Au mauvais endroit, au mauvais moment | Raphael

Journée calme dans le centre de Londres, journée tellement paisible qu’elle en devenait monotone … Occuper son temps libre n’était pas une activité qui passionnait Saskia, surtout lorsqu’il s’agissait de rester dans la même ville et de s’y laisser moisir sans pouvoir, sur un coup de tête, prendre le premier billet d’avion pour la Bolivie. Elle aurait tout fait pour se tirer loin et vite du fog national, même si ce n’était pas tant le brouillard qui l’étouffait, mais plutôt les interventions toujours pleines de pertinence d’Igniatev dans sa vie. Elle avait bien fait de ne pas lui filer son numéro, il aurait encore été capable de l’appeler en plein milieu de la nuit ivre mort pour lui raconter qu’il dormait nu – comme si elle avait besoin de savoir ça … -.

Décidant donc qu’il fallait utiliser à un escient profitable les cadeaux du russe, la brunette avait cependant eu quelques réticences au début qu’elle avait commencé à faire chauffer la carte bleue. Non pas qu’à d’autres époques et en d’autres lieux, elle n’avait pas été une femme entretenue, mais le fait que le trader ait le beau rôle la rendait peu amène. Ce qui l’avait pourtant refroidie dès le départ fut rapidement jeté aux oubliettes alors qu’une paire d’heures plus tard, elle arpentait les rues de New-York avec une telle floppée de sacs qu’on l’eut cru tout droit sortie d’un cliché de la superficialité féminine.

Ragaillardie par le simple fait de peut-être dilapider sans effort de l’argent facilement gagné, la jeune femme était tellement dans la lune qu’au tournant, alors qu’elle partageait une conversation des plus fascinantes avec une de ses anciennes greluches de collègues, elle manqua de peu de tomber par terre et d’envoyer valser tous ses sacs alors qu’une silhouette visiblement pressée tournait à l’angle, le nez piqué dans le trottoir.

Vacillant en se retenant au feu de signalisation proche, la « jeune » russe grogna, se massant le bras heurté d’une main libre, le portable restant sans réponse alors qu’on en entendait clairement émerger des « Allô, allô Saskia ?! Putain réponds non de n… » d’une voix haut perchée.

« Aoutch … Hé bah, attention, la prochaine fois, si c’est un poteau, ca sera autre chose … »

Alors qu’elle venait de vérifier si rien n’était tombé par terre, son regard s’arrondit de surprise en reconnaissant qui elle venait, par le plus grand des hasards, de bousculer sans s’excuser. La tonalité de sa voix changea totalement

« Oh, ca alors. Mais c’est Noël avant l’heure ma parole. »

A peine goguenarde, Saskia esquissa un sourire hilare. Raphaël avait tout sauf la tête du paquet-cadeau susceptible de lui faire plaisir au réveillon.

Voilà ce qui arrivait quand on était dans la lune : on tombait sur un os. Je ne regardais pas vraiment où j'allais. Je n'étais pas en mode lycéen aujourd'hui, si bien que je portais un jean, un pull et une veste, des vêtements basiques et pourtant, si on y regardait de plus près, c'était de la marque et hors de prix qui plus est. Je ne vivais pas dans une superbe villa comme Azraëlle ou dans un hôtel particulier comme Gabriel, mes goûts étaient plus modestes, surtout pour le rôle que je jouais. Elle avait étrangement disparu de la circulation. Ou plutôt non, la démone avait fait un coup d'éclat et avait été forcée de disparaître, abandonnant son rôle de lycéenne et me laissant l'établissement comme terrain de jeux sans plus intervenir.

D'ailleurs, il me serait très amusant de la revoir. Elle ne devait pas être bien difficile à retrouver si je m'y mettais vraiment. J'avais très envie de la chambrer un peu, quelle médiatisation, vraiment, bravo ! Elle devait en être verte de rage.

Mais en cet instant, c'était à Holly que je songeais. Je m'étais promis de cesser de penser à elle comme une éventuelle amante ou même comme un éventuel coup de coeur, mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Et c'est à cause de Holly que je rentrais en collision avec quelqu'un, vacillant, avant de relever la tête tandis que j'entendais un Saskia qui sortait d'un combiné. Ah maudits portables, cette fille n'avait pas du faire attention, pendue au téléphone et...

Oula, deux minutes. Cette aura était tout sauf humaine. Démoniaque et ce visage... La surprise passa aussi vite qu'elle était apparue et je regardais la jeune femme qui fut la première à reprendre ses esprits.

- Oh mais quelle délicieuse surprise. Cela faisait longtemps. J'aurais du te reconnaître à ton amabilité et ta mauvaise foi alors que tu es en tort ma chère.

Ah cette charmante démone... La première fois, elle avait prit un malin plaisir à me soustraire une de mes cibles. Autant dire que cela m'avait passablement agacé, même si son audace m'amusait. De même que sa façon de se conduire, si hautaine. Je devrais la mettre en relation avec Gabriel tiens.

- Décidément, cette ville pullule de démons, un véritable invasion. Que deviens-tu adorable Saskia ?

« Démons ? Comme tu y vas, Raph. »

il était en effet difficile d'être aussi ordurier qu'un ange bien élevé, mais Saskia se garda bien de tenir ce genre de commentaires : Raphaël se fichait pas mal de moufter en public, ce qui n'était quant à elle pas son cas. Qutre cent ans de vie dissolue n'avaient pas effacé les réflexes instinctifs de la prudence presque paranoïaque.

Levant les yeux au ciel, Saskia feignit un air contrit, son timbre de voix suintant pourtant d'un sarcasme plus qu'évident.

« C'est vrai, je m'emporte, je m'emporte. Mais tu es encore un enfant ... Tu n'as pas assez vécu pour savoir que la galanterie est une règle d'or avec les femmes ! »

Enflure jusqu'au bout des ongles, la cadette russe ne manqua pas de sourire de toute sa dentition, affichant un plaisir malsain à pouvoir piquer l'archange par la moindre réplique possible. Après tout, elle et lui n'étaient pas coutumiers aux amabilités franches et aux accolades. On pouvait même dire que la moscovite avait toujours eu le chic pour pourrir ses moments intimes avec ses futures proies, ce qui, si elle n'avait pas été une démone et lui un ange, se serait peut-être apparentée à une forme de drague obsessionnelle compulsive. Mais heureusement pour l'archange, tout ceci n'était que pure fiction.

Les rares et néanmoins salvatrices interventions de Saskia n'étaient par ailleurs pas ce qu'on pouvait qualifier de louables : n'étant pas la super-héroïne en cape et collants qu'on pouvait imaginer, la brune ne prenait pas sous son aile les rescapées, se contentant simplement de leur rappeler qu'un type comme Raphaël ne s'intéressait sûrement pas à des filles comme elles sans raison valable. Ce qui, en plus de les prémunir définitivement contre toute bénédiction, éteignait leurs égos à jamais.

Levant le nez devant l'enseigne où ils s'étaient momentanément stoppés, la démone se réjouit. Elle avait tout à coup grand soif.

« Allons bon, nous sommes tombés devant l'endroit idéal. Un petit café ? Tu ne crains rien, ici, ils sont divins. »

Et sans lui laisser ni le choix ni l'occasion de riposter ou de prendre ses jambes à son cou, la brunette le poussa avec toute l'affection du monde à l'intérieur du salon de thé, leurs silhouettes - à moitié masquées par l'innombrable accumulation de sacs en papier que tenait Saskia - s'engouffrant dans l'endroit surchauffé.

- Allons, autant appeler un chat, un chat chérie.

Et bien ? Que je la nomme démone en pleine rue lui poserait-il un soucis ? Qui s'en préoccupait ? je pourrais hurler qu'elle était une démone que personne ne me croirait ou bien le prendrait-on au sens figuré. Et franchement, étant donné la personnalité de cette femme, que ce soit au sens propre ou au figuré, cela lui correspondait parfaitement, soit dit en passant et même si elle s'en défendait. Je ne pus m'empêcher de rire quand elle me traita d'enfants et me reprocha mon manque de galanterie.

- Quand j'aurais besoin de recevoir des leçons de savoir vivre de ta part, je te le ferais savoir, n'en doute pas. Mais la mauvaise foi est quelque chose de typiquement féminin. Tu m'es rentrée dedans, mais je te pardonne ton étourderie.

Il en fallait plus que ces quelques piques pour me pousser dans mes retranchements et me faire sortir de mes gonds. Allons, j'avais plus de 2000 ans, je ne m'enflammais plus quand une enfant jouait dans la cour des grands en voulant se mesurer à ses aînés de façon maladroite. Je lui souris avec indulgence et amusement également. Même si elle m'agaçait par sa façon de faire intrusion dans ma vie et mes desseins, l'amusement primait avant tout. J'aimais avoir des adversaires qui en valaient la peine, des épines dans le pied qui rendaient mon immortalité moins longue et ennuyeuse. Saskia était amenée à devenir une de ces épines. Plus ou moins dérangeante, comme Elle finalement. Le pire étant que je trouvais Elle assez drôle et avenante, dommage qu'elle soit dans l'autre camp. Elle me plaisait bien cette fille.

Saskia décida alors de continuer cette conversation dans le café qui avait vu notre collision, faisant un jeu de mot sur le terme divin qui me fit éclater de rire alors qu'elle ne me laissait pas le choix, me poussant à l'intérieur et s'engouffrant à ma suite, encombrée de ses multiples sacs.

- Ah quand tu parlais de galanterie, peut-être faisais-tu allusion à mon rôle qui serait de porter tes paquets encombrants ? Besoin d'un coup de main peut-être ?

Que je ne lui donnerais pas alors que j'allais déjà m'asseoir et qu'elle me rejoignait, posant ses paquets que j'examinais d'un air détaché.

- Les femmes et le shopping... Quel pigeon as-tu plumé pour t'offrir tout ça ?

Femme entretenue... Ou peut-être pas. J'étais un joueur, un parieur. Je marchais énormément au bluff, à l'intuition et également à une connaissance assez poussée de mes adversaires, arrivant à les cerner assez rapidement et assez bien, bien que je pouvais me tromper de temps en temps. Eh, malheureusement, je n'étais pas Dieu, je pouvais commettre des erreurs.

Haussant les épaules avec une certaine nonchalance, la moscovite répliqua sans aucune gêne apparente.

« Ecoute, toi tu bénis de jolies filles pour les mettre dans ton lit, et moi … je le fais pour la bonne cause ! Chacun ses idéaux, très cher. »

S’installant à une table légèrement en retrait du reste de la clientèle, la brunette s’assit dans un de ces vieux fauteuils dont le bois était si patiné que même un millénaire n’aurait pas eu le même effet, et décocha un regard suffisamment explicite à une serveuse pour que cette dernière comprit qu’elle avait deux clients à bichonner avec une attention aussi particulière que s’ils étaient le roi et la reine d’Angleterre.

« Un grand café serré pour ma part. »

Laissant Raphael tout à sa commande, la russe ne se priva pas de ce moment de répit pour jauger de pied en cap la demoiselle qui, troublée ce que ces deux personnes là lui inspiraient, gribouillait, le rouge aux joues, leurs boissons demandées – son instinct lui suggérait qu’il ne valait mieux pas pour elle qu’elle oublie quoi que ce soit -. A peine eut-elle tourné les talons pour repartir vers ses percolateurs et son comptoir que la démone, un sourire bravache aux lèvres. Une mignonne petite blonde aux yeux clairs qui aurait tout à fait convenu à son grand ami de toujours, tout comme à elle d’ailleurs … Quoique sa jeunesse et sa naïveté apparente n’attiraient pas vraiment la barmaid, qui se sentait sûrement moins dotée de la fibre protectrice que Raphael. Draguer des lycéennes, très peu pour elle – la plupart étaient de toute manière trop pudibondes pour se laisser approcher par une de leurs propres congénères, et Saskia avait horreur des saintes-nitouches déguisées -.

« Dis donc, elle serait tout à fait à ton goût celle-là. Tu ne veux pas me montrer comment tu agis ? »

Ses yeux sourirent de malice à la place du reste, et sa main se contenta d’éteindre sans autre forme de procès son téléphone alors que celui-ci vibrait pour la quatrième fois de la journée. Elle n’avait même pas besoin de poser son regard sur l’écran pour savoir qui était l’auteur d’un tel remue-ménage électronique. Si le harcèlement avait un nom et un visage, Saskia savait parfaitement lesquels lui attribuer.

J'éclatais de rire alors qu'elle me rétorquait que je bénissais les femmes pour les mettre dans mon lit alors qu'elle caressait de plus nobles idéaux.

- Ah non, tu confonds ma chère, pour l'ange pervers, adresse-toi à Gabriel, il y a erreur sur la personne là. Tu devrais mieux te renseigner.

Un sourire en coin recourba mes lèvres, alors qu'un éclair rusé passait dans mes yeux sombres. Désolé ma jolie, mais moi, je ne couche pas avec toutes mes bénies, loin de là. C'était vraiment le genre de Gabriel, pas le mien. Même si je ne rechignais pas à approcher de belles femmes, ou à les séduire, je n'avais pas besoin de les mettre dans mon lit pour obtenir leur confiance et la bénédiction. Je charmais, j'intriguais, j'embobinais, mais finalement, peu de mes bénies avaient connu mes draps...

Nous nous installâmes à une table, de façon civilisée. Nous étions des ennemis, au delà de cette affaire de camp, il y avait le fait que Saskia aimait bien me mettre des bâtons dans les roues. Saskia lança un regard appuyé à la serveuse, digne d'une reine. Par ce côté, elle me rappelait Azraëlle. Cette façon de se comporter comme si on était une déesse et que les autres n'étaient que quantité négligeable. Attitude réellement charmante.

- Un capuccino.

Si Saskia la mettait mal à l'aise, moi, je lui lançais un regard que l'on pouvait qualifier de charmeur. De quoi la mettre dans tous ses états, la pauvre. Mais c'était amusant, il fallait le reconnaître. Alors qu'elle s'éloignait, Saskia me fit remarquer que cette petite serveuse était tout à fait mon genre de cible.

- Une démonstration ? Tu as besoin de cours ?

Je ne manquais pas de remarquer qu'elle semblait mettre fin à la vibration de son téléphone, encore une fois.

- Je suis flatté, tu éteins ton téléphone juste pour ce tête à tête avec moi ?

J'observais la petite serveuse. Je ne bénissais pas n'importe qui, et je ne savais pas si cette gamine ferait une bonne recrue ou non.

- Tu sais que contrairement à ce que tu sembles penser, je ne choisis pas mes cibles en fonction du bonnet de leur soutien gorge mais bien en fonction de leur potentiel ?

Dans un coin de sa tête, Saskia nota l'information. Un archange qui faisait autre chose que du point de croix pour cacher ses activités meurtrières ? Merveilleux. C'était le foutoir du côté angélique, pourtant ca ne changeait rien à ces perceptions débiles et humaines : les démons restaient les vilains petits canards.

Enfin, au moins, elle, elle pouvait se taper ce que bon lui semblait sans avoir peur que son auréole magique disparaisse, songea t-elle dans un sourire incompréhensible pour son interlocuteur.

« Mais voyons, Raphael, tu sais bien que tout mon être est captivé. Il m'est donc physiquement impossible d'accorder une quelconque attention au reste du monde. » susura t-elle suavement, parodiant à la perfection une dévotion un brin malsaine.

Elle était amusante. Une sorte de friandise jeune et rafraîchissante pour le vieil archange rabougri qu'il était. Enfin, c'était l'image enjolivée et propre que l'on pouvait s'imaginer de prime abord. La vérité était autre, et les circonstances étaient même si graves que leur petit café amical aurait pu rapidement réduire l'endroit à un champ de ruines fumantes si ces deux-là se fâchaient, sur un malentendu entre sucrette et touillette par exemple.

Certes, les Anges et les Démons se détestaient, et le principe, aussi manichéen qu'antique, n'avait jamais eu de raison de cesser ; il y en avait pourtant qui passaient la brèche, qui allaient au-delà de ces règles et qui se demandaient si désobéir était donc si grave. Saskia, elle, ne pouvait pas réellement se placer dans cette anarchie des camps. Discuter avec l'ennemi n'était pas coopérer, pas plus que boire un latte en lui collant l'addition sur le dos à la fin. Devait-elle alors se priver de fraterniser avec le concurrent tant que les hâches de guerre n'étaient pas visiblement déterrées ? La moscovite ne doutait guère que son attitude était équivoque, presque traître, mais les questions de conscience et de loyauté n'étaient pas son domaine de prédilection.

Et après tout, elle avait ses raisons.

« Je dois admettre qu'il me paraît difficile qu'un homme évalue ses proies uniquement sur des critères aussi spirituels que les tiens. Mais, tu sais quoi ? Gageons que tu dis vrai. Je doute que son potentiel soit écrit sur son front, à celle-là ... »

Saskia n'adressa aucun regard, aucun geste particulier dans la direction de la serveuse qui revenait au même moment ; et comme si un fantôme les avait servis, la brunette s'empara vivement de son café, en savourant une longue gorgée qui lui brûla délicieusement la langue. C'était, bêtement, ainsi qu'elle le préférait.

« Il n'empêche. Je ne t'ai jamais vraiment vu ... finir ce que tu commences, va savoir pourquoi. Et donc, si tu ne fais pas comme ton petit copain Gabriel - quel joli nom, minauda t-elle, sirupeuse à souhait, tu es un réel ange par définition. »

Elle toussa, comme pour masquer un rire mal contenu.

« C'est tellement dommage qu'on n'ait pas l'occasion de se faire une petite fête entre gens surnaturels, ca serait pourtant mémorable. »

Je me fendis d'un sourire alors que Saskia expliquait son manque d'information par une pirouette. Joli compliment qui n'aurait pas manqué de flatter plus arrogant que moi. Je ne voyais là qu'une moquerie soigneusement lancée sous des dehors affables. Divine démone, si piquante.

- Ma pauvre, que les moments où tu es privé de ma divine compagnie doivent être un cauchemar pour toi.

Je lui répondis sur le même ton, avec une fausse arrogance tout à fait convaincante si on ne me connaissait pas. Mais ce qui me différenciait de beaucoup des miens était bien que je ne me prenais jamais au sérieux. Cela avait le don d'agacer les autres archanges. Et plus cela les agaçait, plus je m'amusais, de façon fort puérile, je ne pouvais qu'en convenir.

Et Saskia était divertissante. Elle avait de l'esprit, elle mordait comme une vipère, bien qu'encore un peu maladroite, la pauvre. Il lui faudrait encore quelques siècles pour avoir les armes nécessaires pour atteindre sa cible. En attendant, comme un petit chaton, je la laissais faire ses griffes, observant ce qu'elle pouvait bien avoir dans le ventre. Je me disais à chaque fois qu'elle aurait fait un ange tout à fait acceptable. Elle en avait le profil. Il aurait suffit de bien l'orienter, de travailler un peu ce diamant mal dégrossi pour en faire un bijou de perfection. Hélas, un démon était passé avant nous.

Je n'étais pas un traître, mais je n'abattais pas à vue tous les démons que je croisais, simplement parce que je n'étais pas bête et discipliné. Parce qu'il m'arrivait d'apprécier certains représentants de l'autre race. D'en respecter même, qu'ils soient amis ou ennemis. C'était un brin plus compliqué que cela. Elle, par exemple, était une ennemie, mais elle m'avait plu et j'espérais bien la revoir, ne serait-ce que pour lui demander des explications sur sa disparition, voire titiller sa fierté. Saskia était une ennemie également, une enquiquineuse, une empêcheuse de tourner en rond qui prenait un malin plaisir à me casser mes bénédictions. C'était de bonne guerre.

Elle me demanda alors une petite démonstration sur la serveuse et je répondis que je ne bénissais pas à la pelle et n'importe quoi. Comme déjà dit, je ne couchais pas avec toutes mes bénies. Je les choisissais assez sérieusement. Pas comme l'autre sexe sur pattes de Gabriel. J'étais davantage comme Azraëlle à ce niveau là, même si je ne faisais pas autant de chichis pour certains privilégiés. Je jetais un regard à la serveuse alors que la démone faisait remarquer que son potentiel n'était pas écrit sur son front. La serveuse approcha et leur livra leur commande, sans demander son reste. Saskia s'empara de sa tasse et la but, quitte à se brûler. Plus modéré, je l'entourais de mes mains, jouant avec le liquide, souriant aux provocations de la belle démone. Je ne relèverais pas le fait qu'elle ne me vois pas terminer mes bénédictions, c'était sa faute et elle le savait.

- Crois-tu que j'ai extorqué mon titre de Maitre des Vertus ?

Je lui rendis son sourire, suave, moqueur. Bien sûr qu'il est extorqué, c'est bien cela le plus amusant.

- En voilà une excellente idée. Tu pourrais venir à un petit rassemblement angélique, voire archangélique. Tu serais mon invitée. Un honneur.

Je consentis enfin à goûter mon café, avant de reprendre :

- Alors ma belle Saskia, qu'en est-il de tes affaires en ce moment ?

« Oh, tu sais, les titres, c'est très facile à s'octroyer. Regarde, même les gens autour de toi t'en donnent sans que tu t'en rendes compte ! »

Et bizarrement Saskia soupçonnait que les siens n'étaient que rarement flatteurs, qu'ils fussent de la gent féminine ou masculine. La russe savait qu'elle plaisait autant qu'elle pouvait être haïe. Ce qui ne la rendait pas moins heureuse, non : elle s'en fichait. Principalement parce que les gens trouvaient toujours à redire d'une conduite même exemplaire, et parce qu'au fond, la perfection comme l'échec étaient honnis par l'humain. Ce qui laissait à rire, et à penser ... Mais l'heure n'était pas à la philosophie de comptoir.

En imaginant que la proposition de Raphael se concrétise, un large sourire rêveur s'était étalé sur les lèvres de la moscovite. Il suffisait de concevoir une de ces grandes salles de monuments historiques guindées où pléthore d'angelots papoteraient tranquillement, vidant leurs flûtes à champagne pour se donner meilleure contenance ... Et débarquer là-dessus avec toute la finesse et la subtilité que cela imposait. Une très bonne partie de rigolade, qui bien sûr n'aurait peut-être pas été des plus judicieuses en ces temps risqués, mais, après tout ... Si cela devait arriver, Saskia ne voyait aucune raison de se priver d'un tel régal.

« Je serais extrêmement touchée de cette noble invitation, que je ne saurais refuser. Cela dit, je crains bien que toutes ces belles promesses ne soient que du vent. »

La brunette afficha une moue boudeuse, celle que les enfants aiment montrer par caprice et et bouderie. Mais elle avait bien le droit : par rapport à l'archange, elle était presque une adolescente en devenir de la femme adulte - même si sous-estimer autrui n'était que rarement un gage de sûreté -.

Saskia touilla dans son café, pensive. Son présent n'était pas celui dont elle aimait le plus parler : si elle avait du évoquer des périodes plus heureuses, ou du moins plus prolifiques et oisives, elle aurait choisi des siècles lointains de cette ère où plus rien n'était vraiment paisible.

« C'est assez morose. Enfin, je veux dire, je pourrais me porter beaucoup moins bien, évidemment. Mais on ne peut pas dire que ma vie soit très pimentée. »

Décochant un langoureux coup d'oeil qui avait toute sa signification malicieuse - un petit "tu vois ce que je veux dire" adorable -, la démone pencha légèrement la tête de côté, étudiant Raphael d'un regard plus sage.

« En tout cas, si tu veux essayer de me tirer dans les pattes façon Venestroïka, c'est un peu loupé. Il n'y a pas âme qui mérite qu'on s'intéresse à elle à Londres. Je me demande des fois s'Ils ne se fichent pas un peu de nous. »

Oui, elle qui pensait faire quelques affaires ou trouver une bonne perle - ou une bonne poire, c'est selon - était tombée sur un fruit rongé par les vers. Belle comparaison, si on admettait bien sûr que Luka n'avait pas vraiment le physique d'une pomme - et c'était regrettable, ca aurait tout rendu plus simple -.

« Enfin, de toute façon, on en a plus pour longtemps, hein, le 21 décembre, le chaos, tout ça », balança t-elle, goguenarde au possible, entre deux gorgées de café.

« Quelle rabat-joie, moi qui ai travaillé d'arrache-pied pour gagner celui-là, tu me gâches tout mon plaisir. »

Je regardais autour de moi, suivant les mots de la démone. Hum, certes, les étiquettes étaient vites collées et du coup, en quels termes pouvait-on bien me désigner dans ce petit café ? Il me semblait que beau gosse sexy devait revenir assez souvent parmi les demoiselles et cela sans arrogance de ma part, juste que j'étais conscient du charme que je pouvais exercer et de mes atouts. De la part des hommes, il pouvait y avoir de la jalousie, peut-être de l'admiration par mon aura. Certaines femmes pouvaient se dire que je devais être un briseur de cœur, qui jouait avec les sentiments en jouant de sa beauté et de son talent de séduction.

« Je serais curieux de connaître les tiens ma chère. »

Et voilà que Saskia ironisait en imaginant une petite fiesta où démons et anges seraient conviés, ensemble. En voilà une merveilleuse idée ! Je lui proposais même de venir à une fête où je l'inviterais, une invitée d'honneur attention... Une démone parmi les anges. Rien que parce qu'il serait drôle de voir les Séraphins s'étouffer en me voyant au bras d'une démone, l'idée était séduisante. Provocante et séduisante, même si Saskia, toute belle soit-elle, n'était sans doute pas la compagnie féminine que je prisais vraiment, elle avait trop tendance à être un obstacle à mes plans.

« Oh, prends garde chérie, je serais bien capable de t'emmener, rien que pour voir les mines outrées de mes pairs en me fourvoyant avec l'ennemie. Hummm, quelle perspective alléchante. Petite tentatrice. »

Et je ne mentais pas. Il se pourrait que je relève le défi, mais cela ne serait peut-être pas très agréable pour elle. Elle serait sous ma protection, mais je doutais que cela empêche certains de vouloir lui faire la peau. Enfin, en attendant ce jour, je m'enquis de son actualité et elle demeura un instant muette en touillant son café, perdue dans ses pensées, semblant avoir perdu sa langue et sa verve soudainement.

« Ah l'ennui est un ennemi pour nous. Le temps peut être si long parfois. »

Et je parlais en connaissance de cause, j'affichais tranquillement mes 2000 ans au compteur. Heureusement, j'étais d'une nature assez active et patiente et finalement, je ne m'ennuyais jamais, ou alors rarement bien longtemps, c'était une gageure. L'immortalité pouvait rendre fou si on ne savait pas l'occuper correctement.

« Tu n'as pas une petite cible en vue, un challenge à relever ? »

Apparemment non, alors qu'elle me faisait une petite moue made in Saskia et reprenait après m'avoir observé qu'il n'y avait rien que je puisse faire pour lui mettre des bâtons dans les roues et lui rendre ainsi la monnaie de sa pièce.

« Et pourtant, nous sommes tous ici, ce n'est sûrement pas pour rien. »

Elle ajouta alors que de toutes façons, la fin du monde arrivait et je me mis à rire devant ce tour de ses pensées que je n'avais pas vu venir.

« Ah le chaos... Quel mot délicieux pour un ange de ma trempe, tu le sais ça ? Enfin, si l'humanité venait à disparaître, notre existence deviendrait vide de sens et là, on se ferait vraiment chier Saskia, tu ne pense pas? »

« Tout savoir se mérite, je ne pense pas qu’il soit difficile d’imaginer mes surnoms. »

Elle esquissa un bref sourire et but une nouvelle gorgée de café, pas peu fière néanmoins d’être la controversée, la perturbatrice. C’était un rôle qui lui seyait, avec son lot d’avantages et d’inconvénients, certes. Mais être maître de ses actes et agir selon son propre libre arbitre ne pouvait être un meilleur choix pour Saskia.

« Eh bien, sache que si tu t’ennuies, je serai toujours là pour égayer tes folles soirées angélico-mondaines. Bon, préviens-moi un peu à l’avance, histoire que je sois apprêtée comme il faut. Je ne voudrais pas faire tâche. »

L’ironie était tout juste voilée, mais la démone et l’ange ne plaisantaient qu’à moitié : leur goût du risque et leur indifférence pouvaient rapidement les mettre au défi de réaliser ce à quoi ils pensaient depuis quelques minutes. Ni la russe ni le chaldéen n’en doutaient.

Poussant un petit soupir qui avait toute sa signification explicite sur la question, la brunette chercha les mots justes dans l’ombre uniforme de son gobelet.

« Je ne sais pas ce qui est le pire entre avoir fait une erreur qui risque de me coûter cher, ou préférer la tranquillité et me faire chier, comme tu dis. »

Il était toujours risqué de confier ses états d’âme et ses erreurs de parcours à son pire ennemi, mais ca n’engageait pour ainsi dire aucun risque pour elle. Un éveillé le demeurait, et pouvait au pire des cas trahir son mentor dans le fond. Mais sur la forme il restait ce qu’il était : un garde-manger nécessaire à la survie de son hôte, un simple hors-d’œuvre manipulable et malléable avec le temps et les outils adéquats, pour obtenir le résultat que l’on souhaitait. La destruction pour les uns, la stabilité pour d’autres. Tâtillonne, Saskia finit par cracher le morceau.

« Tu n’as jamais eu de bénis ‘ratés’ ? Tu sais, l’impression d’avoir tapé dans le mille, pour en fait réaliser trop tard que tu as fait chou blanc ? »

Parce que c’était exactement ce qu’elle éprouvait en ce moment.

« Pas difficile, mais je comprends que tu ne veuilles les divulguer, certains ne doivent pas être très flatteurs ma chère Saskia. »

Joli plante vénéneuse. Petite emmerdeuse et empêcheuse de tourner en rond... Je le savais, j'avais déjà eu à composer avec cette sale manie chez elle. En tous les cas, elle n'avait pas froid aux yeux pour oser se frotter à un archange et avait encore de la chance de tomber sur moi. Si elle avait misé sur le mauvais cheval, ou plutôt jument, comme Azraëlle, cette chère démone ne serait déjà plus de ce monde, transformée en très jolie et très morte statue de glace. Je commentais alors ses paroles, en assurant que mon pire ennemi était sûrement l'ennui. Je luttais sans cesse contre lui... A mon âge, difficile de s'étonner, de s'émerveiller, mais heureusement, j'étais d'une bonne nature. Ce qui m'empêchait d'être acide, acerbe, aigri. Saskia me proposa ses services au cas où je m'ennuirais un jour et un large sourire se peignit sur mon visage.

« Voilà une proposition qui n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd Saskia. Je saurais me rappeler de ce moment. »

Je marquais une pause, avant d'ajouter en susurrant :

« Même si tu es persuadée que je ne le ferais jamais.Soit dit en passant, quoique tu mettes, tu seras remarquable. »

Parce qu'elle était une démone et que j'étais un ange. Parce que nous n'étions pas censés discuter ensemble... Nous devions nous étriper non, ce n'était pas ce que faisaient tous nos collègues en ce moment ? C'était si primaire et vulgaire. Et puis, Saskia était assez maligne pour ne pas se frotter à moi de cette manière. Mais le sujet devint soudain plus sérieux alors qu'elle m'avouait ne pas savoir ce qui était le pire : faire une erreur qui pouvait lui coûter cher ou bien s'emmerder et ne rien avoir fait.

« On dirait que tu regrettes quelque chose. »

Et Saska ne mit guère de temps à me demander si je n'avais jamais eu de bénis ratés, d'avoir fait une erreur de jugement. Je la regardais longuement sans répondre, comme pour la sonder, avant de finalement hocher la tête :

« Si. Quand j'étais jeune. Quand j'étais moins doué pour déceler les secrets que recèle l'âme humaine. »

Je m'arrêtais un instant pour boire avant de reprendre, nonchalant :

« Si c'est l'impression que tu as, tue le. Et arrache son cœur. »

Je regardais alors ma montre, avant de sourire et de me lever, déposant un billet sur la table.

« Je suis au regret de te quitter ma chère. Ce fut un plaisir. »

Je m'emparais de sa main et la baisais galamment, avant de la quitter sur un sourire, enfonçant mes mains dans mes poches et sifflotant, de bonne humeur.