So leave me now in peace ! [PV Innocencio]

J'étais en train de boire un verre de vin, moi qui ne prenais pratiquement jamais d'alcool, afin de faire passer mon trouble et de reprendre contenance face à la question de mon mari qui m'avait fait perdre pied, alors que j'étais déjà déstabilisée par les paroles vicieuses de ce maudit ange. Stupide réflexe qu'était celui-ci alors que l'alcool ne pouvait rien me faire, pas en si faible quantité, néanmoins, me concentrer sur la brûlure dévalant ma gorge était un moyen comme un autre de résister à l'envie d'arracher le cœur de mon ennemi en public. Et je m'étais retenue de justesse de ne pas tout recracher dans mon assiette alors que sa réponse avait claqué, vibrant dans l'air, instaurant un silence lourd de tension largement suffisant pour lui permettre d'embrasser ma joue et de glisser ses doigts dans les miens. Je serrai le poing, blanche de fureur comme jamais je ne l'avais été de toute mon existence, sentant le papier se chiffonner dans la paume de ma main.

- Aislinn ?

La voix de mon mari était affreusement froide, alors que les rôles s'inversaient, lui glaciale et moi toute retournée. Et plus les choses étaient anormales, plus cela me perturbait, maudit cercle vicieux. Je levai les yeux vers lui, m'apprêtant à lui jurer que non, et je compris à l'instant où je croisais son regard qu'il était inutile de chercher à rétablir la vérité. Le mensonge serait toujours plus crédible. D'une voix mourante, je répondis :

- Désolée de ne pas te l'avoir avoué.

- Il ne me plaît pas, fit-il, soucieux. Es-tu sûre de vouloir le revoir ? J'ai plus eu l'impression que tu étais perturbée qu'heureuse en le revoyant.

- Je ne veux plus le voir, fis-je d'une voix paniquée. Plus jamais. Empêche-le. Je t'en prie.

- Eh, ne t'inquiète pas, murmura-t-il. Plus jamais ce grossier personnage ne viendra te tourmenter. Mais, Aislinn...

Je le regardai d'un air interrogateur, la peur encore tapie au fond de mes grands yeux bleus.

- Ne me mens plus jamais, s'il te plaît. Pas sur ça.

Ce fut lorsque nous sortîmes du restaurant que je pris le temps de regarder le papier qu'il avait glissé dans ma main, bien que très tentée de le jeter à la poubelle sans y jeter un œil. Je me figeai un instant en déchiffrant son écriture. Me mordant la lèvre, je jetai un coup d'œil à mon mari, tellement persuadé que je ne reverrais plus ce rival.

J'avais demandé à ce qu'il ne vienne plus à moi, je n'avais pas dit que je n'irais pas à lui. Cette nuance arracha ma décision et je maudis ma faiblesse tout le temps que je mis à atteindre le toit. Sa silhouette dans l'obscurité me donnait envie de surgir dans son dos pour lui arracher le cœur sans même qu'il comprenne d'où l'attaque venait.

- Que voulez-vous ?

Il n'y avait rien qui me garantissait qu'elle viendrait. J'avais laissé le papier, je lui avais demandé de me rejoindre, mais elle pouvait aussi bien décider de s'échapper. Peu importait. Pour ma part, j'étais là à l'attendre, alors que tous les autres seraient frigorifiés depuis un long moment. Je regardais la ville illuminée, les grands bâtiments qui n'existaient pas quelques années plus tôt, qui seraient détruits avant même que je ne m'en aperçoive. Il y avait longtemps que je n'étais pas venu à Londres, c'était vrai. J'avais été attiré...et justement récompensé par la présence d'Aislinn ici. Elle avait assez joué avec moi. Si je ne pouvais l'avoir, alors personne ne l'aurait ! Et surtout pas un humain, un simple humain laid et prétentieux au possible.

J'attendais donc que ne sonne minuit. Big Ben se tenait devant moi, tel un vieil ami qui aurait eu envie de m'épauler. Je souriais doucement. Il y avait longtemps que je ne m'étais senti aussi léger, aussi heureux, mais il y avait longtemps que je n'avais pas été aussi près du but. Je l'avais retrouvée, elle était à portée de mains. Et j'avais l'intime conviction que la démone ne me ferait pas faux bond ce soir, quoiqu'elle dise de moi. Elle n'était pas plus forte que moi. Elle avait besoin de moi. Alors j'allais la garder près de moi, et elle viendrait d'elle-même me trouver. Son corps ne pouvait pas résister.

Comme pour me donner raison, elle apparut soudainement, la haine dans la voix, mais je souriais toujours autant. Perdu. Maintenant que je te tenais, que je savais que tu ne pouvais me résister, que pouvais-je décider de te faire, ma douce Aislinn ? Il était certain, par ailleurs, qu'elle avait gaffé. Parler à son mari alors que j'étais toujours dans les parages, me donnant plein d'informations qui paraissaient anodines mais qui me faisaient rire en silence. Je me tournai vers elle, mains dans les poches, l'air toujours aussi joyeux. J'avais gagné. Et mon prix, c'était elle. Je m'approchai lentement, laissant la lune m'éclairer, même si je la voyais très bien.

- Je suis vexé, Aislinn.

Le tout était dit de manière trop dynamique pour que cela ne crée pas un contraste étonnant. J'ignorais déliberemment sa demande. Ce que je voulais ? Mais toi, pardi, petite idiote. Il n'était pas sorcier de le deviner. Je préfèrais jouer avec toi...voir jusqu'à quel moment je pouvais m'amuser avant que l'un de nous cède. Je voulais qu'elle cède.

- Ainsi donc tu penses qu'un humain peut me tenir loin de toi ? Quelle insulte !

Mais je souriais toujours. La soirée était jeune, la soirée était belle.

Je le regardais. Il souriait, béatement, semblait stupidement et outrageusement heureux. Comment osait-il être heureux ? Comment prétendait-il m'aimer alors qu'il ne provoquait que souffrances en moi ? A vrai dire, je ne savais pas très bien ce qui nous liait. Ce ne pouvait être de l'amour. Ce n'était pas cela, de l'amour. Il existait forcément de l'affection, dans de l'amour, non ? Et je n'affectionnais pas Innocencio, oh non, bien loin de là. C'était plus comme... une obsession. Pas vraiment un coup de foudre. Non, une obsession. Il m'obsédait. Je voulais le connaître et l'avoir à moi plus que je ne désirais le tuer, il fallait que je sois obsédée pour exiger quelque chose de plus fort que la mort du meurtrier de mes enfants. Pourquoi ? Pourquoi était-ce tombée sur lui, parmi les millions d'hommes vivants sur terre, en enfer et au ciel ? Pourquoi ne m'étais-je pas plutôt attachée de la sorte à... à Laurys, par exemple ? Lui ne m'aurait jamais tourmentée ainsi. Même Gabriel Divinia aurait été moins cruel. Sans doute parce que la Main de Dieu, elle, n'aurait pas seulement daigné me jeter un regard, mis à part pour m'arracher le cœur. Ce qui aurait été beaucoup plus agréable que ce que me faisait subir son comparse.

- Vous n'en avez pas l'air, pourtant.

Non ; il semblait terriblement heureux de son petit esclandre, d'une manière éhontément déplacée. Seulement j'avais compris qu'il se moquait éperdument de la honte et des apparences. Mon contraire, en somme, moi qui ne jouais que sur cela depuis si longtemps. J'avais besoin de savoir les choses cadrées, correctes, claires. Il arrivait comme un chien dans un jeu de quilles et faussait toute ma partie.

Je me tendis à ses paroles. Il m'avait entendue, bien sûr, trop paniquée, j'avais parlé sans réfléchir et surtout sans même vérifier s'il était encore à portée de voix. Stupide. Mais Stephan est en sécurité pour la simple et bonne raison que tant qu'Innocencio n'aura pas trouvé de parade à mon refus catégorique, il n'osera pas y toucher.

Il faut absolument que je l'éveille. Plus le temps passe et plus il m'en convainc. Le plus tôt sera le mieux - et ainsi, je pourrai ne pas trop en vouloir à Innocencio si jamais un jour il le... Je secoue intérieurement la tête. Si je me mets à penser de cette manière, il pourra faire ce qu'il voudra, je lui pardonnerai toujours.

- Cessez de me tutoyer. Nous ne sommes plus attablés à faire semblant d'être des amis d'enfance. Par ailleurs...

Je le regarde, offusquée, avec toute la dignité froidement blessée d'une reine, un peu puérile au demeurant dans la situation actuelle puisqu'il se moque éperdument de mes attitudes. Je ne l'impressionne pas alors qu'il est le seul que je voudrais pouvoir faire taire d'un geste.

- Au prochain mensonge de ce genre qui sortira de votre bouche, je vous arracherai le cœur. Comment pouvez-vous être autant sans gêne ?

La question était presque sincère, le ton incrédule. Je ne pouvais concevoir une telle impolitesse, encore moins en être capable. Cela me fascinait, d'un certain côté.

Piégée, perdue. Ah, les femmes et leur orgueil ! Pauvre petite Aislinn, la voilà bien mal prise. Un mari qu'elle n'aimait pas, un ange qu'elle détestait. Toutes ces souffrances pourquoi ? Pour garder sa dignité. Elle était comme toutes les autres, qui se voulaient des machines sans émotions, mais qui en ressentaient tellement que leurs yeux les trahissaient un jour ou l'autre. Mon Aislinn, ma beauté. Si elle avait su à quel point je ne lui aurais pas fait de mal. Jamais, non. Elle n'avait qu'une nuit à m'offrir, une simple nuit et je promettais de disparaître de sa vie à tout jamais. N'était-ce pas ce qu'elle voulait ? Me voir partir une fois pour toute, que le bourreau qui lui avait arraché le coeur - qu'elle avait encore bien saignant, au demeurant - ne refasse plus jamais surface. Mais je souriais toujours. Rien ne pouvait m'ébranler, je voyais clair dans son jeu. Elle n'aimait pas son mari, la seule chose qui la retenait de lui donner la mort était son arrogance.

- Certes, mais nous ne sommes pas des inconnus. Même si j'aime t'entendre me manifester autant de respect, je t'autorise à me tutoyer, et je me donne cette même autorisation en ce qui te concerne.

Encore une petite chose pour l'énerver. Que recherchais-je, au juste ? Son explosion. Qu'elle libère enfin toutes ses émotions et lorsqu'elle ne serait plus capable de s'en cacher, elle livrerait son coeur au creux de mes mains. Je serais là pour le recueillir, l'observer, le chérir un moment et le détruire, comme un enfant avec un nouveau jouet. L'attrait de la nouveauté passé, je savais bien que la démone perdrait de son intérêt. Il était de toute façon impensable que je ne m'attache à une de mes ennemies. Je désirais son corps, pas son âme. Du moins je l'espérais pour ma santé mentale.

Je m'approchai d'elle. Lentement, comme la panthère qui a repéré sa proie. Je n'arrivais pas à douter de moi. J'étais calme...et étrangement agité à la fois. Ce soir, j'allais l'obtenir. Je le savais. Ses cheveux s'emmèleraient à mes doigts et nos souffles se joindraient dans une magnifique harmonie. Après, elle pourrait bien rejoindre son Stephan et en faire ce qu'elle voulait. Mon envie serait passée.

- Je suis un Ange, Ainslinn.

Je m'arrêtai face à elle, légèrement penché. Je plongeai mes yeux dans les siens et la regardai longuement. Puis, j'éclatai de rire. La situation était ridicule. À quoi s'attendait-elle ? Je la voulais, je lui avais dit que je ferais n'importe quoi pour l'avoir, elle, et je tiendrais cette promesse.

- Je suis un Ange et toi tu crois encore aux licornes, ma pauvre Aislinn.

- Je n'ai pas besoin de votre autorisation puisque je n'ai nulle envie de vous tutoyer ! Et ce n'est pas une marque de respect venant de ma part. C'est uniquement à fin de vous empêcher d'imaginer un quelconque rapprochement.

Et à quoi bon ? Nous savions tous les deux ce qu'il en était et il était ridicule de ma part de mentir. Il savait ce que je pensais, je savais qu'il le savait, nous voulions être ensemble, désir affolant, dévorant, qui nous poursuivait depuis sept cents ans. Seulement la différence entre lui et moi était que j'avais bien l'intention d'y résister. Parce qu'il était Séraphin quand j'étais Princesse des Ténèbres. Parce qu'il avait assassiné mes enfants, la chair de ma chair, à qui je tenais plus que ma propre vie. Et aussi, quelque peu puérilement, parce qu'il le voulait et qu'il était hors de question que je satisfasse le moindre de ses désirs. Je le haïssais de me faire retrouver tous mes mauvais travers.

Je me raidis alors qu'il me rappelait notre animosité première. Je me laissais aller. Je n'aurais pas dû vouloir le détruire parce qu'il avait détruit ma famille, ou parce que je ne voulais pas lui céder, j'aurais dû le détruire parce qu'il était Séraphin. Comme une brave Princesse des Ténèbres obéissant bravement à Satan. Je devais au moins ça au père de mes enfants ! Cet homme était cruel et avait volé des milliers de vie. Il était menteur, joueur, alcoolique, tellement pathétique quelque part. Mais ne l'étais-je pas encore plus que lui à tenter de résister alors que nous savions tous deux que je coulais lentement vers le fond ? Le problème n'était pas que j'avais du mal à résister. Le problème était qu'il insistait tellement que j'avais bien du mal à lui opposer des arguments valables. Curieusement, plus je répétais mon assertion habituelle et plus elle perdait de sa force. Et je le soupçonnais de le savoir depuis bien avant longtemps que ça se produirait, ou il n'aurait pas insisté ainsi.

Ou alors, il était vraiment aveugle et ne comprenait vraiment pas ma haine.

- Tais-toi ! m'écriai-je d'une voix stridente.

Tutoiement. Je me maudis intérieurement. Son rire m'avait horriblement crispée.

- Tu as attendu sept siècles avant de t'accrocher comme une bernique à moi. Tu ne m'as pas recherchée, tu ne t'es pas langui de moi, tu t'es contenté de te noyer dans l'alcool de façon totalement ridicule et je suis sûre que les bras des femmes étaient là aussi pour te consoler de ton prétendu chagrin. Tu as déjà oublié à quel point tu semblais désespéré lorsque je t'ai trouvé à ce bar ? Et maintenant que tu penses m'avoir à ma merci, tu prends de l'assurance, tu essayes d'écraser la mienne et de m'avoir à ta botte. Mais, pauvre idiot ! tu ne serais rien sans moi ! Rien, tu entends ? RIEN !

Je crois que c'était la première fois en sept cents années que je piquais une telle crise de nerfs.

Pour ma part, je trouvais que de vouvoyer un ennemi ne faisait pas très sérieux. La peur, le respect, l'inconnu : voilà les seules raisons pour lesquelles on pouvait refuser d'être familier. Même si elle ne l'avouait pas, je savais qu'elle refusait de poser ce geste tout simple parce que cela revenait à dire qu'elle me connaissait. Que nous n'étions pas deux étrangers que le destin avait réunis dans ce restaurant. Par ce tutoiement elle avouait qu'elle me connaissait, qu'elle ne me craignait pas, qu'elle ne me respectait pas. Elle avouait la haine qu'elle me crachait au visage en torrents fébriles. Elle avouait qu'elle n'était pas insensible.

Et je ne pouvais pas m'empêcher de sourire, de jouer avec elle. J'avais envie de la toucher. De sentir ses mèches sauvages s'enrouler autour de mes doigts, d'entendre son souffle sacadé contre mon oreille. Pour l'instant, je n'avais pour me rassasier que des souffles enragés, semblables au feulement de la lionne qu'elle était. Des regards plus noirs que l'encre qui s'était versée sur le fil de notre toile des Parques. Une cire chaude qui me brûlait le coeur, sournoisement - et c'était si bon. Elle implosait sous mes yeux, se révélait enfin comme Aislinn, la magnifique héritière que j'avais vue, qui m'avait coupé le souffle. Elle était la femme que je n'avais pu me résoudre à tuer. Ma faiblesse. Ma honte.

Une furie à admirer sans s'arrêter.

Entre mes rires et mes piques, mes vérités et mes mensonges, elle se retrouvait. Tout ceci n'était qu'une danse, douce Aislinn. À défaut de pouvoir poser mes mains contre tes hanches et de t'entraîner sur ma musique, mon obscure mélodie, mes mots te guidaient. Et tu dansais si bien, mon Aislinn, et la colère allait si bien à tes iris, et le rouge te faisait ressembler à une déesse. Et ton explosion de fureur était magnifique.

Ça y était.

- Pourquoi t'aurais-je cherchée ? Je t'ai crue morte. J'étais convaincu que la vie t'avait quittée. Allons, Aislinn ! Combien des nôtres passent ce cap, le sais-tu seulement ? Je voulais te croire faible, je souhaitais que tu te sois retiré la vie ! Je n'aurais jamais avoué ma propre damnation, je ne voulais pas te revoir ! Et si ces yeux provoquaient la pire des folies ? Et si cette fois je ne pouvais plus repartir ? Pire encore, douce démone, s'il se révélait que tu ne m'éveillais plus comme autrefois, et que mon obsession ne signifie plus rien ?

Mon sourire s'était effacé, l'obsidienne de mes yeux ne la quittait plus, menaçant, autant que ses propres yeux glacés. Mes ailes dévoilées sans même que j'y pense. Un réflexe de domination, d'intimidation. Je crachais presque mes mots.

- Tu aimes tellement croire que tu me détestes, jolie créature ! Pourtant la seule idée de me posséder te fait frissonner ! Tu jouis de ce contrôle que tu possèdes, de la situation toute entière ! Tu m'aimes, Aislinn! D'un amour meurtrier, infâme, d'une passion destructrice, mais tu ne peux nier ! Tu.ne.me.détestes.pas. Et ça, ça fait plus mal que tout le reste.

J'étais comme fou. L'obscurité des anges m'enveloppait entièrement. Il n'y avait rien d'humain en moi. Aislinn était mon jouet, mon obsession. Je la voulais, elle ne pouvait pas se refuser. Mes doigts se refermèrent autour de son poignet, véritables crochets.

- Tu m'as privé trop longtemps de la joie de vivre, garce ! Tu m'as volé le pillage, le meurtre, tu m'as volé mes rêves doux. Tu m'as volé mes souvenirs, tu as fait de moi une ombre qui ne se satisfait jamais. Chaque femme qui passait près de moi m'ennuyait. Tu m'as volé ma vie et mon âme. Tu dois me les rendre. Tu n'as pas le choix.

J'étais prêt à la tuer pour qu'elle soit mienne, seulement mienne.

Il semblait que plus je criais et plus il se gonflait de bonheur. Je pouvais sentir sa satisfaction tellement intense qu'elle en devenait palpable. C'était atroce. Il m'avait menée exactement où il le désirait, il avait brisé la carapace que j'avais eu tant de mal à construire et à maintenir. Alors que j'avais presque achevé de la rendre invincible et imprenable, il arrivait et gâchait tout, brisait tout, sillon de destruction sur son passage, comme cela avait toujours été. Je le haïssais, Dieu que je le haïssais !

- Moi, faible ? Moi ? Et toi, aurais-tu pu vraiment être attiré par une femme faible ? Et croyais-tu vraiment qu'une telle obsession pouvait s'éteindre et ne rien signifier ? Tu es un imbécile, Innocencio Homes. Et tu me vexes aussi en croyant qu'une passion née pour moi peut disparaître ainsi sans raison.

Mon orgueil rugissait au creux de ma poitrine, hurlant de protestation face à ses paroles.

- Tais-toi, tais-toi, tais-toi ! hurlai-je en résistant furieusement à une envie violente et puérile de plaquer mes paumes sur mes oreilles. Je ne t'aime pas ! Je ne t'ai jamais aimé ! Tu as tué mes enfants ! Tu as tué les êtres que j'aimais plus que tout au monde, plus que ma propre vie, plus que Satan lui-même ! Je te hais, je te hais, je te hais ! Comment pourrais-je faire autre chose que te haïr ? Même si je le voulais, je n'aurais pas le choix ! Tu es un Séraphin, cruel et sans-cœur, assassin de milliers d'âmes, l'un des meilleurs généraux de ton maudit Dieu !

Les larmes ruisselaient sur mon visage sans que je m'en rende compte et je poussai un cri de terreur lorsque ses griffes se refermèrent sur mon poignet.

- Je suis contente de t'avoir pris ça ! crachai-je. Tu n'as pas idée à quel point j'en suis heureuse ! Au moins aurai-je contribué à sauver des vies en t'empêchant de les prendre ! Et jamais, jamais tu ne m'auras, Séraphin, à moins que je sois morte et que tu ne décides de t'amuser avec mon cadavre !

Sa poigne me brûlait mais il était trop fort pour moi. Folle de rage, ma main gauche se précipita contre son torse, déchirant maladroitement ses vêtements, ruinant un costume coûtant certainement une année de salaire moyen, dévoilant son torse d'albâtre qui se teinta bientôt de rouge alors que de profondes blessures le griffaient au niveau du cœur. J'aurais pu le lui arracher sans difficulté. Il aurait suffi que ma main soit un peu plus ferme, mes ongles un peu plus agressifs, mais surtout ma volonté plus appuyée.

Je ne pouvais pas le faire.

J'étais incapable de le tuer.

Incapable de venger mes enfants chéris à cause d'un obscur désir bassement humain que je ne comprenais même pas. Je m'effondrai au sol, à moitié seulement, retenue par sa main qui me fit tomber contre lui, sanglotant éperdument. Je n'avais sans doute jamais eu l'air aussi pathétique alors que les larmes ravageait mon visage, que mes cheveux s'ébouriffaient sous le vent du toit et mes gestes sans sens, contre un homme que je venais vainement de tenter d'assassiner.

- Je te hais, répétai-je dans un souffle à peine audible.

- Orgueil, soufflais-je dans un souffle heureux.

Je gagnais. Que voulait-elle prouver, à montrer que j’étais plus faible qu’elle ? Mon dieu, le seul fait qu’elle avoue que je ne pouvais me délier prouvait qu’elle aimait cette attirance, qu’elle en jouait. Peut-être que cela serait fatal, mais elle n’avait pas envie que je la laisse. Amusé ? Toujours.

- Tu veux quelqu’un qui te ressemble, Aislinn. De fort, de puissant. Tu as trop de haine en toi pour être capable d’aimer normalement. Tu ne vis que par la destruction, tu te punis constamment de ne pas avoir sauvé tes enfants. Mais, ma mie, tu n’aurais rien pu faire pour eux. Parce que j’étais plus fort que toi. Que lui. Parce que je le suis toujours, probablement. Faiblesse démoniaque, ah ! Si la vie t’intéresse Aislinn, la vraie vie, je suis là, à portée de main. Mais ne nie jamais que tu m’aimes. Je ne te le permets pas.

Malgré le fait que je broyais complètement son poignet pour la maintenir, je voulais croire qu’elle ne me résistait pas. Maudit fou, mais je l’aimais, je la voulais tellement…Était-ce de l’amour ? J’aurais été bien en peine de le dire. En tout les cas, je ne voulais plus jamais la voir aux bras d’un autre homme. Elle n’avait pas le droit de me fausser compagnie, pas le droit de me laisser tomber. Elle m’avait tout pris, je lui avais tout pris…nous étions les seuls vestiges d’une vie dont on ne pouvait se détacher. Il n’y avait qu’avec moi qu’elle pouvait revivre ses émotions, qu’avec moi qu’elle pouvait vivre.

Je m’apprêtais à essuyer doucement les larmes qui coulaient sur ses joues, mais elle ne me laissa pas le temps. Ah, lionne, voilà comme je l’aimais, blessante, blessée. Aurais-je pu l’arrêter ? Sans doute, mais la douleur était tellement plus précieuse que tout le reste. Ses ongles qui rougissaient ma peau, sa puissance. Allez, Aislinn, tue-moi si tu le veux vraiment. J’étais là, l’âme aussi nue qu’au premier jour, soumis à ses volontés. Elle blessait, mais pas mortellement, une couleuvre sans venin.

Elle ne pouvait pas m’arracher le cœur, je n’en avais pas.

Mon rire faisait écho à ses pleurs, mais il se fana bien vite. Mes bras préféraient se refermer autour d’elle, la bercer doucement comme on berce une enfant. Elle était brisée, il n’y avait plus rien d’attirant à jouer avec elle. Absolument plus rien…alors pourquoi restais-je là, sous les étoiles, à consoler vainement un cœur que j’avais pris tous les soins de briser ? Lentement, mon pouce vint essuyer les larmes salées qui descendaient en sillons sur ses jours. Mais rien de plus, jamais rien de plus. Que Dieu m’en garde.

Je l'aimais. Je le haïssais. Je le désirais. Je voulais sa mort. J'étais déchirée, et j'étais effondrée. Ecroulée. Sept cents ans à vivre loin de ces yeux d'encre qui m'avaient littéralement hypnotisée, clouée alors que le cadavre de mes enfants gisaient - et je ne m'étais pas précipitée, ni pour les venger ni pour les prendre dans mes bras. J'étais restée là, stupide, éblouie, fascinée telle la souris face aux crocs du serpent, noyée dans ces lacs sombres. J'étais en train de revivre cette nuit infernale alors qu'il déchaînait mes émotions, des émotions que j'avais refoulées depuis sept siècles. Je le haïssais, oui vraiment je le haïssais de toutes mes forces que je découvrais bien maigres. Petite joueuse, Aislinn, tu n'es qu'une goutte finalement parmi l'océan d'immortels qui t'entoure, une goutte ballottée par des courants que tu ne comprends même pas.

- Je ne peux plus vivre, soufflai-je.

Je ne réalisais pas que j'étais plaquée contre son torse, son sang abhorré de Séraphin tachant ma joue blanche comme neige de même que cet amour tordu et contre-nature tachait mes résolutions de vengeance.

- C'est toi qui as semé la destruction en moi.

Je ne réalisais pas l'extinction de son rire moqueur, ses gestes brusquement devenus tendres alors qu'il essuyait délicatement les larmes de mon visage déformé par la douleur et la détestation de moi-même.

- C'est toi qui m'a aimée le premier.

Sans cela, tu ne te serais pas arrêté. Tu m'aurais tuée. Et cette étrange flamme brûlant dans ton regard noir ne m'aurait pas vidée de mon âme.

Quelle sorte d'horrible personne j'étais ? Mon sang coulait sur le corps de la femme que je désirais. Des années durant, elle avait voulu voir l'entité rouge se séparer de moi, mais il était trop tard. Elle aurait pu me tuer ce soir, réellement, mais elle s'était arrêtée. Jamais plus je ne lui serais si ouvert, si faible. Elle avait raté sa chance, prouvé qu'elle n'avait pas envie de me voir mort. Pas encore, en tous les cas.

- Tu peux dormir en paix Aislinn, je ne te ferai pas de mal. Pas ce soir, peut-être jamais. Dors petite démone, prétendons que nous sommes seulement des humains. Enterre ton immortalité, tu la retrouveras bien assez vite, d'ici là, prends ma main et fait comme si tu pouvais sentir un coeur qui t'était semblable, qui battrait au même rythme. Je ne regretterai jamais la mort de ton compagnon, douce fée, ni celle de tes enfants, puisqu'ils n'étaient pas les miens. Aime-moi quand tu le pourras, j'attendrai, j'attendrai de savoir si ce matin-là encore tu peux me supporter. Mais je n'aurai jamais de regrets, car la graine de haine que j'ai planté dans ton coeur est de celle qui font les plus belles fleurs.

Je la serrai encore plus contre moi, posant mes lèvres sur son front blanc. Je n'avais pas envie d'elle, en ce moment. Aucunement. Je ne la consolais pas pour mieux la prendre dans mes filets, c'était autre chose. De plus grand, de plus agréable. Un coeur qui se dégelait doucement, pour un soir seulement. J'étais...étrangement euphorique, toujours moqueur cela dit. Je nierais formellement ces paroles si jamais elle les répétait. J'étais un Séraphin après tout, un Lieutenant de Dieu en personne. Étrangement, ses paroles à elle, papillon de la nuit, n'attisaient que le rire en moi. Un rire cruel, sardonique, mais joyeux aussi.

- Mais bien entendu que je t'ai aimée le premier, petite démone, puisque de nous deux c'est moi le plus intelligent.

Je ne l'avais pas souvent pensé, mais cette nuit c'était vrai. Cette nuit, je me pardonnais l'erreur et me donnait droit à l'échec. Il serait toujours temps de glisser la main sous sa poitrine demain, le soleil éclairerait surement mes idées. Mais pas maintenant, maintenant, tout allait pour le mieux.

Je t'aime.

- Tu avais peut-être raison. Le vin ne me réussit définitivement pas.

Faiblesse avouée. De son côté comme du mien. J'aurais pu le tuer, lui arracher le coeur et l'écraser entre mes mains serrées. J'aurais pris un plaisir tellement pervers et immense à le regarder palpiter et s'affoler au creux de mes paumes, j'aurais tellement aimé pouvoir contempler de moi-même la pierre qui en imprégnait les veines et l'émietter méthoodiquement, morceau par morceau, tandis que son propriétaire gisait sur le sol avec un trou au milieu de la poitrine ! Et après, peut-être que je lui aurais remis ce que j'en aurais laissé à sa place. Et après, je me serais penchée, aurais embrassé ses lèvres si douces et cruelles, aurais regardé ses yeux vitreux dont la profonde vilenie aurait été effacé, et je lui aurais chuchoté à l'oreille, sans qu'il ne puisse m'entendre désormais de là où il était : « Tu vois, toi aussi, tu as un coeur. »

Et après, seulement après, j'aurais pleuré. Oh oui, ç'aurait été tellement bon de faire cela.

Je n'avais pas pu. Et lui, maintenant qu'il m'avait brisée, ne savait profiter de son oeuvre, me prenait entre ses bras pour me bercer, tentait de me consoler. Qu'étions-nous devenus ? Où allions-nous ? Je ne savais plus rien. Tout ce que je savais, c'est que je le haïssais, réellement, au plus profond de mon coeur, mais que je l'aimais aussi, d'une manière que je ne pouvais pas contourner ni ignorer. Et c'était le pire supplice que j'eusse jamais connu.

- Ah vraiment ? Crois-tu qu'aimer son ennemi mortel soit intelligent ?

Non. C'était même la chose la plus stupide et blessante que l'on pouvait faire.

- Le vin ne réussit à personne, et surtout pas à un imbécile de Séraphin tel que toi.

Je poussai un long soupir.

- Laisse-moi maintenant.

Ce n'était pas un ordre, mais la demande était trop impérieuse pour qu'il passe outre. J'avais une manière de parler qui faisait que mon interlocuteur savait toujours quand il valait mieux m'obéir. Cependant, l'ange n'en avait jamais tenu compte auparavant, aussi ne pus-je m'empêcher d'être surprise lorsque son étreinte se desserra autour de moi, surprise qui me fit me mordre la lèvre. Elle signifiait que je m'étais déjà habituée à son irrespect et c'était quelque chose qui ne me plaisait pas du tout.

- Tu n’es pas mon ennemie, Aislinn. Peu importe ce que tu en diras, ton cœur est celui d’un ange. Tu es perfide et tu enfermes trop de douleur pour encore souhaiter du bien à ce monde. Si tu le pouvais, tu ferais de cet univers une désolation complète pour le punir de t’avoir tout enlevé. Tu es cruelle et tes désirs sont malsains. Seules tes ailes te trahissent encore.

Ça m’amusait, quelque part. Elle pouvait bien prétendre que j’étais un imbécile, je savais bien qu’elle avait un avis un peu plus élaboré que ça. C’était juste plus facile de prétendre que j’étais un idiot obsédé et qu’elle était prise au piège là-dedans. Mais ses paroles la trahissaient. Aimer le premier. Cela supposait qu’il y avait un deuxième. À savoir, elle, évidemment. Toutes les insultes du monde ne parviendraient pas à effacer ces simples paroles. Peu m’importait qu’elle revienne vers moi demain ou dans dix ans. Elle le ferait. Elle le ferait c’était évident. Ses yeux me le criaient. Je gagnais toujours. Aislinn était à moi.

Enfin, maintenant qu’elle m’obéissait, je pouvais lui laisser un peu plus de liberté. Elle voyait que je la dominais, elle pouvait maintenant voir que j’étais prêt à la respecter, du moment qu’elle revenait vers moi. Je laissai l’étreinte s’éteindre, m’éloignai d’elle. J’étais peut-être un Séraphin, mais j’étais également capable de compassion. Aislinn me ferait d’autant plus confiance si je lui donnais des raisons de m’apprécier, ne serait-ce qu’un minimum. Oh certes, je ne doutais pas qu’elle ait autant envie de rester dans mes bras que de m’arracher tous les poils du corps un par un, mais c’était vraiment un détail. Nous ne pouvions pas être en harmonie complète, d’ailleurs je ne le souhaitais pas. C’était un fantasme qui devait devenir réalité, mais après…elle redeviendrait un démon quelconque, probablement. Inutile de s’attacher à un chat qu’on allait noyer.

Mes ailes s’ouvrirent en large. Il faisait assez noir pour qu’on ne les voie pas réellement. Ou au pire, on croirait qu’un Batman était présent dans le coin. Je souris doucement à Aislinn.

- Tu sais où me trouver.