Aislinn Keath

Aislinn est une noble et cela se voit. Princesse jusqu'au bout des ongles, et même dans la mort, où elle est devenue une altesse de Satan, elle a le port d'une reine et elle le sait. Ses yeux de glace, bleu semblable au ciel d'Islande, qui la feraient presque paraître aveugle, ne dévoilent jamais la moindre émotion, à moins qu'elle ne le désire. Son abondante chevelure aile-de-corbeau qu'elle laisse couler sur ses épaules accentue son teint de porcelaine. On a parfois l'impression de faire face à une sorcière des glaces, et elle se plaît à faire croire que son cœur est aussi gelé que ses yeux, excepté bien sûr lorsqu'elle se doit de mettre ses proies en confiance. La jeune femme est grande, guère fine mais cependant, ses bras et ses jambes légèrement musclés ne la dérangent pas le moins du monde. Elle détesterait ressembler à une petite chose fragile. Ses formes épanouies semblent un appel pour les hommes, et ses deux enfants n'ont pas nui à cela, la rendant encore plus appétissante. Son attitude est suffisamment hautaine pour que la plupart des hommes passent outre leur désir en prétendant qu'une telle prétentieuse ne les intéresse pas, mais lorsqu'elle s'en prend à un humain, on ne lui résiste jamais.

Et on ne lui résistera jamais. Cela, elle en a fait le serment.

Aislinn est une femme sûre d'elle, déterminée et qui a verrouillé ses sentiments il y a bien longtemps déjà. Elle aimait autrefois avec dévastation, et c'est cela qui l'a perdue, aussi a-t-elle décidé il y a bien longtemps de geler son cœur et de n'être plus qu'insensibilité jusqu'au bout des ongles. Malheureusement, le mal était déjà fait ; la princesse islandaise était tombée désespérément amoureuse de l'assassin de ses deux enfants juste avant de prendre cette décision.

Le Séraphin est par conséquent sa seule et unique faiblesse. Jamais personne n'a réussi à l'atteindre. Elle ne hait pas, elle n'aime pas. En vérité, elle n'a aimé que trois personnes dans sa vie, et deux sont mortes tandis que la troisième est son ennemi mortel. Ne rien ressentir, c'est plus simple. Elle est une manipulatrice éhontée et se joue sans honte de riches humains qui lui permettent de vivre. Mariée et meurtrière cent fois et plus, elle est l'archétype même de la veuve noire. Elle éveille les rares caressant son intérêt (d'un point de vue purement « professionnel », naturellement), pactise avec ceux qui ne sont bons qu'à lui permettre de vivre dans le confort quelques années supplémentaires, et ainsi, de victime en victime, son âme de démone est devenue particulièrement puissante.

Elle vit comme un robot, comme une machine, ne poursuit qu'un seul but imprimé au fer rouge dans son esprit. Le beau visage de ce pillard qui a détruit sa famille et sa vie, et l'a épargnée sans qu'elle sache pourquoi. Elle le retrouvera, elle le sait, mais ne le recherche pas. Elle vit sa vie impitoyablement, ayant adopté l'indifférence comme un effroyable mode de vie, qui repousse tous ceux qui voudraient s'attacher à elle. Elle se remettra à vivre quand elle le retrouvera. Et ce jour-là, elle assouvira son amour avant d'assouvir sa vengeance en lui arrachant le cœur. Ensuite seulement, elle pourra vivre paisiblement.

Car elle sera enfin totalement insensible.

La princesse de ce royaume des glaces qu'est l'Islande n'a guère été surprise lorsqu'on lui infligea un mariage arrangé. Elle aima même sincèrement son mari, certes pas d'un réel amour, mais d'une affection qui n'était point artificiel, et elle eut très rapidement toute confiance en lui. A tel point qu'elle ne frémit pas d'un cil lorsque les mains de son époux lui tordirent le cou et lui brisèrent la nuque sans remords. Ainsi Aislinn devint Princesse des Ténèbres, ainsi commença-t-elle sa vie d'éternité, en s'abandonnant totalement aux mains de son meurtrier. Forte, entière, elle l'a toujours été, et n'a jamais pris la moindre décision à la légère.

Ses enfants, une magnifique petite fille et un garçon qui promettait d'être aussi fort que son père, elle les adula d'une force peu commune, même chez une mère farouchement attachée à ses petits. De l'instant où elle les mit au monde, elle ne vécut plus que pour eux, les protégeant, les éduquant, les soignant et les aimant comme on ne peut aimer qu'un être issu de sa chair, et plus encore que cela. Ses enfants étaient sa vie ; elle les avait eus très jeune, à respectivement quatorze et seize ans, et elle s'était construite autour d'eux, était devenue une femme grâce à eux. Ils avaient quatre et six ans lorsque leur mère eut la nuque brisée ; trois ans plus tard, ils n'eurent pas l'heur de connaître le même sort. Ils moururent.

Elle supplia le Séraphin de la tuer. Elle était superbe, drapée dans sa douleur et sa dignité, ses yeux bleus l'épinglant comme un vulgaire insecte - on aurait dit que c'était lui la victime. Pas la moindre souffrance ne transparaissait sur son visage. Pas la moindre larme ne coulait sur sa joue. Même si, intérieurement, son cœur était déjà mort. Elle lui ordonna de le lui arracher, et pour la première fois, on osa désobéir à un ordre qu'Aislinn avait donné.

Elle a juré de se venger, même si un désir affolant poignarde ses reins dès qu'elle revoit son visage - malgré les années écoulées, elle se souvient du plus petit détail. Cela ne la perturbe pas. Aucun homme n'a jamais refusé sa couche, il ne sera pas différent, et une fois qu'elle aura comblé ce désir-là, elle s'occupera de satisfaire le deuxième. Chaque chose en son temps, ses deux velléités quant à cet homme ne sont en rien incompatibles. Pourquoi se priver d'une des opportunités ?