un petit cri avant de te figer et de la regarder, éperdue.

« Qu'est-ce qui m'arrive ? » geins-tu. Avec ce qui aurait dû être ma voix, mes mots.

Je te hais.

Je l'avais fait.

A vrai dire, je ne m'étais pas rendue compte de la portée de mon acte jusqu'à ce que j'aie enfin le temps de m'arrêter pour réfléchir. Paniquée par mon entrevue avec Innocencio, j'avais béni mon mari à la hâte, sans prendre davantage le temps d'évaluer plus avant ses qualités, ce qui ne me ressemblait absolument pas. Je pouvais peser les pour et le contre des années avant d'éveiller ainsi un homme que j'avais épousé. Et à peine trois jours après, en dîner d'affaire, je l'avais vue, elle. La petite fille était adorable, curieuse, éveillée, profondément bonne au fond de son coeur, je le sentais à l'aura de son âme particulièrement brillante, et surtout effroyablement vivante. Je voyais à nouvau mon enfant perdue il y a si longtemps désormais. Elle lui ressemblait si fort que je m'étais presque mise à pleurer en la voyant.

Qu'est-ce qui m'avait pris ? Seigneur mais qu'est-ce qui m'avait pris ? Je voyais sa mère malheureuse et probablement battue étant donné la douleur que je pressentais d'elle, je voyais son père tout sourires et cependant indiscutablement lié à un Séraphin, et lorsque j'avais eu l'occasion d'arracher la confiance de la petite en un tournemain, je m'étais jetée dessus.

Puis, dans la nuit, j'étais revenue, l'avais éveillée, arrachée à son lit et ramenée chez moi. Et je l'avais tuée.

Naturellement j'avais dû supplier mon mari de m'aider à nous enfuir. Naturellement il avait fallu que je lui explique pourquoi j'avais enlevé une enfant ainsi - ainsi que la manière dont j'avais fait l'aller-retour si rapidement. Stephan avait été suffoqué et je m'en voulais. En temps normal, je ne révélais jamais leur destin à mes éveillés avant qu'il soit temps pour eux de mourir. Et surtout, je ne les tuais jamais, absolument jamais, à moins que ce ne soit à leur demande ou la situation qui l'exigeât. Mais cette enfant, je lui avais brisé le cou comme à un lapin en me moquant éperdument de toutes les conséquences.

Elle, je la garderais pour moi. Elle, je saurais la protéger de tout danger.

Elle ressuscitait, couchée dans un lit, tandis que j'expliquais toute la vérité à mon mari. En rechignant, il avait cependant pris les dispositions pour que nous puissions nous en aller dès le lendemain matin, puis ensuite il m'avait ordonnée de le laisser seul, ce qui m'avait sonnée. Jamais il ne m'avait donné le plus petit ordre. Néanmoins, je lui avais obéi, et j'avais passé les autres heures noires à tourner en rond dans toute la maison en attendant que Stephan réfléchisse seul de son côté et que Samantha s'éveille sous sa nouvelle forme.

J'avais fini par retourner dans mon bureau. Ma surprise fut sans bornes lorsque je la vis... sur le bureau, justement. Plus encore lorsqu'une horrible étincelle de satisfaction qu'on voyait plus dans le regard d'anges chevronnés que dans celui d'une petite fille disparut pour laisser la place à une expression totalement égarée. Perturbée, je ne parvins tout de suite à répondre à sa question. Je finis cependant par me reprendre au bout de quelques secondes qui me semblèrent éternité, puis je m'avançai vers elle et la pris dans mes bras.

- Range tes ailes, ma petite fille, il sera toujours temps que tu les essayes plus tard. Comment es-tu arrivée là-dessus ? Je vais tout t'expliquer.

Au fond de moi, masquée par la tendresse violente que j'éprouvais envers elle à cet instant, brûlait une flamme de victoire. Les rares fois où j'avais essayé, à tort, de me reconstituer ainsi ma famille, ils étaient tous inexplicablement morts durant leur transformation. Comme pour me convaincre que c'était mal. Je m'étais pris plus d'un savon à ce sujet par Laurys. Mais elle, elle était forte, et elle deviendrait une puissante démone. Je l'avais senti dès le début. De toute façon, sa ressemblance avec ma fille était beaucoup trop frappante pour qu'elle me fît le malheur de mourir !

Tu trembles ? Ton corps est devenu ton ennemi. Il se pare d'ailes magnifiques, qui auraient constellé tes yeux d'étoiles hier. Pourtant, maintenant que tu en possèdes, elles ne t'arrachent que des larmes. Ton regard s'égare, tu tentes de reconnaître ton environnement mais la dernière chose dont tu te souviens, ce n'est pas ce bureau. C'est cette femme qui te caresse les cheveux et qui te murmurent des mots doux. C'est cette promesse qu'elle t'a faite de venir en aide à ta mère, cette assurance que tu pourrais apaiser ses maux. Tu l'as cru et regarde toi, tu te tiens désormais, hagarde, ailée et effrayée, dans l'inconnu. Tu es comme une feuille ballotée par le vent, ignorante de la météo à venir.

« Je ne sais pas, je... »

Les mots se bousculent sur tes lèvres. Tu ne sais pas par où commencer. Tu trembles dans ses bras, sans savoir pourquoi cela te fait si mal. Ton ventre rugit, se tord, te torture en silence, comme si cette étreinte était tout ce qu'il avait toujours attendu et qu'il hurlait sa frustration de ne pouvoir en profiter pleinement. Paniquée, tu remues des ailes sans même en prendre conscience, manquant la frapper.

« J'ai peur j'ai peur j'ai peur j'ai peur, » clames-tu pitoyablement. Bien entendu que tu as peur. « Comment je fais ? »

Tu oublies tout le reste, tu ne penses qu'à elle. Elle est ta bouée de sauvetage, ton ancre dans la tourmente, ta lumière dans l'obscurité. Tu ignores la lueur folle de son regard, cette satisfaction dévorante de celle qui a réussi l'œuvre de sa vie, tu ne vois que l'aura apaisante dont elle t'inonde. Tes doigts serrent l'étoffe de sa robe et tu t'abreuves de ses conseils. Petits à petits, tes frissons s'apaisent et tes ailes s'étirent avant de s'effacer lentement, te laissant hébétée. Tu tombes à genoux, tes articulations heurtent durement la surface dure et polie du bois mais tu n'en as cure. Le vent froid sur la peau nue t'arrache des frissons et tu étouffes un sanglot.

Tu n'as pas aimé être l'être ailé des légendes, douce enfant ?

« Qu'est-ce que je vais devenir ? »

Tu vas mourir, mourir et mourir encore. Je te tuerai chaque fois qu'il le faudra, jusqu'à ce que ton esprit choqué s'efface à mon profit. Je vais lacéré ton âme et broyer tes rêves, je prendrai ce qui me revient de droit. Ce corps qui ne t'appartient plus, cette vie que tu ne mérites pas.

Tu es à moi.