Que se meut le pion ignoré | Ryu

Encore convoqué. Il serait bon qu'Azraëlle perde cette attitude détestable de penser que le monde entier est à sa disposition et peut agir selon ses caprices. Mais cela surement sans doute plus facile qu'elle l'oublie si nous ne faisions exactement ce qu'elle voulait. Même moi, je ne me rebellais pas. A quoi bon ? Azraëlle demeurait bien plus puissante que moi, du moins au niveau pouvoirs... Et je ne souhaitais pas lui donner de prétextes à s'occuper de mes affaires et notamment à s'intéresser à Yue Hue de trop près. La jeune femme savait ce que j'étais, ce que nous avions été l'un pour l'autre et ce qui expliquait notre attirance de maintenant, mais je ne voulais pas la projeter trop violemment dans mon monde, un monde de mensonge et de chaos. Je préférais l'en préserver.

La villa se dessina devant moi et je descendis de ma voiture, claquant la portière en observant pensivement la bâtisse. Je commençais à bien la connaître, bien que je l'évitais le plus souvent possible, me contentant du gymnase mis à ma disposition pour l'entraînement d'Aaron. Même si je m'étais permis d'y inviter Katsuo. Je savais qu'Azraëlle n'aurait aucune indulgence pour lui, d'avoir déserté l'école. J'espérais pouvoir intercéder en sa faveur, quand le moment serait opportun.

Je pénétrai dans la villa, attendu par Azraëlle. Elle se retourna face à moi, divine. C'était réellement une belle femme, mais elle ne m'avait jamais attiré. Sa froideur, sa dangerosité, étaient de puissants répulsifs à mes yeux. En comparaison, j'étais habillé très simplement d'un jean, d'un pull et une veste en cuir noire, l'observant, insondable, alors qu'elle louait ma ponctualité. Je m'inclinai très légèrement en guise de salut, un sourire imperceptible aux lèvres.

- La plus élémentaire des politesses.

Sans compter qu'arriver en retard, signifiait repartir plus tard et je n'avais pas envie de passer plus de temps que nécessaire en sa compagnie. Mon sourire fut enfin perceptible quand elle parla de ma peur.

- La peur ? Non, Azraëlle, la prudence tout au plus. Et l'expérience. On ne fait pas attendre une femme telle que toi.

Mon sourire disparut subitement, alors que je reprenais, sans aucune fioritures :

- Que me veux-tu ?

- Préfères-tu l'hypocrisie mielleuse de tes toutous ?

Non, jamais je n'avais fait preuve d'hypocrisie avec elle et elle le savait. Et je pensais qu'elle appréciait cela, même si je devais prendre garde à ne pas me parer de trop d'arrogance. Cela pouvait finir par lui déplaire, Azraëlle était ainsi, versatile... Elle pouvait être la froideur incarnée, s'amuser de l'ironie, avant de laisser éclater une colère polaire, pour un détail. Je me méfiais d'elle, de son sourire mielleux et faux. Ses iris étaient souvent insondables, indéchiffrables.

Elle me libéra du poids de son regard millénaire, se tournant vers la fenêtre, mais je captais son regard par le truchement de la vitre, alors qu'elle m'observait. Je me demandais ce qu'elle voulait. Ce qu'elle me voulait. Je n'aimais pas qu'elle me convoque ainsi, j'aurais aimé qu'elle m'oublie tout simplement. J'étais resté des décennies sans lui adresser la parole et cela m'avait toujours convenu. Mais ces derniers temps, elle s'immisçait dans la vie de façon un peu trop récurrente.

Elle me demanda alors ce que je pensais d'Aaron et je me demandai si c'était le réel sujet de la conversation, ou juste une amorce. Avec un ton totalement neutre, je répliquai :

- Il est appliqué. Un peu jeune, il a besoin de discipline, mais il écoute et il apprend. Il ne commet pas deux fois la même erreur et il sait se montrer surprenant. Il y a encore du travail, mais il est prometteur et c'est un bon élève.

Un élève que j'appréciais. C'était un gentil garçon et j'étais affligé de savoir qu'elle allait le façonner à son image, le dénaturer. Je ne parlais pas de nos liens, ni de ce que je pensais de son caractère, je m'en tenais simplement à son entraînement martial et ses capacités d'apprentissage.

- Je n'ai pas à me plaindre de lui Azraëlle.

- Crois-tu que je sois si lisible ma chère Azraëlle ?

Un léger sourire affleura sur mes lèvres alors que je me gardais bien de la détromper. J'avais toujours été difficile à déchiffrer, mon visage restant de marbre, mais pour quelqu'un comme Azraëlle, qui, malgré moi, me connaissait par cœur, je n'étais sans doute pas aussi impassible que je ne le pensais. Quoiqu'il en soit, les éloges que je faisais d'Aaron n'étaient pas mensongères. Il était un bon élève et il était assidu. Il n'était pas aussi gauche qu'il le pensait au départ. Aaron m'avait assuré qu'il était nul en sport, mais une fois qu'il avait prit connaissance des ses possibilités nées de sa nouvelle condition d'ange, il avait prit plaisir à les tester. Même si c'était douloureux, même si j'étais assez sévère et intransigeant, ne le ménageant pas.

Elle me confia alors que c'était bien qu'il me plaise, car j'allais avoir la chance de m'en occuper durant son... absence ? Elle s'absentait ? C'était nouveau ça. Allait-elle se retrancher à l'école ? Ou bien s'agissait-il d'une absence plus... radicale ? Je ne bronchai cependant pas, ne laissant voir aucune surprise et attendant la suite tranquillement, malgré les nombreuses interrogations que cela faisait naître dans mon esprit.

Elle continua en me disant qu'il était désormais sous mon entière responsabilité et que je devais tout mettre en œuvre pour le protéger de la convoitise des anges et de la vindicte des démons. Merveilleux, j'étais propulsé ange gardien de son petit chouchou. Sa question m'arracha un sourire en coin :

- J'ai compris oui.

Je marquai une pause, bien décidé à profiter de cette demande pour abattre quelques cartes.

- Je veillerai sur Aaron en ton absence, mais un service n'est jamais gratuit Azraëlle... Je prendrais soin de ton protégé, comme s'il était le mien mais en échange, je veux la liberté de l'un de mes bénis.

Je ne la lâchai pas du regard, inébranlable, résolu et absolument pas impressionné ou apeuré par cette femme dangereuse.

- Un béni que je formerais moi-même, loin de l'école et sans que tu n'interfères dans mes affaires. Il disparaîtra à tes yeux.

Je ne négocierais pas ce terme du contrat. Elle pouvait me menacer, menacer Yue Hue, mais qu'est-ce que cela lui coûtait d'accepter que je reprenne Katsuo sous mon aile ? Rien, rien du tout et l'assurance que je ferais mon devoir de ma meilleure des façons, et avec plus de cœur que sous la menace...

- Combien de temps comptes-tu t'absenter ?

Je reniflai, un brin méprisant.

- J'ai eu un bon professeur, bien que je n'ai sans doute pas été son meilleur élève.

Trop indiscipliné dans le sens où je refusais totalement son endoctrinement. Je n'étais pas un pion, ni un pantin. Et si j'agissais comme elle le désirait, je conservais mes valeurs les plus importantes, refusant d'être totalement perverti. Et ça, elle ne pourrait rien y faire. Elle ne pouvait se glisser dans mon esprit et me changer totalement.

Mon mépris fit place à une neutralité effarante alors qu'elle parlait de Katsuo. Maudite fouineuse, fallait-il donc qu'elle soit au courant d'absolument tout ce qui entourait ma vie ? Je n'avais retrouvé Katsuo que récemment, mais elle semblait déjà l'avoir dans sa ligne de mire. Et je n'aimais pas qu'elle s'intéresse à mon protégé ainsi, parce que c'était forcément mauvais pour lui, surtout en ayant déserté l'école et refusé de bénir qui que ce soit depuis longtemps. Trop longtemps. Elle ne pardonnerait jamais cette... faiblesse. Et elle pouvait le balayer d'un battement de cils.

- Te prendre pour une imbécile ? Loin de moi l'idée de commettre cette folie.

Je ne lui avais rien dis, mais je ne le cachais pas spécialement. La preuve en était qu'elle était déjà au courant.

- Je dois reconnaître que ton réseau d'information est efficace. Y'a-t-il seulement quoique ce soit que tu ignores ?

Cependant, je ne reculai pas. Non, je plongeai mon regard dans le sien, attendant la réponse à ma proposition. Je prendrai Aaron en charge, je veillerai sur lui, en échange de la liberté de Katsuo. De l'absolution pour lui. Elle se mit à rire et je commentai sa petite phrase :

- En effet.

Elle accéda alors à ma requête et je hochai solennellement la tête alors qu'elle me demandait de veiller à ce qu'il se tienne à carreaux.

- J'y veillerai.

Je m'enquis alors de la durée de son absence et bien sûr, elle ne me répondit pas. A quoi pouvais-je m'attendre d'autre de sa part ?

- Laisse tomber. Je ne sais même pas pourquoi j'ai posé la question. Il te faut tout savoir de nous mais tu ne laisses rien filtrer sur toi. Cela n'a pas grande importance au demeurant. Je voulais juste avoir une idée de combien de temps j'aurais Aaron à ma charge.

Oui, ça l'était. Si je ne voulais pas qu'Azraëlle mette la main sur Katsuo, je ne devais pas le lui mettre sous le nez. De toutes façons, je ne doutais pas qu'elle aurait très vite été au courant de son retour dans le coin, ni de notre relation.

- Ton gymnase est une formidable salle d'entraînement... Et cela fait bien longtemps que je n'ai pas croisé un adversaire digne de ce nom.

Aaron n'était qu'un apprenti. Il avait encore énormément à apprendre. Katsuo était formé, il avait encore des petites choses à apprendre, mais il avait de solides bases et il était en train de retrouver tous ses réflexes, pour mon plus grand plaisir. Azraëlle me mit alors en garde. Elle avait toléré tous mes bénis et je semblais être celui qui avait le plus de clémence de sa part. Je devais le reconnaître, je pouvais me permettre beaucoup de choses avec le Séraphin, mais je prenais garde à ne jamais outrepasser les limites. Je préférais éviter sa colère.

- Autant que les tiennes.

J'étais incapable de savoir ce qu'elle pensait, ce qu'elle pouvait envisager. Elle était une comédienne hors pair. Et dangereuse. Je ne la prenais jamais à la légère, cela serait signer mon arrêt de mort, or, je ne comptais pas mourir maintenant. Surtout pas maintenant alors que j'avais retrouvé Yue Hue. Je demandais alors la liberté de Katsuo en échange de la tutelle d'Aaron, ce qu'elle accepta, pour mon plus grand soulagement.

- Il sera armé. Si j'étais affranchi de toi, penses-tu que je serais affaibli et incapable de me défendre ?

Non, bien sûr que non. Et Katsuo ne sera pas laissé à la dérive. Il était capable de se défendre et je veillerais à ce qu'il puisse voler de ses propres ailes et ne pas craindre les autres anges ou démons. Je l'avais formé, il n'était pas tout à fait prêt, mais il le serait bientôt.

- Peut-être... Qui peut savoir quand la mort frappera ?

Il pouvait être tué par un rival, par un ange jaloux, par quelqu’un qui voulait m'atteindre, par un professeur qui aurait décidé de punir sa désertion. Tant de risques. Qui le protégerait à l'école ? Personne, il ne fallait pas se leurrer. Je demandais à Azraëlle combien de temps elle serait absente, mais elle ne répondit pas et je décidais d'abandonner. Et là, j'eus ma réponse. Environ 6 mois. Quelles affaires pouvaient bien la retenir si longtemps ? Je ne poussais pourtant pas la curiosité plus loin.

- Je continuerais son entraînement et le protégerais en attendant ton retour.

C'était une promesse et je n'avais jamais failli à une promesse. Elle savait que mon honneur était engagé et que seule la mort me ferait rompre mon serment. Il en était ainsi de mon enseignement, de ce qui avait été ma vie.

- Est-ce là tout ce que tu voulais de moi ?