1585. Année rude pour eux. Son père et sa mère avaient fui les campagnes environnantes de Moscou, rejoignant avec l’aide des deux fils aînés de la fratrie les marches du pays. Ziven et Borya, deux solides gaillards courageux qu’on avait élevé avec la même trempe que le paternel et l’arrière-paternel, se faisaient cependant bien peu de souci pour leur géniteur, qu’ils connaissaient tout aussi endurant, solitaire et inébranlable. C’était même lui qui les avait engagés, tous, à se solidariser à la fuite paysanne, et à trouver un avenir meilleur, qu’ils fonderaient d’eux-même. Un pays pour eux, avec eux, mais sûrement pas régi par d’autres.
Ce qui inquiétait les deux adolescents, c’était Snezhana. Leur mère, elle, n’avait jamais rien dit. Fidèle à elle-même, son silence l’honorait, tout autant que le ventre fécond qu’elle arborait depuis bientôt huit mois. L’enfant ne bougeait pas beaucoup, mais il était vivant, les femmes du village l’avaient dit, elles l’avaient juré. Il n’y aurait rien à craindre d’elle.
Les contractions violentes qui suivirent pendant leur route de l’exode démontrèrent à Snezhana qu’elle s’était trompée sur toute la lignée ; le calme bambin avait choisi son plus mauvais jour pour entrer en scène.
L’accouchement eut lieu dans la douleur, mais le succès de l’opération ne fut pas démenti : nombreuses furent les mains, sales et néanmoins volontaires et émues, qui s’unirent à la petite famille paysanne pour faire naître l’enfant. Tous s’exclamèrent, de surprise, en constatant qu’il s’agissait d’une fille ; une petite fille. Saskia.
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Ca faisait bien deux heures qu’on n’avait pas vu le petit Andrej. Parti jouer sans surveillance, et dans les champs en plus. Quelle sotte idée. Il allait encore s’égarer et se retrouver en mauvaise posture ; les enfants Venestroïka étaient décidément talentueux lorsqu’il s’agissait de faire des siennes.
Alors que la môme pataugeait dans la boue froide et marécageuse que la neige fondue formait avec la terre, la silhouette au sol étrangement tordue d’un petit être alerta ses sens. Brusquement, elle se mit à courir. Haletante, le cœur battant.
« Andrej ! ANDREJ ! »L’adolescente se laissa tomber à genoux auprès du dit Andrej, son dernier cri s’étranglant.
Entre ses mains tremblantes de froid et de colère, le corps frêle du garçonnet est inanimé. Aussi pâle que les flocons de neige qui ont mouillé ses joues bleuies, son visage est calme, harmonieusement calme ; seul quelques veines violacées entravent la dentelle de gel qui a recouvert le petit bout d’homme.
Mort. L’été en Russie n’avait jamais été aussi rude. Une fois de plus, la
Smouta avait fait une victime, sans un regard, sans un signe d’amertume ou de remords pour tous ces pauvres culs-terreux qu’elle tuait. Tous ces miséreux, ces cosaques à qui elle prenait tout ; enfants, récoltes, maris et femmes.
« Suka ... » murmura la jeune fille, le regard éteint.
Ses bras enserrèrent longuement Andrej avant qu’elle décidât de lentement se redresser, portant de ses deux bras maigres le corps du défunt. Ses talons crissèrent lentement dans la neige alors que Saskia rentrait au foyer annoncer la funeste nouvelle.
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Sa vie allait se finir comme elle avait commencé. Brutalement. N’était-ce pas plus mal ?
Elle avait peur. Terriblement peur. Elle courait, détalait comme un lapin, cherchant à ne pas entendre ces hurlements inhumains et ces pleurs, à ne pas sentir cet âcre effluve morbide, à ne pas voir ce qui pourtant avait bien lieu de part et d’autre elle. Tout en elle tentait de se rendre hermétique au spectacle macabre et récurrent de la guerre.
Il n’y avait rien de plus affreux que de se dire qu’au fond, elle en avait l’intime conviction. Pourquoi, sinon, pourquoi perdre tout ce qu’on avait, si ce n’était pas pour les rejoindre eux ? Ziven et Borya, morts. Snezhana, morte. Même son père avait disparu. Survivre au beau milieu des macchabées et des balles écarlates n’était pas une intuition. C’était une erreur monumentale d’espérer qu’une telle chose arrive.
Le bruit d’une balle siffla à son oreille, la paralysant presque sur place. Faute fatale.
Une seconde la toucha, cette fois-ci au creux du dos. La douleur fut perçante, ce fut comme si sa chair elle-même avait délibérément implosé ; la rafale suivante ne manqua pas de la faire hurler à la mort. Son corps tout entier s’arqua, en suspension pendant une seconde presque irréelle, avant de s’effondrer lentement dans le sol barbouillé de rouge et de noir.
La dernière chose dont elle se souviendrait, c’était du froid ... Morsure russe éternelle ...
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Elle s’était réveillée sans vraiment comprendre de ce cauchemar. Sans réaliser tout de suite, première, que la mort n’avait pas eu plus d’emprise sur elle qu’elle ne le considérait avec toute la logique dont elle savait faire preuve.
Et lentement, elle avait compris : elle était bel et bien morte. Mais elle n’en avait pas disparu pour autant. Le monde avait décidé – ou plutôt quelqu’un, une Entité indéfinissable – de lui fournir une seconde chance. Un inestimé et inestimable droit au juste retour des choses.
La mort n’avait jamais eu un goût aussi exaltant pour la jeune moscovite.
Saskia décida alors que voyager était la meilleure des choses, la plus belle des fuites en avant et l’option la plus correcte ; le meilleur moyen de profiter à juste titre de ce qui lui avait été volontairement occulté pendant ses vingt misérables et uniques années de vie véritable.
Jamais deux fois au même endroit, un jour présente, le lendemain évaporée ; presque ectoplasmique. Toujours un nom différent, mais les mêmes cérémonials, les mêmes musiques ; il lui suffisait de savoir les partitions par cœur, et ses escapades continentales s’avérèrent rapidement répétées selon un même schéma, cyclique et efficace.
Elle choisissait un nom, généralement celui de la première victime qu’elle faisait. Et puis elle s’amusait. Un jour muse du peintre le plus en vue de l’année, des mois plus tard, comédienne à la frontière qui faisait larmoyer la belle noblesse. Révoltée, femme indignée à la colère fédératrice à l’époque des révolutions européennes ; artiste, vagabonde, voyageuse. Inconnue qui n’avait jamais réellement de facette propre, jamais de véritable chez-soi. Une étrangère partout où qu’elle aille, sauf peut-être tout là-bas, au creux de ces pins à l’odeur suave, sous cette lourde pluie de flocons.
La sensation n’avait rien d’haïssable : incarner celle que l’on veut être au jour le jour était même devenu un jeu grisant.
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2011. Six mois qu’il était mort.
Des siècles qu’elle n’était pas revenue ici. Alors qu’il venait du même pays qu’elle, on l’avait enterré, selon sa volonté, dans le caveau familial. Sa famille. Sa putain de famille qui ne s’était jamais occupée de lui, alors qu’elle s’était immiscée dans sa vie du jour au lendemain et l’avait protégée plus que quiconque ne l’avait fait sur cette aimable Terre qui ne tournait pas toujours bien rond. Elle avait été l’élément inopiné et déclencheur du jeune homme, elle l’avait relevé à maintes reprises, l’étonnant autant qu’elle-même sur ses aptitudes à être aussi
humaine.
Et il en était pourtant là par son unique faute. Parce qu’elle n’avait pas fait ce qu’il fallait.
Elle se retrouvait là. Plantée comme une conne. Non, comme la
dernière des connes. Elle avait toujours pensé qu’elle le tuerait, c’était une certitude qui ne quittait jamais un démon ; seulement elle aurait aimé pouvoir décider quand, comment, avec qui. A ses côtés, la mort aurait été bien plus douce. En tout cas, moins que sous les coups de pied et de couteau qu’on lui avait asséné en cette sinistre aube de Janvier.
Quel mois de merde.
La jeune femme ferma les yeux, poussa une profonde inspiration, et posa avec une lenteur infinie le bouquet de pervenches au pied de la majestueuse tombe, où, gravés en cyrillique sur le marbre immaculé, un nom et un prénom masculin – un dénommé Dimitri Pratchev - s’étalaient dans toute leur largeur. Décédé à un âge prématuré, dernier arrivant du tombeau de toute la lignée, les fleurs qu’on y avait entreposées en son honneur semblaient tout avoir souffert du gel.
Dans un silence assourdissant – le même qui étouffait le cimetière de Moscou depuis son arrivée -, Saskia entreprit de débarrasser la pierre tombale de chaque fleur fanée. Doucement, elle récoltait les tiges mortes, débarrassait chaque pétale nécrosé, époussetait vaguement ce qui devait l’être.
Ce fut sans aucun autre mot que la démone reprit le chemin sinueux de la sortie, le regard lointain.
Elle devait repartir de zéro.
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Un violent claquement de porte du côté de la réserve indiqua aux serveuses du Blueberry que Saskia venait de prendre sa troisième pause de la soirée. Suivi de près par le tenant de l’enseigne, un homme qui devait bien avoir la cinquantaine passée, et qui semblait décidé à ne pas laisser la conversation entamée s’arrêter de cette manière.
Allumant une cigarette, la jeune femme cracha presque aussitôt la fumée, faisant volte-face à son patron qui la considérait d’un œil goguenard. La mignonne avait tendance à être drôlement en colère depuis quelques temps, et ses vieux instincts d’infidèle lui auraient bien suggéré d’apaiser ses ardeurs par quelques activités de son cru. Elle coupa cependant court à ses pensées voluptueuses – bien qu’au final, les petits feulements de lionne enragée nourrissaient l’imagination masculine avec une flagrante efficacité -.
« Il est ivre, merde. Ivre. Je ne le ressers pas, c’est clair ? On est pas un nid à débris. »A son tour, il se saisit d’une cigarette de son propre paquet, l’allumant paisiblement sous les yeux étincelants de fureur de la serveuse russe, qui semblait ne pas décolérer de la soirée à venir. Lorsqu’il recracha tout aussi sereinement une âcre bouffée dans l’air humide londonien, ce fut pour coincer le filtre de la cigarette entre ses dents, considérant la brunette avec un sourire proche de la compassion moqueuse. D’un timbre aussi doucereux que possible pour ce quinquagénaire après des années de tabagisme en tout genre, il rétorqua le plus mielleusement du monde à son employée.
« Et tu sais ce qui est clair, Sassy ? C’est que ton salaire dépend de types comme lui. Du pouce, il désigna négligemment la porte derrière lui, celle de l’arrière-salle.
Alors s’il veut un whisky, tu lui verses un whisky. S’il veut que tu le fasses boire dix shots parce qu’il n’y arrive plus lui-même, tu le feras. Et avec le sourire, parce que je suis sûr que tu sais sourire, hein, petite ? »Elle se retint de lâcher un juron dans sa langue, il le pressentit : ses lèvres s’étaient, dans l’obscurité, agitées silencieusement. Mais elle savait tout comme lui que le patron décidait toujours, et qu’il était du devoir de toute bonne barmaid, au Blueberry, de choyer les clients les plus rentables. Comprendre par là : ne pas se soucier de ce que la santé publique préconise, et saoûler les portefeuilles.
« Et qui va nettoyer la gerbe ? Hein ?! » lui cria t-elle alors qu’il refermait sa parka sur son ventre bedonnant, quittant son établissement pour ce soir.
En guise de réponse, le patron lui tourna le dos, lui adressant un joyeux doigt d’honneur alors qu’il s’engouffrait dans sa berline métallisée. Dans un soupir visiblement exaspéré, la moscovite grogna, et écrasa rageusement sa cigarette sur le mur avant de rouvrir la porte.
« Putain de merde. »Elle s’engouffra dans l’antichambre du bar, avec l’aigre sensation que la nuit ne faisait que commencer.