Innocencio Homes

Du haut de son mètre quatre-vingt, des yeux bruns si foncés qu’ils en paraissent noirs vous regardent sans réelle émotion. Son visage est pâle de n’avoir presque jamais rencontré le soleil, sa bouche est tordue dans un drôle de rictus qui suffit à convaincre que l’homme n’a que très rarement eu l’occasion de sourire. La fatigue tire ses traits, les petites veines qui infiltrent son regard montré qu’il n’a pas passé la nuit à dormir paisiblement, mais sous ces signes de maltraitance envers son propre corps, on devine un grand soin. Ses cheveux, bien que potentiellement sales, sont peignés avec élégance sur le côté. Il n’est pas question qu’une seule mèche ne s’échappe, même si la plupart des gens s’entendent pour dire que cela lui donnerait un air plus décontracté.

Comme s’il l’était.

Il ressemble à un homme d’affaires lugubres, peut-être même à un embaumeur. Ses habits sont toujours du même noir sombre, ses traits toujours aussi fermés. Son manteau noir est ouvert, son chapeau traîne négligemment dans ses mains. Le parfait gentlemen des années 1800. En fait, il serait d’une beauté presque infernale si ses yeux n’étaient pas aussi éteints. Si ses joues ne se creusaient pas sous une moue cruelle, sans pitié.

De fait, la seule chose qui ne concorde pas avec son élégance froide, c'est la cicatrice qui barre son avant-bras, souvenir d'une bataille longuement regrettée, il faut le dire.

Hautain. Son regard balaie sans s’arrêter, blesse les quelques humains qui aimeraient tant s’approprier cet homme pour une conversation, pour une seule nuit. Il ne fait pas attention. Comme si ces faibles pouvaient l’intéresser, lui, l’Archange. Bien entendu, parfois, lorsqu’il a des envies qu’il ne peut contrôler, il cherche. Il ne prend que le meilleur, que la crème de la crème. Il lui faut quelqu’un qui est à son image : intelligent mais avec un physique ravageur. Il ne se contenterait pas de quelqu’un de proprement imparfait. C’est son droit d’ange, après tout.

Cruel. Il prend sans jamais donner. Il torture, blesse, joue comme il le veut et repose ce qu’il reste sans jamais se soucier des conséquences. Jamais un regard en arrière, jamais une bonne parole. Il se sert du sarcasme comme carapace, du sourire distordu comme sa plus belle arme. Comme s’ils pouvaient résister face à cette créature. Il le sait. Et il aime tant briser.

Autodestructeur. Il ne se pardonne pas vraiment, une seule action pourtant. Aucun regret, jamais, en ce qui concerne les centaines de vies qu’il a pris et continue de prendre, les âmes qu’il déchire sans davantage sans soucier. Mais elle, elle et ses cris, il n’a pas pu l’oublier. Seul l’alcool et la drogue le peuvent. Mais après tout, il y a des choses qui nous poursuivent toujours.

Civilisé. Son élégance vestimentaire reflète son état d’esprit. Pour ceux qui réussissent à attirer son attention, il est d’une conversation sans pareille, d’un charme sans égal. Il faut toutefois se rappeler que le feu brûle toujours. L’intelligence, le côté calculateur, sa prudence et son respect profond ne sont que la tapisserie sur le mur pourri. Il est matière sombre, il est mauvais. Il consume et laisse les cendres noircir son chemin. Il le mérite.

Il ne se souvenait pas. Sa mémoire était un bloc noir contre lequel il se heurtait inlassablement. Il y avait des gardiens armés qui entouraient la muraille, des hommes qui le regardaient en souriant négligemment. Le plus difficile, c’était d’admettre que ces hommes qui l’empêchaient d’entrer, c’étaient des représentations de lui-même à divers âges. Il ne pouvait plus voir !

Oh, bien entendu, il y avait des choses qui ne s’oubliaient pas. Il se souvenait avec perfection du vent du nord qui frappait inlassablement le domaine de son père. Les craquements et les sifflements que ça produisait donnaient l’impression que le château était hanté. Peut-être l’était-il, même. Il avait toujours préféré ne pas se le demander. Il savait que le vent, loin de ne faire trembler que les murs, le gelait chaque fois un peu plus. Ses lèvres bleues, son corps gelé, il n’y avait que son corps qui quémandait un peu de chaleur, qu’il n’obtenait jamais. C’est peut-être la raison pour laquelle, malgré tous ses efforts, il ne peut pas se rappeler le visage de son père, ni celui de sa mère. Perdu, avec son château et tous les souvenirs qui l’accompagnaient. Il se souvient de beaucoup de choses…mais pas de ce dont il pourrait sourire. Le sang et son odeur, la mare rouge qui coulait sur le sol du salon lorsqu’on avait assassiné sa mère, ça il le voyait très bien. Ses caresses, la ballade qu’elle lui chantait ? Impossible.

Il sait qu’il a été entraîné pour la guerre, c’est évident. L’héritier de toutes les tribus nordiques ne pouvait pas être un faible, après tout. Par contre, il ne pourrait s’aventurer à conter comment il est devenu un Ange. Ça, c’est le mystère le plus total. Évidemment qu’un autre ange l’a bénit, évidemment qu’il lui faisait confiance. Mais qui ? Un ami, quelqu’un de la famille ? Tous ces visages qui se mélangent, qui sont tellement identiques. Rien pour l’aider. Ah, mais les gens sont tellement prévisibles. Ils se ressemblent tous, il n’y en a pas un pour racheter le suivant. C’est peut-être pour ça qu’il ne voit rien. On ne l’a pas marqué suffisamment pour ça.
Enfin, peut-être que la transformation ne pouvait pas mieux tomber. Après avoir bénit les 100 premiers soldats de son armée qu’il a rencontré – tâche plutôt facile, lorsque vous êtes leur chef. Ils vous font naturellement confiance – la vie continua pour lui. Peut-être même de façon plus ludique, puisque c’était dans sa nature de tuer. Il conquit tout l’hémisphère nord. Fit tomber tous les plus grands, d’Hollande jusqu’à l’entrée de l’Asie. La Russie, la Sibérie… et l’Islande.

Le Boucher de l’Hiver. Voilà un beau nom qu’il s’était donné ! Et puis arriva le jour où il le regretta. C’était une des dernières dynasties qu’il allait faire tomber. L’homme était déjà mort à ses pieds, les enfants également. Ne restait que la femme, avec laquelle il voulait prendre un peu de plaisir avant de lui faire subir le même sort. Il savait bien qu’ils étaient des démons, mais après tout rien n’interdisait de torturer l’ennemi avant de l’envoyer valser ! Seulement, alors qu’il plongeait ses yeux dans les siens, il ne put plus rien faire. Elle était hypnotisant. Elle le possédait tout entier. Il en aurait même crié. Et il était parti, en la laissant là. Mauvaise idée.
Et sa maudite mémoire avait occulté tout le reste. Il ne se souvenait de rien ! Pas de sa vie antérieure, pas de sa vie maintenant. Elle était la seule constante de son esprit, la seule chose qui semblait relier tout le reste. Il la maudissait.

Sa vie était une fête éternelle. Chaque jour, il était un peu plus dans les vapes. Il dévorait une âme et la noyait sous des tonnes d’alcool. La drogue le faisait plonger dans des abysses de noirceurs peu communes. Il en riait. Il était ivre de la vie. Ça, ça le rendait un peu plus réel. Quand tout lui semblait si faux, il fallait bien qu’il saigne pour se rappeler qu’il était encore là.

Il ne se passait pas une nuit où il ne rêvait pas de ses yeux furieux qui rencontraient les siens, bleus, semblables à la glace, et de ses lèvres douces, pulpeuses…