Croquis éphémères | Libre

Londres n'en avait sans doute pas conscience, mais la capitale anglaise accueillait un miracle.

Dans l'une de ses nombreuses rues, sur l'un de ses trottoirs anonymes, une jeune artiste crayonnait avec ferveur depuis l'aube. Abandonnés ça et là à mesure qu'elle les finissait, de très nombreux croquis jonchaient le sol. L'indifférence avec laquelle elle traitait ses œuvres n'enlevaient rien à leur beauté. Là, on pouvait apercevoir Big Ben, dont le trait léger rappelait la brume anglaise. Ici, une cité aztèque semblait vouloir inviter l'observateur curieux à percer son mystère. Le port altier d'un modèle inconnu imposait le respect. Mais ce n'était pas le talent de la jeune femme qui était si exceptionnel. En réalité, qu'elle fût douée n'avait même rien de surprenant, quand on savait que la demoiselle cumulait pas moins de sept siècles d'existence, et donc d'innombrables après-midi passées à s'entraîner.

L'événement presque surnaturel qui se déroulait sous les yeux parfois admiratifs — mais pas pour la bonne raison — des londoniens était qu'Alix leur apparaissait naturelle.

Pas de halo merveilleux, pas d'ailes fantastiques, pas de regard sibyllins. En réalité, et pour la première fois depuis très longtemps, la séraphin se découvrait au regard mortel comme une simple humaine, dont les doigts noircis par le fusains étaient la partie la plus mobile. Elle n'avait en effet pratiquement pas bougée depuis qu'elle avait commencé son « office ». Une jeune homme, la vingtaine à peine et le dernier look à la mode, s'approcha d'elle. Sûr de lui, il s'arrêta à quelques pas de l'artiste, après avoir pris soin d'esquivé les croquis. « Excuse-moi, » commença-t-il, voyant que son approche n'avait pas suffit à attirer son attention. « Tu n'as pas peur d'avoir du mal à retrouver tes dessins ? » Voyant qu'elle ne répondait toujours pas, il s'approcha encore et passa sa main devant les yeux de la séraphins. « Hé oh ?
— Prends-les, si tu veux, répondit-elle sans s'arrêter. Je n'escompte pas les récupérer. »

Surpris par cette assertion, il préféra battre en retraite. Si elle lui avait tapé dans l'œil — et pour cause, même humaine, Alix gardait une grâce certaine — elle semblait un peu trop excentrique pour lui. Mélancolique, l'ancienne inquisitrice redressa légèrement la tête sans que son corps ne protestât le moins du monde (il fallait bien des avantages à être une immortelle). Ses réalisations n'avaient eu que peu de succès ; si la plupart des passants ne tarissaient pas d'éloges à son sujet en passant devant elle, rares étaient ceux qui osaient récupérer un « souvenir ». Cela ne lui importait pas, elle ne dessinait pas pour plaire, il s'agissait juste d'une vieille habitude avec laquelle elle renouait.

Observer les mortels, aux premières loges. Le trouver. Son prochain béni. Ses doutes et ses interrogations ne pouvaient plus durer. Elle était Son serviteur, envoyée sur ce monde qu'Il avait créé pour sauver Ses créatures. C'était tout ce dont elle avait besoin de savoir.

Wilha n’aurait pas dut être là où elle se trouvait et cela la mettait mal à l’aise. Si Iago l’apprenait, ou plutôt quand Iago l’apprendrait il allait surement lui passer un savon. Mais elle avait promis à Alayne qu’elle ferait ce qu’elle voudrait et sécher les cours pour passer un après-midi en ville ce n’était pas une demande trop inaccessible pour la jeune fille. Faith, la sœur ainée d’Alayne était là aussi, Wilha ne savait pas exactement pourquoi celle-ci avait accepté d’accompagner les deux « gamines » mais d’un certain côté c’était plus ou moins rassurant.
Les trois jeunes filles se baladaient dans Londres, errant au hasard, babillant joyeusement, enfin Alayne babillait, Faith taquinait sa sœur et Wilha suivait un sourire amusé aux lèvres, parlant peu. Les jeunes filles s’assirent sur un banc sous un arbre, près d’une fontaine le vent encore frai soufflant par intermittence. Alayne tenta de convaincre Wilha qu’elle avait de meilleurs goûts musicaux qu’elle mais Faith vint à la rescousse de la jeune fille. Elles continuèrent à débattre musique et réussirent à tirer un éclat de rire à Wilha, malgré qu’elle ait eu la prétention, semble-t-il, de ne gratifier les deux sœurs que de sourire un peu triste. Après avoir épuisé le sujet des goûts musicaux de chacune, les jeunes filles décidèrent de continuer à marcher. Au bout de quelque pas, Faith reçu un message. Il semblait qu’elle devait récupérer un truc chez un de ses potes mais qu’elle ne serait pas très longue.

-Bon attendez moi là je reviens dans cinq minutes.
-Tu sais on pourrait rentrer et te laisser t’occuper de tes affaires.
-Vous allez pas me laissez rentrer toute seule ?
-Non, c’est pas ça… Et puis, pourquoi tu tiens tant à nous suivre partout ?
-Pourquoi pas tu es ma petite sœur, non ?
-Ca t'as jamais...
-Ne t’inquiète pas Faith on ne va pas rentrer sans toi.

Wilha s’était sentie obligée d’intervenir, parce qu’avec ces deux-là ça pouvait durer longtemps et plus vite Faith reviendrait plus vide elles rentreraient. Alayne, soupira et entraina Wilha vers un banc près d’une jeune femme qui crayonnait, assise sur le trottoir abandonnant ses dessins au fur et à mesure qu’elle les terminait.
Les deux jeunes filles discutèrent pendant quelque minute de tout et de rien, Alayne rallant à cause de sas sœur et Wilha taquinant Alayne sur ses réactions un peu excessive aux plaisanteries de Faith. A un moment Alayne demanda à Wilha si elle ne voulait pas faire un tour dans un magasin qu’elles avaient passé quelque minute plus tôt mais Wilha déclina. L’un des dessins de l’artiste avait glissé, poussé par le vent, jusqu’à ses pieds et la femme dessinée ressemblait franchement à Azie et, cet autre-là, ressemblait beaucoup à Alice une ancienne camarade de classe de son frère. D’ailleurs, la jeune fille s’était toujours demandée comment ça avait pu être possible. Mais surtout, l’artiste était entourée de l’aura caractéristique des célestes, mais celle-ci dégageait simplement une impression de concentration rien de plus. La jeune fille ramassa le dessin d’Azraëlle, mais ne bougea pas observant simplement la jeune femme qui dessinait.
Il y avait quelque chose d’un peu bizarre dans la façon de dessiner de l’artiste, Wilha n’aurait su dire pourquoi mais certain des dessins de l’ange la mettait mal à l’aise, comme s’il y avait quelque chose qui n’était pas à sa place. La jeune fille se leva et s’approcha de la céleste, le dessin représentant Azie toujours dans les mains.

-Ils sont sympas tes dessins.

La jeune fille se baissa pour attraper celui qui ressemblait beaucoup à Alice.

-Tu pourrais m’en faire un.

Relevant la tête, Alix scruta la nouvelle curieuse et fut surprise par sa jeunesse. Quel âge avait-elle ? Pas plus d'une douzaine d'années, au jugé. Mais ce n'était pas tant son apparente jeunesse que son regard qui mit mal à l'aise la séraphin. Elle n'aurait su dire pourquoi, mais elle avait la désagréable impression d'être scrutée. C'était totalement inconscient, comme sensation, et elle n'aurait su dire ce que l'enfant voyait... ou même si elle voyait quelque chose. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle n'aimait pas. Pourtant, elle ne fit pas mine de bouger, pas plus que de sourire ou de lui faire signe d'approcher. Elle ne posa même pas un regard sur le dessin qu'elle avait récupéré.

« Sans doute. »

Sans se préoccuper plus de son croquis du moment — un paysage quelconque, en réalité la campagne de son enfance — qu'elle abandonna comme les autres, bien qu'il fût inachevé, elle laissa le fusain entamer une nouvelle danse, plus lente que les précédentes.

« L'art t'intéresse, enfant ? »

Là, l'ombre d'une paupière se dévoilait. Le trait fin d'un sourcil perçait la luminosité du papier vierge. Et quand, finalement, Alix tendit son présent à sa « cliente », cette dernière put admirer son propre regard. Pas de cheveux, pas de nez, pas de bouche non plus. Simplement deux yeux aux iris transcendants, embrasés d'une flamme aussi impressionnante qu'invisible.

Ces yeux là voyaient. Tel était le sens du dessin.

« L'art est un don. Il dépasse l’entendement et, bien utilisé, transporte des messages par delà les siècles. Un dessin peut-il changer le monde, penses-tu ? »

Même sous forme humaine, même en parlant à une gamine, Alix restait Alix.

Wilha fut un peu surprise par l’indifférence qu’affichait l’artiste. Pourtant, elle n’aurait pas dut au vu du comportement de celle-ci vis-à-vis de ses créations. L’ange abandonna sans transition le dessin non terminé d’un paysage de campagne pour en commencer un autre.

-L’art t’intéresse, enfant ?
-Euh… pas plus que ça. C’est juste que je trouve que tes dessins sont beaux.

L’enfant baissa les yeux sur ce qu’était en train de faire l’artiste, ayant abandonné l’idée d’avoir une conversation normale avec l’ange, observant le lent ballet du fusain laissait paraitre petit à petit les courbes fines d’un regard. Un regard plein d’intensité, transperçant. La jeune fille fut un peu surprise du choix de l’artiste, même si elle avait conscience de ne pas avoir spécifié ce qu’elle voulait comme dessin et d’avoir laissé libre l’ange de décider ce qu’elle voulait dessiner. Le dessin mettait un peu mal à l’aise la jeune fille et celle-ci eu un instant d’hésitation avant de tendre la main pour l’attraper. Ce faisant, le dessin d’Alice lui glissa des mains et voleta un instant pour se poser sur les genoux de l’artiste. L’enfant avait vaguement essayé de le rattraper sans lâcher celui d’Azie, non plus que celui que venait de lui faire l’artiste, mais échoua lamentablement à le rattraper. Une fois qu’il eut finit sa course la jeune fille ne fit plus un mouvement pour le récupérer.

-L’art est un don. Il dépasse l’entendement et, bien utilisé, transporte des messages par-delà les siècles. Un dessin peut-il changer le monde, penses-tu ?

L’ange avait dès le début paru un peu bizarre à Wilha mais là elle faisait plutôt fort, dans un genre cryptique et excentrique. La jeune fille ne put s’empêcher de rester un instant interdit fasse à la question de l’artiste, sans pouvoir répondre.

-Je n’y ai jamais vraiment pensé mais on le dit. En tout cas, c’est pas les miens qui changeront quoi que ce soit.

La jeune fille offrit à l’ange un sourire franc dont seuls les enfants avaient le secret, avant de baisser le regard sur les dessins qu’elle tenait encore entre ses mains. S’accroupissant, la jeune fille ouvrit son sac de cours, en sortie un classeur et glissa les dessins dans une pochette plastique. Son regard s’accrocha au dessin d’Azie, la jeune fille hésita un instant et se décida finalement à poser sa question.

-Qui est-ce ?

Le portrait d’Azie là représentait comme une madone bienveillante, ce qui surprenait un peu Wilha qui n’avait pas eu la même vision de l’ange. Elle avait plutôt vu Azie comme une grande sœur taquine mais attentionnée. Le changement de perception représenté par ce dessin mettait un peu mal à l’aise l’enfant, lui rappelant ce que lui avait dit son oncle sur les anges.

Elle était encore pure.
C'était en tout cas l'impression qu'elle donnait et Alix ne trouvait aucun indice qui pouvait affirmer le contraire. L’innocence de Ses enfants était une chose merveilleuse, un don que la séraphin tenait en haute estime. Si seulement ils pouvaient garder de leur émerveillement, de leur simplicité, si seulement ils pouvaient préserver leurs âmes des griffes avides du Malin.

Le monde dont elle rêvait était peuplé d'enfants. Un monde où un sourire était une expression de joie et non une hypocrisie perpétuel ; le joug des ténèbres étouffait malheureusement trop vite les germes de ce rêve mort-né.

« Souvent, l'intention prime sur la réalisation. L'œuvre naît de son histoire et son histoire façonne l'œuvre. »

Alix observa ensuite paisiblement son interlocutrice ranger ses dessins. Pour une raison qui échappait à « l'artiste », elle semblait réceptive à son art. Pourtant, malgré son talent indéniable, la séraphin n'avait jamais aimé les esquisses qui naissaient de ses essais. Toujours, il manquait quelque chose. Une âme, un message, elle dispensait les coquilles vides sur son chemin. Malgré tout, elle continuait, encore et encore. Peut-être était-ce le grattement du fusain qui apaisait son âme. Ou bien attendait-elle de finalement voir quelque chose naître sous ses yeux.

L'enfant dont elle ne connaissait toujours pas le nom lui posa alors une question surprenante. Pourquoi un dessin d'Azraëlle plutôt qu'un autre ? Ce n'était pas le seul portrait qu'elle avait fait cette après midi là. Mais c'était sans doute le plus travaillé, l'hommage le plus vibrant. Pourtant, malgré tout le soin qu'elle avait pu apporter à sa réalisation, elle restait toujours résolument vide. C'était sans doute sa malédiction.

« Je ne peux pas te répondre. » Une pause, durant laquelle les iris noirs scrutèrent et le visage enfantin et le dessin qu'elle tenait. « Personne ne le peut. Elle est le salut, elle est l'aide, elle est la confiance. Et par dessus tout, elle est. »

Qui était Azraëlle ?
S'Il n'avait pas existé, Alix aurait fait de l'archange sa religion.

Wilha avait demandé qui était représentée sur le portrait. Elle était persuadée que c’était Azraëlle mais elle n’en était pas certaine, parce que l’artiste avait mis son grain de sel dans son œuvre et Azie semblait complètement différente des quelques fois où elle l’avait vue.

-Je ne peux pas te répondre.

L’ange se tut, scrutant l’enfant de ses yeux inquisiteurs aux iris noirs. La jeune fille se retint de justesse de se tordre les mains, mal à l’aise sous le regard pesant de la céleste, évitant ainsi de froisser l’œuvre de celle-ci. Et en même temps elle était un peu déçue de…

-Personne ne le peut. Elle est le salut, elle est l'aide, elle est la confiance. Et par-dessus tout, elle est.

Wilha eu l’impression de trébucher, tellement surprise par la réponse de l’ange. Les yeux de l’enfant papillonnèrent un instant, alors que sa bouche était sur le point de béer stupidement d’étonnement. Des pensées peu charitables sur l’état mental de l’artiste traversèrent l’esprit de la jeune fille mais elle s’efforça de n’en rien laisser paraitre et elle trouvait l’exercice loin d’être anodin.

-Oh ? J’ai dut me tromper alors… murmura la jeune fille.

La jeune fille contempla un instant le portrait d’Azraëlle, l’air un peu démuni, se demandant si elle ne s’était pas quand même trompée ou si effectivement l’ange était un peu… dérangée. Elle se baissa de nouveau et s’attela à, finalement, ranger le portrait. Se redressant et fermant son sac la jeune fille parut sur le point de partir.

-Merci pour le dessin. Ahah…
-Sympa les dessins. Y en a qui sont un peu flippant et d’autre carrément glauque mais je les trouve vraiment réussis.

Alayne était revenue, faisant sursauter Wilha qui ne l’avait pas remarquée avant qu’elle ne parle. L’amie de la jeune Arlington était déjà accroupie en train de parcourir les dessins, les piochant au hasard avant de laisser voleter celui qu’elle tenait et d’en prendre un autre.

-Carrément glauque.

Alayne tenait entre ses mains le dessin d’une ville en ruine, les murs semblaient s’être effondrés sous les coups de géants qui se seraient amusés à les piétiner. Il se dégageait une impression vraiment désagréable de l’œuvre, une impression d’extrême désolation. Alayne contempla celle-ci un peu plus longtemps que les autres et la mit de côté.

-Je peux en prendre quelques un ?

Au ralenti, Alix releva la tête de son nouveau croquis, prenant le temps d'observer la nouvelle arrivée. Deux enfants lui faisaient face, désormais, deux enfants aux caractères différents, aux histoires différentes, aux aspirations différentes. De quel futur rêvaient-elles ? La Séraphin aurait voulu avoir ce don de lire au delà des regards, de lire l'âme, de deviner les desseins, elle aurait voulu pouvoir voir en Sa créature un livre à découvrir. Tout aurait été tellement plus simple.

La jeune Alayne semblait moins douce, moins innocente. Son vocabulaire était différent, ses manières aussi, mais elle conservait la simplicité, la sincérité de son jeune âge.

Soudainement, son fusain, que les interruptions successives n'avaient su troubler, s'arrêta et l'ange sembla ailleurs. Elle vit un paradis duquel elle était absente, bannie car plus à sa place. Elle vit Ses Enfants, de leurs ailes bienveillantes, gouverner l'humanité, la guider vers de nouveaux cieux. Était-ce là la solution derrière laquelle elle courait ? Des angelots pour séraphins, à la place des brutes et des truands ? Toujours, elle avait cru que les ailes étaient un fardeau autant qu'une chance. Elles étaient un rappel des bassesses d'une vie mortelle gâchée et l'illumination d'une bénédiction divine. Devenue éternelle, les âmes sauvées de la damnation devaient s'échiner à préserver Ses créatures et Sa création.

Mais si, n'écoutant que leur pureté, certaines âmes renonçaient d'elles mêmes au Paradis, se paraient de ces ailes et œuvraient en Son nom... Ces anges là ne réussiraient-ils pas là où eux, légions blanches décadentes, avaient échoué ?

Devait-elle ? Pouvait-elle ?

« À vos âges, ne désire-t-on pas sauver le monde ? » demanda-t-elle doucement, alors qu'elle arrachait un énième dessin inachevé de son carnet. « La paix, l'amour, la confiance sont-ils encore des rêves ou des désillusions déchirées par les vents du petit matin ? »

Rien ne l'interdisait. Il fallait seulement... tenter ?

L’ange ne fut pas troublée le moins du monde par l’arrivée soudaine d’Alayne et bientôt tant l’artiste que l’amie de Wilha furent concentrée à ce qu’elles faisaient. L’ange continuait à dessiner et l’amie de la jeune Arlington triait les dessins de l’artiste, du moins c’est ce qu’elle semblait faire. Aucune des deux ne paraissaient se préoccuper de l’autre.
Wilha lâcha un soupir amusé devant la vision offerte par ces deux énergumènes et s’assit sur le banc qu’elle avait quitté plus tôt. La jeune fille sortit son portable et pris une photo d’Alayne et de l’artiste. La photo rendait beaucoup moins bien que la réalité mais peu importait. Brusquement l’ange s’arrêta de dessiner et eu l’air complètement ailleurs, pensive.
Peut-être était-ce le changement d’attitude de l’ange ou l’état d’esprit dans lequel se trouvait la jeune fille depuis quelque temps, mais celle-ci se souvint soudainement de certaines réflexions que son oncle avait fait sur les anges : « Les anges sont manipulateurs, menteurs et sèment le chaos partout où ils passent ». Et puis ce ne fut plus seulement cette réflexion particulière mais toute la conversation qui se déroula à nouveau dans la tête de l’enfant qui frissonna à l’idée que cela puisse être vrai.

-A vos âges, ne désire-t-on pas sauver le monde ?

Wilha fronça les sourcils, un peu perplexe.
Pourquoi, poser cette question si soudainement ? Qu’avait cette ange derrière la tête ?
En même temps qu’elle se posait ces questions, la jeune fille avait l’impression d’entendre résonner le bruit des pièces d’un jeu d’échec qui susurraient inlassablement les mêmes mots. Manipulateur… Menteur…

-La paix, l’amour, la confiance sont-ils encore des rêves ou des désillusions déchirées par les vents du petit matin ?

Alors que les pièces d’échecs ne semblaient pas vouloir arrêter leur manège dans l’esprit de la jeune Arlington, Alayne avait arrêté ce qu’elle faisait et regardait l’ange l’air de se poser de sérieuses questions sur son état mental. La jeune fille regarda son amie l’air interrogatif, Wilha haussa les épaules dans un geste d’impuissance, impuissance à renseigner son amie, impuissance à comprendre ce qui se passait et à démêler le vrai du faux.

-Sauver le monde ? Déjà simplement que ma sœur arrête de faire des conneries, ça me suffirait, déclara Alayne. Et pour le reste… la jeune fille haussa les épaules.

Wilha se garda de répondre. Elle avait l’air de réfléchir intensément à la question de l’artiste, se demandant surtout où voulait en venir l’ange. La jeune Arlington n’avait pas tellement envie de répondre honnêtement, ça pouvait certainement lui amener des ennuis. Alayne, quant à elle, sembla se désintéresser de la question quasiment au moment où elle avait répondu, continuant à parcourir le tas de dessins en vrac de l’artiste.

-Au fait, pourquoi tu poses la question ? demanda Alayne distraitement.

L'esprit d'Alix fourmillait de pensées interdites, chimères terribles aux chants lancinants. La séraphin pouvait presque apercevoir, à l'horizon, les queues lascives des sirènes infernales. Alors qu'on les avait décrite telle des harpies, des femme mi-humaine mi-animale, alors qu'on leur avait prêté tant de charmes, voilà qu'elle chancelait face à deux enfants. C'en était risible.

Les deux n'étaient pourtant pas égales. L'une était douce, calme et posée. L'autre, sans être méchante, singeait un comportement qui n'était pas de son âge. C'était un contraste intéressant.

« Ta sœur... murmura doucement Alix, toujours pensive. Parce que j'ai oublié ce qu'était être une enfant, parce que j'ai perdu ce trésor. Elle se tût quelques instants, portant vers Wilhelmina un regard aussi sombre que les ténèbres dans lesquelles elle se noyait. On oublie trop facilement les choses importantes.

Elle en revint à la jeune Alayne, qui toujours s'affairait à classer ses œuvres. Sans doute aurait-elle dû se sentir flatter mais en réalité, Alix ne voyait déjà plus ses dessins. C'était à se demander si elle voyait encore quoique ce soit. Quel monde contemplait-elle, sinon celui de ses délires et de ses mensonges ? La séraphin, malgré soixante longues années de méditation, n'avait toujours pas appris à regarder la vérité en face. Elle sautait d'une idée à l'autre, comme une noyée cherchait des rochers pour éviter que la marée ne la prenne.

« Parle moi de ta sœur. »

La guerre ourlait déjà ses atrocités, à l'orée des consciences humaines. Pour l'heure, ce n'était pas les éternels qui accaparaient les esprits de l'Alix, mais les raisons de son combat.

Whila n’entendit pas ce qu’avait murmuré l’ange mais celle-ci semblait pensive et plutôt intéressée. La jeune fille avait le sentiment que quelque chose n’allait pas, elle avait l’impression qu’une décision avait été prise et qu’elle ne serait pas pour lui plaire.

-Parce que j’ai oublié ce qu’était être une enfant, parce que j’ai perdu ce trésor.

L’ange reporta son attention sur Wilha, fixant ses yeux sombre sur la jeune fille. L’enfant eu l’impression de vaciller au bord d’un gouffre sans fond prêt à l’aspirer. Elle frissonna et secoua légèrement la tête pour chasser l’étourdissement.
Mensonge.

-On oublie trop facilement les choses importantes.

Ce n’était plus seulement une vague impression, Wilha sentait qu’il y vraiment quelque chose d’anormal, étrangement c’était la même sensation que celle qu’elle ressentait au tournant d’une partie d’échec avec Iago. Mais en même temps des anges et des démons… c’était loin d’être normal. C’était surement parce qu’elle n’avait pas encore complètement assimilé la réalité de leur existence qu’elle était si confuse. Elle devait simplement se faire des idées.
L’ange porta de nouveau son attention sur l’amie de la jeune Arlington.

-Parle-moi de ta sœur.
-En quoi ma sœur t’intéresse ? Je ne te connais pas, qu’est-ce que ça peut bien te faire que ma sœur fasse des conneries ?

Une idée commençait à flotter dans l’esprit de l’enfant, idée qu’elle repoussa immédiatement pourtant, il saurait bien assez tôt qu’elle avait séché les cours pas la peine de se passer toute seule la corde autour du cou. En plus, c’était un démon et elle était une ange, elle devrait avoir beaucoup plus peur de ce qu’il pourrait faire, plutôt que de ce que l’artiste pourrait vouloir. Pourtant, elle avait beaucoup plus confiance en son démon d’oncle adoptif, quand une ange inconnu.

-Je trouve que cela sont les mieux.

Certain des dessins désignés par Alayne n’étaient pas finis et il n’y avait aucun portrait, seulement des paysages et des scènes de vies.

La colère brilla un instant dans les prunelles obsidiennes d'Alix.
Pas tant contre l'enfant, qui de fait avait plusieurs raisons d'agir ainsi, mais bien contre elle-même. Que n'aurait-elle pas voulu savoir trouver les mots pour toucher l'âme enfantine, endormir sa méfiance et gagner sa confiance. Mais voilà que déjà, on brandissait face à elle les bouclier du silence. Elle sourit, pourtant. Peut-être était-ce dans la nature de sa jeune interlocutrice, de se montrer ainsi agressive. Peut-être était-ce la faute de cette fameuse sœur dont elle voulait taire l'histoire.
Et peut-être, peut-être grandirait-elle plus facilement si son aînée n'était plus là.

« Pour la même raison qui te pousse à scruter mes dessins, je suppose. La curiosité. L'intérêt. Tu viens vers moi, ne t'étonne pas de me voir faire un pas en ta direction. »

Elle la regarda ensuite continuer son manège, apaisée en quelque sorte. Ses rêves de révolution s'apaisaient doucement. Bientôt, un autre feu viendrait l'embrasait mais en attendant, elle pouvait trouver un certain réconfort dans l'idée que bientôt, elle aurait une nouvelle bénie. Une disciple qu'elle traiterait avec soin, qu'elle éduquerait elle-même, comme Azraëlle l'avait fait pour elle. Pas qu'elle se jugeât digne de sa Mère, pas qu'elle espérât lui fournir un enseignement comparable. Mais elle désirait essayer, tout de même, de trouver cette voie qu'elle cherchait depuis si longtemps et que les professeurs incompétent de la Lux lui voilaient.

« Alors prends-les. Ils perdureront plus sûrement que si tu les abandonnes aux ravages de la rue. »

Elle marqua une pause, puis se redressa. À peine étira-t-elle ses muscles à peine douloureux, alors qu'elle esquissait ses premiers gestes depuis plusieurs heures. Alix n'était pas un corps, elle était une idée. Une idée terrible, mensongère et dangereuse.

« Que font deux jeunes filles un après-midi d'école, à errer dans les rues peuplées de Londres ? » 

Wilha avait vu la colère exploser dans l’aura de l’ange mais elle avait disparu aussi vite qu’elle était apparu. La colère ne laissa pas trace de son passage et l’ange avait continué égale à elle-même avec son phrasé particulier, d’un autre temps. L’étrange sensation de malaise ne quittait plus Wilha et pourtant il n’y avait rien pour l’étayer, à part ce que lui avait dit son oncle et cela laissait l’enfant dans un tel état de perplexité qu’elle ne savait pas trop quoi faire à part attendre et voir venir.

-Alors prends-les. Ils perdureront plus sûrement que si tu les abandonnes aux ravages de la rue.
-Merci.

L’artiste se releva, alors qu’Alayne ramassait les œuvres qu’elle avait sélectionnées et les rangeait avec soin dans son sac.

-Que font deux jeunes filles un après-midi d’école, à errer dans les rues peuplées de Londres ?

Wilha se sentit bizarrement un peu gênée, et Alayne qui regardait Wilha à ce moment-là explosa de rire à presque en pleurer.

-Vos mieux que tu poses la question à l’abruti qui se marre comme une baleine, répondis Wilha boudeuse.
-Tu prends vraiment tout trop à cœur, et puis tu sais très bien pourquoi on est là, c’est un peu de ta faute.

La jeune Arlington eu l’air quelque peu estomaquée à la remarque de son amie.

-C’est toi qui m’a trainée ici…
-Evidement ! Faut bien que je trouve quelque chose pour te dérider… Ah ! Et tu me devais une explication aussi.
-Un je ne t’ai jamais rien promis de tel et deux on aurait aussi bien pu faire ça ce Week-end.
-Et avoir des chaperons sur le dos ? Non, là est tout le sel du truc, continua Alayne avec un sourire. Bref, on est là parce que cette tête de linotte fait la gueule et veut pas me dire pourquoi, ajouta l’enfant en se tournant vers l’ange.

Wilha leva les yeux au ciel exaspérée. Elle marmonna quelque chose d’assez peu charitable sur son amie. Après une pause, l’enfant ajouta quelque chose qui ressemblait vaguement à un « pas vraiment le choix » boudeur.

Le regard angélique se portait sur l'une et l'autre, ses yeux se faisaient impassibles juges, scrutateurs attentifs et impassibles. Que pensait-elle de cette petite escapade ? Rien. Qu'importait, au fond, que deux enfants suivissent l'enseignement de leurs pairs, ce dernier n'avait de toutes façons plus aucune valeur. Le flot impétueux du temps avait arraché à Ses créatures son chemin, il ne restait plus rien de la Foi originelle. Pour beaucoup, la Science L'avait remplacé ; et derrière cet artéfact de connaissances et d'emprises, de pouvoir et de contrôle, se cachait encore et toujours l'aurore trompeuse du Seigneur du Matin.

« Le véritable éveil de l'esprit n'appartient pas aux bancs usés d'une école aveugle. » Le sourire terrible du verdict ourla les lèvres de la séraphin. « Si la caresse du soleil sur ton visage t'apprend plus que le joug d'un professeur ignorant, et bien... »

Le reste de sa phrase se perdit dans les remouds de ses réflexions. Ses prunelles, sans négliger la jeune Wilhelmina, s'attardaient tout de même sur son amie si bavarde et franche. Avide, l'ange désirait en apprendre plus... et en apprendrait plus. La réaction de la cadette avait calmé ses ardeurs et elle continuerait ses recherches autrement. Dans les heures qui suivraient cette rencontre, Sa lumière illuminerait la brebis égarée.

« Profitez de votre escapade, ouvrez vos cœurs au monde qui vous entoure et trouvez ce que vous êtes venues chercher. »

Elle trouverait, elle aussi. Elle trouvait toujours. N'était-elle pas le bras de Son inquisition ? Le guide muet et invisible de Ses fidèles en croisade ? Elle continuerait Son œuvre. L'achèverait, s'Il le voulait bien, dans le sang de Ses ennemis.

Wilha avait déjà vu plusieurs anges et démons. Elle n’avait, jusqu’à ce jour, parlé qu’avec une seule ange et qu’un seul démon et le plus souvent tout ce qu’elle voyait était une aura les identifiants comme étant de tel ou tel bord. Enfin c’était plus souvent de vague couleur entourant le céleste, mais parfois elle pouvait lire l’état d’esprit du céleste dont elle voyait l’aura. Quand elle le pouvait, elle ne le comprenait pas souvent ce qu’elle voyait. Le plus souvent, c’était même tout un tas d’émotions qu’elle ne savait identifier et qui semblaient toujours plus ou moins contradictoire ou simplement elle ne pouvait pas mettre de mot sur ce qu’elle voyait. Toutefois quand, elle arrivait à identifier un état d’esprit, elle se trompait rarement et là elle avait vu dans l’aura de l’ange qu’elle avait pris une décision et qu’elle était déterminée à si tenir. Wilha sentait toujours cette sensation bizarre comme quand elle avait mal interprété un des mouvements de son oncle, c’était très désagréable.

-Le véritable éveil de l'esprit n'appartient pas aux bancs usés d'une école aveugle, disant cela l’ange semblait plutôt contente d’elle-même. Si la caresse du soleil sur ton visage t'apprend plus que le joug d'un professeur ignorant, et bien...

La brutale interruption de l’ange surpris quelque peu les deux jeunes filles. Alayne avait l’air de dire « Et la suite ? ». Wilha avait quant à elle réussi à rester un peu plus impassible, du moins relativement neutre dans sa réaction.

-Profitez de votre escapade, ouvrez vos cœurs au monde qui vous entoure et trouvez ce que vous êtes venues chercher.
-Ca y a pas de soucis à se faire, moi, je vais en profiter, mais cette tête de mule j’en sais trop rien.

Wilha avait l’air un peu contrariée par la remarque de son amie, les sourcils froncés, les lèvres pincées et les joues légèrement gonflées, elle semblait ourdir un de ces plans un peu tordu qu’imagine les enfants pour se taquiner les uns les autres. Son expression disparue à une vitesse ahurissante quand son Alayne se tourna vers elle et se transforma en étonnement.

-Euh… Ce n’est pas ta sœur là-bas ?
-On dirait bien, la jeune fille paraissait avoir perdu de son aplomb.
-Elle a quoi sur le visage ?

Alayne secouait la tête le visage sombre, celui-ci s’assombrissait plus sa sœur se rapprochait du trio. Faith avait la joue gauche ornée d’un joli bleu légèrement violet et la lèvre inférieur fendu du même côté. L’adolescente arborait pourtant un sourire amusé.

-Bein, vous en faites une tête peut-être que j’aurais pas dû revenir ?
-Il t’es arrivé quoi ? demanda Alayne les dents serrée.
-Juste dû défendre mon point de vue sur ce qu’est la propriété, répondit Faith dans un rire.

Alayne grinça des dents et sa sœur l’ignora complètement.

-Euh… Ca veut dire quoi ?

Faith éclata de rire et Alayne ne put s’empêcher de sourire.

-Elle a cassé la gueule à quelqu’un, parce qu’il essayait de la voler.
-C’était pas vraiment ça la question, mais… c’est un problème ?
-Nop. Vous ne vouliez pas rentré ?
-Faith !

Faith n’avait manifestement pas envie de parler de ce qui lui était arrivé plus que ça, alors qu’Alayne semblait vouloir qu’elle fasse tout le contraire. Faith commença à s’éloigner ignorant le regard insistant de sa sœur et Wilha se retrouva à la traine en train de se demander ce qui se passait vraiment. Secouant la tête elle se tourna vers l’ange.

-Désolé. Merci pour les dessins.

Elle partit à la suite des deux autres.



[Je pense que c'est fini.]